Éditions Édouard Garand (p. 59-64).

XII

L’ENTREVUE


Valmont était décidé. À la fin, il croyait, autant que Bertachou, que la jolie veuve avait voulu le faire tuer pour venger la mort de son mari. Mais il avait un doute tout de même, et c’est ce doute qu’il voulait éclaircir.

Ce soir-là, comme les soldats avaient reçu ordre de l’état-major de ne pas, sous aucun prétexte, sortir des retranchements. Ordre avait aussi été donné au cantinier de fermer boutique, afin que personne fût tenté de violer la consigne. Valmont pour la première fois enfreignit les règles et se déroba aux ordonnances de ses supérieurs. Ah ! oui, il était aussi atteint du mal dont avait souffert d’Altarez. Car si Valmont avait dit à Bertachou qu’il saurait, lui, la vérité sur l’attentat commis contre d’Altarez en allant interroger Mme Desprès, c’était une excuse, ou, mieux peut-être, un truc, un détour, pour revoir Isabelle.

Il pénétra dans le fort sans difficulté en assurant à la sentinelle qui gardait la porte qu’il avait été mandé par Mme Desprès. Au logis, il fut reçu par un vieux domestique qui s’empressa d’aller prévenir sa maîtresse qu’un officier de l’armée lui demandait une courte entrevue.

Il était à ce moment neuf heures.

Valmont avait été introduit dans le vestibule qui séparait la salle d’armes du salon où d’ordinaire Mme Desprès et sa fille se réunissaient.

La jeune veuve, que Valmont n’avait jamais bien vue encore et qu’il trouva presque aussi jolie et gracieuse que sa fille, parut, bientôt. Dans sa longue robe de deuil, Mme Desprès avait un air grave et douloureux. Pâle et ses beaux cheveux blonds — blonds comme ceux de sa fille. — défaits et flottant sur ses épaules, Mme Desprès offrait un peu l’image du désespoir. Valmont se sentit très ému, et bien qu’il se doutât de la haine que cette femme nourrissait contre lui, il ne put s’empêcher de ressentir pour elle une grande sympathie. Il est certain que Valmont, quoi que cette femme eût entrepris contre lui, n’aurait pu haïr ou mépriser la mère d’Isabelle. Il aurait souffert, tous les maux, toutes les humiliations plutôt que de faire affront à cette malheureuse veuve.

Mme Desprès, en entrant dans le vestibule mal éclairé par une lampe fumeuse, ne reconnut pas tout de suite le capitaine canadien.

— Ah ! Monsieur, s’écria-t-elle avec un bon sourire, nous allions justement nous retirer, ma fille et moi, quand on est venu m’informer de votre visite. Je n’ai pas voulu faire attendre un officier de notre vaillante armée.

Valmont, qui c’était incliné profondément à l’entrée de la dame, se redressait à ce moment, et répliquait :

— Je compte bien que vous me pardonnerez, madame…

Il fut interrompu par une exclamation de surprise de la veuve qui, reconnaissant celui qu’elle regardait comme le meurtrier de son mari, faisait quelques pas de recul. En même temps elle ébauchait un geste d’indignation ou d’horreur et son sourire se transformait en un rictus de haine. Ses yeux bleus, plus foncés que ceux de sa fille, se chargèrent aussitôt d’éclairs étincelants qui ressemblèrent à des foudres terribles près d’éclater.

— Oh ! Monsieur… est-il possible que votre audace…

L’étonnement, sinon la colère, fit naître un hoquet dans la jolie gorge, et le hoquet coupa net la voix grondante de la jeune femme.

Valmont profita de la circonstance pour s’expliquer.

— Madame, si vous voulez me permettre… Ayant eu vent de certaines rumeurs propres à offenser votre bonne réputation, j’ai cru utile de me rendre ici vous en prévenir.

Mme Desprès, à ces paroles, se redressa, hautaine et majestueuse.

— Qui donc, Monsieur, demanda-t-elle en ébauchant un petit sourire de mépris, ose attaquer ma réputation ? Dites ! Mais je vous défie de vous faire le colporteur de calomnies, à moins que vous soyez enclin aux plus viles bassesses.

Ces mots méprisants et durs piquèrent au vif l’orgueil de Valmont. Venu avec l’intention sincère d’être courtois et modeste, il s’insurgea contre l’injuste rancune de cette femme. Et sans toutefois manquer aux règles de la politesse, il résolut en lui-même de ne pas s’en tenir aux ménagements dont il avait voulu entourer sa démarche. Il se redressa donc aussi haut que celle qu’il était maintenant en droit de reconnaître comme une adversaire et une ennemie, et momentanément il oublia son amour et Isabelle.

Il répondit en accentuant chaque parole :

— J’ai dit que c’est une rumeur, Madame, et par conséquent je ne saurais préciser rien. Mais on dit assez haut un peu partout dans le camp (il exagérait à dessein) que vous avez trempé dans le complot d’assassinat contre le capitaine d’Altarez, mon ami.

De pâle qu’elle était la minute d’avant Mme Desprès devint d’une lividité effrayante, et elle chancela subitement. De crainte de tomber, elle s’assit lourdement sur une banquette près d’elle. Elle porta fébrilement les mains à son front, à sa bouche, à sa poitrine que Valmont voyait battre violemment. Elle fut incapable de parler… Ses yeux démesurément ouverts, en lesquels mille sentiments divers se manifestaient, demeuraient fixés sur le capitaine canadien, et lui y crut lire une grande épouvante. Il s’en réjouit intérieurement : il avait frappé plus juste et plus fort qu’avait voulu le frapper cette femme rancunière et vindicative. Il avait frappé sans lui laisser le temps et l’avantage de parer le coup.

Et très froid, impassible comme un juge, il ajouta :

— Madame, vous savez que le général a juré de faire une enquête et de découvrir pour les châtier les auteurs de cet attentat monstrueux. Vu que Monsieur d’Altarez était mon ami, j’espère être autorisé par le général à conduire cette enquête, je possède même l’assurance d’être chargé de cette affaire. Or, Madame, quoique pénible qu’il puisse être à un homme de traduire une femme devant un tribunal, le devoir de cet homme et l’impitoyable règle de la Justice font taire tous sentiments de pitié et nivellent tous les rangs. C’est pourquoi dans la tâche qui pourra m’incomber il me répugnerait de publier le nom d’une femme, et cependant pour suivre la ligne déjà indiquée par les chuchotements il me faudra bien citer le nom de cette femme. Madame, il vous est loisible d’éviter cette humiliation dont vous ne seriez pas seule à souffrir, vous le savez, et je suis venu m’entendre avec vous de façon que vous ne soyez mêlée en rien à cette triste affaire.

— Quelle entente, Monsieur… balbutia Mme Desprès qui faisait mille efforts pour reconquérir son calme et son énergie.

— Une entente très simple : personne n’ignore que le coup de feu dirigé contre d’Altarez a été l’œuvre de soldats de l’armée ou de la garnison. Il suffirait d’avoir les noms de ces soldats. Alors, je m’engagerais sur l’honneur à écarter de votre personne toute suspicion et à faire taire les rumeurs. Voyez-vous, quand j’aurai établi que des soldats ont par inimitié ou vengeance assassiné le capitaine d’Altarez, nul n’osera plus vous soupçonner et encore moins vous accuser. Comprenez-vous, Madame ?

— Oui, oui, je comprends très bien, Capitaine.

Cette fois, Mme Desprès avait retrouvé en partie sa physionomie ordinaire, et elle avait pu sourire d’une manière agréable. Mais la bienveillance et la générosité dont semblait se parer son visiteur ne la désarmaient point. Mme Desprès n’aurait pas même désarmé devant l’accusation directe, et là moins encore. Valmont ne l’avait jugée rancunière et vindicative qu’à demi. Elle était femme âpre à la lutte, tenace, et ayant la conviction ferme, inébranlable, que Valmont était l’assassin de son mari comme il avait été le provocateur, rien ne saurait la faire dévier du chemin qu’elle s’était tracé, c’est-à-dire venger son mari. Par surcroît, Mme Desprès n’était pas uniquement animée par l’esprit de vengeance depuis quelques jours, il y avait en elle cette horrible peur que Valmont — l’homme qu’elle haïssait le plus au monde — n’eût conquis par un infâme sortilège ou par une fascination inexplicable le cœur de sa fille. Là était peut-être le virus de son inimitié. Femme intelligente et d’esprit vif et exercé, elle se demandait déjà pourquoi et comment Valmont se prévalait d’une autorisation qu’il n’avait pas reçue encore : celle de faire enquête sur le meurtre de d’Altarez. N’était-ce pas un peu étrange ? De suite, par voie de déductions, sinon par intuition, elle en arriva à regarder la démarche du capitaine canadien comme une tentative de chantage. Qu’il y eût pour elle danger réel ou pas, elle était trop femme d’action et d’initiative pour ne pas faire effort d’écarter ce danger de son chemin. Si vraiment le danger était imminent, elle préférait l’humiliation d’avoir à se disculper publiquement à celle d’accepter les conditions de cet homme qu’elle considérait comme le pire des ennemis. Pour peu qu’elle se montrât habile et rusée, elle pourrait, en attendant l’heure de sa vengeance, plonger son ennemi dans un abîme de ridicule qui ne manquerait pas de lui être déjà une sorte de vengeance, ou tout au moins un bon commencement. Elle qu’on venait de menacer d’humiliations, ne saurait-elle pas prendre les devants et confondre devant toute l’armée ce présomptueux officier canadien ? Oui, de suite Mme Desprès entrevit l’ouverture qui l’invitait à sortir sans accroc de l’imprévu, et en même temps l’ornière où elle pourrait coucher son adversaire et ennemi. Sur le moment, du moins, elle avait donc l’avantage de posséder des armes plus déliées, plus subtiles — celles de son sexe — que celles exhibées, pourrait-on dire, par le capitaine Valmont.

Elle esquissa un sourire vague, sans signification, et avec un geste invitant et même gracieux elle indiqua un siège à son visiteur, disant d’une voix douce et candide :

— Monsieur le Capitaine, puisque nous devrons discuter durant un bon moment pour nous entendre, je ne permettrai pas que vous demeuriez debout tout ce temps. Daignez vous asseoir…

Valmont se rendit à l’invitation.

Mme Desprès, vis-à-vis du danger qui survenait si à l’improviste, trouvait en elle, comme des armes toutes prêtes et soigneusement fourbies à l’avance, la bravoure et l’audace qui la pourraient sauver d’une catastrophe.

Elle reprit donc, après que Valmont se fût assis, sur un ton qui marquait la surprise et l’amertume :

— Monsieur le Capitaine, vous devez bien comprendre mon étonnement à cette accusation que vous portez contre moi…

— Pardon, Madame, je ne vous accuse pas ; je dis qu’un bruit court qui vous met en cause. Comme il n’est jamais de fumée sans feu, il faut donc admettre que quelque chose a transpiré.

— Vous dites que vous ne m’accusez pas, mais vous omettez de dire que vous me soupçonnez, ce qui revient joliment au même. Mais alors, si réellement vous avez à mon égard d’injustes soupçons, je vous demanderai quel intérêt j’aurais pu avoir à tuer ou à faire tuer le capitaine d’Altarez. Enfin, le crime a toujours un mobile, on ne tue pas son prochain pour le simple plaisir de verser du sang. Vous, Capitaine, vous tuez à la guerre pour défendre votre patrie menacée ; l’on tue un ennemi et non un ami. Car Monsieur d’Altarez était autant mon ami qu’il était le vôtre. Oui, pourquoi l’aurais-je fait tuer ?

Elle souriait avec une ironie cruelle, certaine que son argument déroutait tout à fait Valmont et le confondait. Mais lui, Valmont, devinait peut-être le jeu de la jolie veuve, et, chose certaine, cette ironie qui lui était destinée échauffait son sang. Sincèrement il aurait bien voulu être tout à fait magnanime avec Mme Desprès, et il se sentait tout prêt à lui pardonner ses entreprises criminelles. Mais il s’irrita encore en découvrant qu’elle cherchait à se jouer de lui, et, cette fois, il éloigna de son esprit toute sympathie ; puisque l’ennemie se montrait irréconciliable il la frapperait de nouveau et mortellement.

— Madame, répliqua-t-il avec un sourire non moins ironique que celui de la jeune femme, je dois avouer franchement que vous n’aviez aucun intérêt à tuer Monsieur d’Altarez, et je le crois d’autant mieux que le capitaine a été tué par accident ou mégarde.

— Mais alors, s’écria Mme Desprès en riant tout à fait cette fois, s’il y a eu accident, il ne saurait y avoir crime. Décidément, Monsieur le Capitaine, vous me ferez penser que vous…

— Vous oubliez, Madame, interrompit Valmont, que cet accident fut la conséquence fortuite d’un guet-apens longuement mûri contre la vie d’un officier de l’armée, mais un officier qui n’était pas supposé être Monsieur d’Altarez.

Mme Desprès se mit à rire de plus belle.

— Ah ! Monsieur, reconnaissez que vous me narrez là une histoire fantastique pour le moins. Vous dites qu’il y eu crime prémédité, puis accident ou méprise, puis guet-apens et que sais-je encore ? Tout cela est fort obscur. Je doute que vous vous entendiez vous-même. Pour ma part je n’y vois goutte, et je commence à penser que vous avez fait un mauvais songe.

— Attendez, Madame, sourit narquoisement Valmont. Quand je dis guet-apens, c’est une façon de parler. Je vais tâcher d’être plus clair en esquissant quelques détails. Voici : un officier de l’armée avait été par une personne de rang donné en dépouilles à de vulgaires meurtriers. Ménager un piège spécial était dangereux, et mieux valait guetter l’occasion. J’ajoute que, naturellement, cet officier dont je parle a dû être épié ainsi que le fut Monsieur d’Altarez, car je dois écarter le pur hasard. Or, il arriva que d’Altarez voulût avoir un entretien avec son ami, l’officier en question, et il choisit un endroit que les assassins jugèrent fort propre à leur exploit. Mais là j’accorde que le hasard y mit du sien, car les balles des meurtriers destinées à l’officier, que je n’ai pas nommé, atteignirent d’Altarez. N’y a-t-il pas là guet-apens contre cet officier que je n’ai pas nommé, je répète, et accident pour le capitaine d’Altarez ? Voyons, est-ce assez clair ?

— Pas tout à fait. Il reste un point obscur : cet officier « que vous n’avez pas nommé ? »

— Mon Dieu ! Madame, vous savez bien, puisque cet officier est devant vous !

Mme Desprès tressaillit et pâlit. Mais elle sut garder son sang-froid. Elle répliqua, moqueuse, mais sans trop d’assurance cependant :

— Vraiment, Monsieur, voilà la plus belle fable que j’aie entendue de ma vie. Vous avez une certaine imagination, même un peu trop, ce pour quoi je ne saurais vous féliciter.

— N’oubliez point, Madame, que l’imagination est un des véhicules qui conduisent à la vérité. En tout cas, il est certain, puisqu’il importe de jouer maintenant franc jeu, que vous aviez un mobile pour me faire disparaître.

— Et lequel, s’il vous plaît ?

— Mon Dieu ! la vengeance… oui la vengeance, Madame. C’est bien ainsi que le général interprète cette affaire.

— Le général… balbutia Mme Desprès en se troublant visiblement.

— Parfaitement. Le général et moi, après un court entretien, avons reconnu que c’était là un acte de vengeance de votre part.

— Contre d’Altarez ?…

— Mais non… contre moi.

— Alors le général sait…

— Tout, Madame.

Mme Desprès se leva soudain de son siège, jeta une sourde exclamation d’épouvante et courut à la porte qui donnait dans son salon.

Valmont aurait voulu la retenir, mais il n’en eut pas le temps : Mme Desprès ouvrit la porte, en franchit le seuil et la referma avec violence derrière elle. Le capitaine demeura un moment fort décontenancé. Il était là seul. Le plus grand silence régnait dans l’habitation. Poursuivre Mme Desprès était impossible ; au reste il comprenait qu’il n’avait plus rien à faire avec cette femme. Il ne lui restait donc qu’à s’en aller. Alors lui revint le souvenir d’Isabelle, et il regretta cette démarche qui le rendait peut-être ridicule. Mais n’avait-il pas voulu savoir pourquoi et comment d’Altarez avait été assassiné ? Ou, encore, qui avait été l’instigateur de ce complot ? Mais Valmont, tout en se voyant plus raffermi dans ses soupçons, ne pouvait tout de même pas jurer que Mme Desprès avait inspiré et dirigé l’attentat. Il se trouvait donc vis-à-vis du même point de départ ou à peu près.

Il demeura méditatif et indécis durant quelques minutes. Puis, voyant qu’à demeurer là seul plus longtemps il courrait le risque de passer pour un intrus, il se dirigea vers la porte de sortie. Là, soudain, une voix timide et éplorée arriva jusqu’à lui.

— Capitaine, demeurez un instant…

Il frémit. La voix qui résonnait derrière lui, toujours musicale et harmonieuse dans sa détresse, était bien celle d’Isabelle.

Il se retourna et aperçut la jeune fille qui refermait doucement la porte par laquelle Mme Desprès s’était enfuie.

Elle était tout aussi pâle que sa mère, cette pauvre Isabelle. Et elle tremblait… Ses pas, tandis qu’elle s’approchait de Valmont, étaient incertains ; pour un peu on aurait pensé qu’elle chancelait. Dans sa longue robe noire d’intérieur, avec ses pieds enfouis dans des mules de soie blanche qui ne faisaient aucun bruit sur le parquet, elle avait un peu l’air d’une apparition fantomatique.

Valmont demeura si troublé qu’il ne sut trouver aucune parole pour expliquer sa présence. La jeune fille d’ailleurs savait à quoi s’en tenir. Elle dit avec un air chagrin :

— Ma mère m’a fait part de ce qui vient de se passer entre vous et elle. Je suis bien surprise et peinée d’apprendre que vous ayez soupçonné ma mère d’un complot que je réprouve autant que vous. Et je vous félicite en même temps de vouloir trouver les coupables pour venger la mort de votre ami, et si vous le voulez je vous aiderai dans votre tâche. Car j’estimais beaucoup Monsieur d’Altarez, sans l’aimer, ainsi que je vous l’ai dit un soir.

— Ce soir où d’Altarez nous vit ensemble, Mademoiselle ?

— Oui. Si je n’aimais pas votre ami et si je ne pouvais l’aimer, c’est que j’en aimais un autre… un autre que j’aime toujours, mais qui, je le crains, ne m’aime point. Est-ce ce sentiment d’amour qui m’a fait deviner de suite que l’attentat, dont vous voulez trouver les auteurs, avait été préparé non contre le capitaine d’Altarez, mais contre un autre officier ?

— Est-ce cet « autre » que vous aimez ? demanda Valmont d’une voix si tremblante que la jeune fille en témoigna de la surprise.

— Oui, Capitaine. Oui, celui dont on avait tramé la mort était bien celui que j’aime en secret. Oh ! si on l’avait tué, j’en serais peut-être morte ! Et puis j’avais eu le pressentiment d’une tragédie pareille, si bien que j’eus peur de voir le cadavre de Monsieur d’Altarez tant je croyais que c’était l’autre.

— Vous vous êtes réjouie en voyant que ce n’était pas « l’autre ? »

— J’ai remercié le Ciel de toute la joie de mon âme.

Malgré le peu de clarté qui régnait dans la pièce Valmont pouvait voir assez distinctement les traits de la jeune fille pour en lire leur expression. Il voyait surtout les yeux bleus qui, ce soir-là, paraissaient noirs, des yeux qui ne quittaient pas Valmont, doux et tristes, des yeux qui semblaient dire : « Comprenez donc que c’est vous que j’aime… ! » Certes, Valmont comprenait si bien qu’il en était tout désemparé. La joie faisait éclater son cœur au fond duquel, pourtant, demeurait un doute. Il entendait toujours ces mots qu’Isabelle lui avait jetés dans son évanouissement le soir précédent : « Je ne vous aime point !… » Néanmoins, il était bien près de s’élancer vers Isabelle, de la prendre dans ses bras et de lui crier à son tour tout son amour. Il était retenu par une gêne qu’il ne pouvait expliquer. Au reste, la jeune fille reprenait, toujours avec son sourire triste, mais d’une tristesse qui était encore un charme :

— J’ai dit que j’approuve votre désir de venger votre ami, ou tout au moins de livrer à la Justice les coupables de ce meurtre, et j’ai dit que je suis prête à vous prêter mon concours si vous le jugez utile. Seulement, je vous demanderai une faveur, celle de ne pas mêler le nom de ma mère à cette affreuse histoire. Je peux jurer que ma mère fut étrangère à tout cela, et c’est une abominable calomnie qu’on a inventée sur son compte. Si vous avez quelque considération, quelque estime pour moi, voulez-vous me promettre. Capitaine, de ne pas importuner ma mère ?

Il y avait des larmes si bonnes dans les yeux qui le considéraient avec amour !…

— Ah ! Mademoiselle, s’écria Valmont dont les lèvres tremblaient d’amour, vous devinez bien que je ne pourrais vous refuser quoi que ce soit. Demandez-moi tout ce que vous voudrez… mon sang… ma vie…

Il se tut rougissant. Dans sa gorge il sentit un hoquet de joie. Il eut peur d’étouffer… il eut peur de défaillir lui, homme et soldat, devant une faible jeune fille. Et mû par cette peur, il recula vers la porte et l’ouvrit pour se retirer. Isabelle le regardait avec surprise et regret, elle le regardait d’yeux d’où des larmes brillantes s’échappaient à la fin comme des gouttes de rosée. Valmont sentit ses yeux s’humecter, et il eut plus peur encore de pleurer. Il bredouilla dans un sanglot de joie :

— Oui, commandez, ma vie est à vous… Et il se sauva en repoussant la porte avec une certaine rudesse.

Isabelle tourna sur ses talons, vive et légère, courut à la porte du salon et l’ouvrit pour se précipiter vers sa mère, interdite, en criant :

— Maman ! Maman ! que Dieu soit béni !…

Elle se laissa tomber dans les bras de sa mère qu’elle se mit à embrasser avec une effusion telle, que Mme Desprès en était tout abasourdie.