Éditions Édouard Garand (p. 56-59).

XI

LA VOIX DU CANON


Informé du guet-apens, Montcalm promit de faire une enquête après la bataille dont on attendait le prélude d’un moment à l’autre.

Dans l’après-midi le capitaine d’Altarez reçut des funérailles dignes du rang qu’il occupait dans l’armée, puis cette affaire fut momentanément oubliée pour la bonne raison que tous les esprits se préoccupaient des événements prochains.

Vers les six heures du soir l’armée de la Nouvelle-France vit tout à coup le pavillon anglais flotter à la cime d’un pin gigantesque. En même temps un coup de canon, tiré d’une batterie ennemie dissimulée sur une éminence près du Lac Saint-Sacrement, éclatait et faisait trembler l’espace, puis le premier projectile anglais venait s’abattre dans les abatis à quelques toises des ouvrages que défendaient les Canadiens du capitaine Valmont. Aussitôt après ce coup de canon, une musique militaire vive et joyeuse vibra dans la sérénité de l’atmosphère. Un moment, on pensa que les Anglais allaient tenter la première attaque ; il n’en fut rien. La musique se tut, et le plus grand silence se fit du côté du Lac.

Croyant que le drapeau anglais avait été hissé comme un défi à l’armée française, Montcalm ordonna qu’on élevât le drapeau de la France au sommet de la tour du fort. Il fit tirer trois coups de canon et commanda aux musiciens du Royal-Roussillon de jouer de leurs fifres. La musique française retentit dans l’espace non moins vive et joyeuse que celle des Anglais. Puis, après les fifres, ce fut le tour des tambours du Languedoc qui battirent une charge endiablée. Aux Anglais Montcalm rendait défi pour défi.

Lorsque le silence se fut rétabli de toutes parts et au moment où le soleil allait s’éclipser derrière les montagnes bleues qui barraient l’horizon, Isabelle se présenta aux quartiers du général.

— Monsieur le Marquis, dit-elle en déployant un magnifique drapeau, voici l’oriflamme de la victoire. Que cette bannière flotte au-dessus de vos lignes de même que flotte sur le fort le drapeau de la France !

— Certainement, Mademoiselle, répondit Montcalm, je ferai déployer ce drapeau au-dessus de nos lignes.

Le général et ses officiers admirèrent le nouveau drapeau et félicitèrent chaudement la jeune fille pour son admirable travail.

La broderie du drapeau représentait d’un côté l’écusson de la France, de l’autre une image de la Vierge tenant l’Enfant Jésus dans ses bras. Au bas, sous les pieds de la Vierge on découvrait les armoiries du Marquis de Montcalm. Enfin, aux quatre angles de la bannière avait été brodée une fleur de lis.

Ce drapeau fut béni par l’aumônier, puis hissé au bout d’une longue perche. À sa vue toute l’armée fut prise d’admiration et un formidable « Vive la France » éclata. Ce drapeau, en effet, apparaissait comme un symbole de victoire et il mit dans l’âme de tous les soldats la confiance et la joie la plus grande.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Valmont n’avait pas assisté aux funérailles de son ami d’Altarez, il s’y était fait représenter par son lieutenant Bertachou. Non que Valmont eût agi par rancune ou ressentiment, mais parce qu’il craignait d’affronter les regards d’Isabelle. Il avait en son cœur cette plaie atroce, toute vive encore, qu’y avaient faite les paroles d’Isabelle le soir précédent :

— Laissez-moi, je ne vous aime point ! Vous êtes un coquin ! Allez-vous-en !… avaient murmuré les lèvres de la jeune fille, alors que Valmont avait soulevé dans ses bras le corps inanimé de la pauvre enfant.

Ces terribles paroles avaient presque tué le capitaine. Il avait aimé Isabelle en secret, secret que, par amitié pour d’Altarez, il n’eût voulu divulguer pour rien au monde. Puis, lorsque la jeune fille lui avait déclaré qu’elle n’aimait pas d’Altarez, lui, Valmont, avait eu un instant le fol espoir d’être l’élu. Oh ! oui, fol espoir… et si Valmont n’eût été doué d’une force de caractère qui le préservait des sombres découragements, qui l’empêchait de rouler dans les profonds abîmes du désespoir, il se serait donné la mort aux pieds de la jeune fille, de celle qu’il sentait aimer de toute l’ardeur de son jeune sang. Oh ! les affreuses paroles… comme elles avaient résonné lugubrement toute cette nuit qui avait suivi, et comme encore ce jour-là son esprit en était tout bouleversé !

Aussi, grande fut sa surprise, lorsque, un peu après le coucher du soleil, un soldat du fort lui apporta un billet. L’écriture de la souscription sur l’enveloppe le fit trembler d’espoir et de joie :

Pour le Capitaine Valmont.

C’était bien l’écriture d’Isabelle. Mais était-ce un message de bonheur ou de malheur ? Ce fut d’une main fébrile et fort maladroite qu’il ouvrit cette enveloppe de laquelle il tira un petit papier délicatement parfumé. Oui, il reconnaissait encore les parfums d’Isabelle… Il lut :

« Monsieur le Capitaine, j’avais espéré de vous voir à la triste cérémonie de ce jour pour vous offrir mes sympathies, puisque je comprends que vous subissez la perte d’un ami cher. Je viens donc, un peu audacieusement peut-être, vous apporter mes pauvres consolations dans votre chagrin. Je viens en même temps, attendu qu’il semble qu’on se battra demain, vous porter des souhaits de victoire. Oh ! oui, que vous reveniez vainqueur des Anglais, Capitaine ! Pour notre armée et pour vous j’implore la Vierge qui sourit aux armes de France et du Canada. Je suis certaine que cette bonne Vierge vous protégera. Implorez-la aussi ! Confiez-lui votre vie et votre bonheur futur, de même que j’ai mis entre ses mains puissantes ma vie et mon bonheur. Au revoir, Capitaine, et à la Victoire de nos armes ! »

Aux derniers mots de cette lettre Valmont frissonnait d’amour et de bonheur. Il fut sur le point de pleurer tant l’émotion saisissait son cœur. L’image et le nom d’Isabelle emplissaient son esprit d’étincellements et d’ivresse. Il sentait que peu à peu la folie dont lui avait parlé d’Altarez l’étreignait à son tour. Oh ! être aimé, se savoir aimé, se sentir aimé… quelle exquise jouissance ! Il savourait en lui-même cette griserie sublime de l’amour ! Il bénissait cette folie que d’Altarez lui avait dépeinte en quelques mots, il la trouvait si bonne, elle lui faisait un si grand bien. Son cœur, l’instant d’avant si lourd qu’il eût volontiers jeté au fond d’un lac, était à présent si léger qu’il semblait vouloir s’envoler vers Isabelle. Pauvre Valmont ! son ravissement fut de courte durée. Un impitoyable souvenir vint jeter son manteau noir sur les clartés célestes de l’amour : Valmont, tout à coup, crut entendre, chuchotées à son oreille, les cinglantes paroles d’Isabelle :

— Je ne vous aime point !…

Et le capitaine, comme heurté par un choc violent, s’affaissa sur sa couche. Et là, rigide et sombre, il essaya, sans y parvenir, à déchiffrer l’énigme qui se posait avec une sorte d’abominable raillerie entre les paroles d’Isabelle, la nuit précédente, et le texte de cette lettre. Était-ce le même cœur, la même pensée, la même bouche, pour ainsi dire, qui parlait ? Ou bien Isabelle se plaisait-elle à jouer auprès de lui une indigne comédie ? Quoi ! pouvait-on supposer que cette enfant si bonne, si sincère, pût être perverse à ce point ? Oh ! non, non… ce n’était pas possible ! Mais alors ?… Et Valmont, quoi qu’il fît pour sonder le mystère, pour découvrir le secret d’Isabelle, demeurait vis-à-vis de l’impénétrable point d’interrogation.

Tout à coup Bertachou parut… Bertachou entra sous la hutte en grommelant des choses indistinctes et en essuyant la sueur sur sa face hâlée.

Valmont put, dans un geste rapide, glisser la lettre d’Isabelle avant que Bertachou en eût connaissance.

Le lieutenant s’assit lourdement sur une bûche de sapin et proféra entre ses dents et sans regarder son capitaine :

— Sacrediable ! il faudra que je les étripe jusqu’au dernier, les canailles !

— Ah ça, de qui parles-tu ainsi ? demanda Valmont qui, par un violent effort de volonté, avait pu reprendre un visage tranquille.

— Ne me le demandez pas, Capitaine. Je dis seulement que si je connaissais les vauriens de salopards…

Il fit un geste terrible qui en voulait dire plus long que le meilleur discours.

— Qui donc encore, ces vauriens ? interrogea Valmont surpris et curieux à la fois.

— Eh morbleu ! répliqua Bertachou avec impatience, ceux-là qui vous ont fusillé quasi à bout portant cette matinée !

— Ce n’est pas moi qu’on a fusillé… voulut dire Valmont.

— Ah non, pas vous, éclata d’un rire mordant Bertachou. Pas vous, reprit-il, parce que l’autre a reçu toute la portée qu’on vous destinait ?

— Es-tu certain de ce que tu dis ?

— Pardieu ! pourquoi en parlerais-je, si je n’étais pas certain ? J’ai bien vu le canon des fusils glisser entre les branchailles, et j’ai trop bien vu que ces fusils vous considéraient comme une excellente cible. Ah ! ai-je eu bon nez de vous lâcher un cri ? Crac… Deux secondes encore, et vous étiez défait, mon Capitaine. Mais ce n’est pas vous qui tombez, c’est d’Altarez qui s’en vient se fourrer dans la mitraille. Quelle affaire avait-il là ? S’il était demeuré à sa place, tout était sauvé. Mais voilà ce qui m’a joliment embêté sur le coup. Je me demandais si c’était vous ou d’Altarez qu’on voulait abattre, ou si on avait comploté de vous abattre tous les deux. N’importe ! je sais maintenant, Capitaine, que les balles des chenapans étaient pour vous et pour vous seul !

— Comment as-tu appris la chose ?

— J’ai rôdé un peu partout après-midi, après les funérailles de votre ami, et j’ai pu surprendre l’entretien de deux soldats qui parlaient de l’affaire. Eh bien ! Capitaine, tout ça était un complot arrangé depuis deux jours, et un complot arrangé savez-vous par qui ?… Par la Desprès ou sa fille, sinon par les deux à la fois, je n’ai pas pu bien savoir.

— Bertachou ! cria Valmont en bondissant de colère.

— Capitaine ?

— Je te défends d’accuser Isabelle !

— Ah ! c’est donc que vous l’aimez pour vrai, la bécasse !

— Que t’importe ! Surtout je ne veux pas que tu l’accuses d’avoir tramé ma mort !

— C’est bon, Capitaine, laissons la petite à l’écart. Mais si vous pouvez m’empêcher d’accuser sa mère… eh bien ! alors Bertachou n’est plus Bertachou ! Sacrediable ! depuis quand ne sais-je pas ce que je dis ? Voyez-vous, j’ai essayé de faire bavasser les deux soldats, mais ils m’ont ri au nez, les morgueux ! Tout de même ils m’ont bien fourni un renseignement. Ils m’ont dit comme ça : « Allez demander la chose à la jolie veuve ! »

— Et tu es allé le lui demander ? essaya de sourire Valmont.

— Allons donc ! pensez-vous que j’ai envie de me faire rire au nez une deuxième fois ? Non… je voulais savoir une chose seulement : quels sont les vauriens qu’elle a embauchés pour faire le coup de feu contre vous.

— Tu la soupçonnes donc d’avoir été pour quelque chose dans cette affaire ?

— Si je la soupçonnes ? Mais plus que ça, je la dénonce ! cria Bertachou.

— C’est bien, j’irai, moi, le lui demander tout à l’heure, quand il fera sombre. Je veux savoir si c’est moi ou d’Altarez qu’on a voulu retrancher du genre humain. Et je le saurai, crois-moi !

— Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Non, j’irai seul.

— Prenez garde qu’on vous perce de balles comme un sac de papier !

— Je n’ai pas peur, on n’osera rien contre moi dans le fort.

— C’est bon, mais défiez-vous quand même !

Et ayant grommelé ces dernières paroles. Bertachou quitta la hutte pour aller faire la ronde du bataillon.