Hespérus/La Visitation

(Redirigé depuis La Visitation)
PoésiesBibliothèque-CharpentierTome second (p. 109-118).
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La Visitation


 
Jadis, ferme soudard de granit cuirassé,
Francfort avait des tours, des murs, un grand fossé
Propre à décourager les chercheurs d’aventures,
Car le Mein s’y ruait par quatorze ouvertures ;
Tel routier qui n’avait jamais, quand il vint là,
Bu d’eau pure, y connut trop bien le goût qu’elle a.
Mais un grand désarroi de rocs et de ferrailles
Combla tout le fossé de toutes les murailles.
Sur les débris un parc aux verdissants contours
Se déroule, ceinture ombreuse des faubourgs,
Que boucle, par endroits, la grille d’une porte ;
Et, douce, la cité rit d’avoir été forte.

Le lent prolongement des saules balancés
S’incline où des créneaux roides se sont dressés ;
Grêle, un rosier tient lieu d’un bastion superbe ;
Plus de lances, sinon des pointes de brins d’herbe ;
La voûte où l’on voyait des ombres se mouvoir,
Sinistres, dans la paix inquiète du soir,
Quand, douze fois, à coups chaque fois plus funèbres,
Le cœur du noir minuit battait dans les ténèbres,
Est un chemin de houx et d’épines fleuri,
Où le jeune passant se recueille, attendri
De ce signe de croix aisément effaçable
Que le pas d’un petit oiseau fait sur le sable,
Ou triste de l’adieu d’un merle voyageur
Qui va d’un saule à l’autre et s’envole, ou songeur
D’ouïr dans les légers volubilis la guêpe
Tinter, clair battant d’or de ces cloches de crêpe.

Seul, un donjon, bloc noir, de lierre interrompu,
Que la pioche oublia de détruire ou n’a pu
Mettre à bas, dresse encor ses murs rectangulaires :
C’est l’Abendthor, qui vit de tragiques colères.
Le jour, ce ténébreux cadavre de granit
Se ravive aux gaîtés du ciel, du vent, du nid ;

Le rire frais éclos du liseron circule
Dans ses fentes où luit l’or de la renoncule ;
Il a l’oiseau, l’enfant, l’écureuil, et consent
A l’escalade ; il semble un aïeul innocent
Qui joue et qui veut bien qu’on le coiffe de roses.
Mais la nuit qui connaît les légendes moroses
Des prisonniers cloués au mur à coup d’épieu,
Et trouve que la joie au sépulcre sied peu,
Se développe, morne, et, selon, la justice,
Restituant le deuil à l’antique bâtisse.
Sous le porche où le vent tracasse un lourd chaînon
Le trou hagard qu’a fait un boulet de canon
S’arrondit dans le mur comme une lune noire ;
Les vieux échos du burg gémissent de mémoire ;
Il est plein de l’effroi spectral de ce qu’il fut :
C’est l’éclair d’une mèche au-dessus d’un affût
Qu’une étoile entre deux créneaux de ce décombre ;
Et cette solennelle évocatrice, l’Ombre,
Place au guet sous la herse, en sentinelle autour
Des fossés, en vigie au sommet de la tour,
Les fantômes que fit une ancienne défaite.

Un escalier de blocs écroulés monte au faîte

De l’Abendthor. Le nain, qui m’avait amené ,
Vers ce lieu, salua le donjon ruiné
Et gravit, m’entraînant, la périlleuse côte.

« L’aigle s’envole mieux d’une cime plus haute,
Dit-il, et le brouillard des vallons est trompeur. »

Le faite était peu large, et chancelait. J’eus peur.
Hespérus me poussa sur les extrêmes pierres,
En criant : « Puisque l’Ange a béni tes paupières,
Regarde, et vois ! »

                                  J’ouvris très largement les yeux.
L’immense paix de l’ombre envahissait les cieux ;
Sous un vent dont tremblaient seulement les hauts arbres.
Des nuages profonds, pareils à de grands marbres,
S’assemblaient au-dessous de Vesper, pâle point,
Comme une flottaison de banquises se joint ;
Et, s’étageant par blocs en de lugubres formes,
Voûtaient l’ascension de leurs courbes énormes,
Jusqu’à mettre à la terre un couvercle total.
Seule, très faible, au bas du ciel occidental,

Une ligne de nue et d’or blême, restée
Comme un ruban d’écume au bord d’une jetée,
S’amincissait avec de plaintives douceurs.
Et, sous l’oppression des noirs envahisseurs,
Elle mourut. Ainsi finit la lueur vermeille
D’un collier, quand l’écrin se referme. Pareille,
Après les lustres d’or éteints par les valets
Dans l’antichambre et dans les salles d’un palais,
S’échappe la lueur qui glissait sous la porte.
Et le ciel m’effraya comme une steppe morte.
« Que vois-tu ? dit le nain.

                                        — L’obscurité du ciel.

— Tant qu’en mon sein fut clos l’œil immatériel,
Reprit-il, je ne vis, comme toi, que ténèbres.
Rhéteur, docteur, fameux entre les plus célèbres,
Mais plein d’ombre, c’était l’ombre que j’enseignais ;
Je prenais vainement le mystère aux poignets
Pour le forcer d’ouvrir enfin ses mains fermées ;
Étreignant des éclairs, colletant des fumées,
J’avais dans l’inconnu des combats à tâtons ;
Et mes élans rampaient comme des avortons ;

Mais la Sagesse, enfin, m’élut entre les hommes !

Ce fut un soir, à l’heure, à la place où nous sommes,
Un frisson secoua tout mon être, et des Voix
Crièrent : Hespérus ! sois en esprit, et vois !

O clémence ! ô sacré déchirement du voile !

D’abord, comme un lever miraculeux d’étoile,
Surgit dans l’Orient nocturne un point lacté,
Tremblant espoir de jour, œuf grêle de clarté,
Qui laissa lentement et plume à plume éclore
Et blêmir, comme un cygne ineffable, une aurore ;
Et cette aube grandit, blanchissant tout le ciel
D’un éblouissement profond, torrentiel,
Et sa splendeur d’argent fluide, atténuée
Dans une transparence éparse de nuée,
Doux abîme, sembla délicieusement
Un golfe merveilleux, couleur de diamant,
Où l’onde en un brouillard diaphane déferle
Sur des îles d’opale et des brisants de perle !


Et j’étais en esprit sur les monts.

                                                Et voici
Que brillamment visible à mon œil éclairci,
Une forme d’enfant émana de l’aurore.
Candide nudité, front qu’un nimbe décore,
Elle marchait, avec un lys dans chaque main,
La pente d’un rayon lui servant de chemin.
Et, vieux, je saluai l’ange enfant.

                                                             Mais, grandie
Et splendide, lueur devenue incendie,
La vision sembla le fulgurant essor
D’un cavalier sonnant d’une trompette d’or
Sur un cheval ailé de neige comme un cygne.
Sous l’éphod que la règle hyménéenne assigne,
Elle avait dans les yeux l’inextinguible éveil ;
Ecarlate, roulait de la gorge à l’orteil
Sa robe où des rayons tremblaient comme une frange ;
Et je levai les bras vers le beau jeune homme ange !

Mais Lui, le visiteur divin, le Messager
Qui monte un cheval-cygne et va dans l’air léger,

De cette voix qui fait la parole meilleure,
Et qui, frôlant d’abord l’ouïe intérieure,
Enivre le mental comme un parfum subtil :
« Sais-tu par quelle cause il m’a fallu, dit-il,
Me révéler enfant avant de l’apparaître
Tel que je suis ?

                           — C’est, dis-je, un signe qu’il faut être
Dans l’innocence avant d’être dans la beauté.

— Qui suis-je ?

                                 Ton Amour sans trêve alimenté ;
Car on devient selon qu’on aime.

                                                 — Qui m’envoie ?

— Le rémunérateur de l’espoir par la joie,
Le Trinôme-Jésus, seigneur des univers.

— Qui t’enseigna ?

                                    — Mes yeux internes sont ouverts,

Et je suis, par la Grâce, une âme qui s’éveille.

— Ainsi tu pourras voir et toucher la vermeille
Des Cieux perpétuels et purs ?

                                              — Je le pourrai.

— Viens donc, s’écria-t-il, car Dieu t’a préparé ! »
Et, comme un aigle, enflant son vol aquilonaire,
Prompt, tombe sur sa proie et l’emporte au tonnerre,
L’ange, alors, m’enleva par la nuque, au-delà

Des sphères, vers les Cieux que saint Jean révéla,
Pour qu’après Sperberus qui conçut le grand songe,
Et Bœhme le Voyant, et Swedenborg qui plonge
D’un front démesuré dans les gouffres divins,
Un homme encor, niant la verge et les devins
Des Molochs et leur verbe imposteur qui ricane,
Expliquât, l’ayant vu de ses yeux, chaque arcane,
Et, montrant le chemin de la jeune Sion
Aux enfants de l’exil et de l’affliction,
Leur dit : « Lavez, lavez, ô race repentie,
Vos vêtements obscurs dans le sang de l’hostie,

Car il faut se vêtir de blanc pour le festin,
Et Dieu vous donnera l’étoile du matin ! »

Tel, pendant qu’à nos pieds la ville morne et lasse
Déroulait pesamment sa ténébreuse masse
Et que les arbres noirs tremblaient autour de nous,
Tel, sous les cieux profonds s’étant mis à genoux,
Les yeux extasiés, les bras en croix, au faîte
De l’Abendthor, parlait le nain, obscur prophète.