PoésiesBibliothèque-CharpentierTome second (p. 119-127).


Arcanes


 
Il reprit :

                          « O vous tous, mangeant, buvant, dormant
Sous le Ciel qui s’entr’ouvre impénétrablement,
Puissiez-vous, par cet homme à qui je la révèle,
Apprendre, ô surdités aveugles ! la Nouvelle
Que savent mon oreille et mes yeux revenus
Du voyage à travers les mondes inconnus !

Au-dessus des Enfers, sous le Ciel triple et double,
Plane un Monde baigné d’une lumière trouble,

Ses astres n’étant pas ténébreux ni vermeils.
C’est là que, réveillés du plus court des sommeils,
Les hommes qu’on croit morts sont conduits par un ange.
Qu’ils soient hommes encor, cela leur semble étrange,
Et chacun d’eux, vêtu comme il était vêtu,
Entend ces mots : « Esprit ! qu’as-tu cru ? qu’aimais-tu ? »
Telle étant la contrée où l’Ange les amène
Qu’on n’y saurait mentir selon la mode humaine,
L’un répond : « Je croyais que le tombeau jaloux
Ne s’ouvrait qu’à la faim de l’hyène et des loups,
Et j’aimais, pour tromper mes funèbres détresses,
Les coupes et les yeux qui versent des ivresses. »
Un autre dit : « Je n’ai rien cru, je n’ai rien su,
Objectant à la Foi la peur d’être déçu ;
Mais j’amassai de l’or afin de faire envie. »
Un troisième répond : « J’ai désiré la vie
Et l’ai cherchée au fond du mystère hagard ;
Mais l’abîme était trop profond pour mon regard. »
Un quatrième dit : « J’étais Roi. Mes prophètes
S’écriaient : « Vous et Dieu, vous êtes les deux Faîtes :
Seigneurs, regardez-vous en face sans ennui,
Et que, si l’un de l’autre est jaloux, ce soit lui. »
Je les croyais. Je fus terrible et débonnaire.

Ayant l’Aigle, il fallait que j’eusse le tonnerre ;
Mais j’avais des pitiés au retour des combats. »
Un cinquième, qui fut dans l’Église ici-bas,
Dit : « J’étais catholique et croyais l’Évangile :
Que l’esprit survivrait mais que la chair fragile
Se mêlerait au vent qui fuit, je le prouvais ;
Et dans un célibat plein de rêves mauvais
J’ai connu longuement les affreuses délices
De la blême abstinence et des rouges cilices. »
Tels ils parlent, ayant la Couleuvre à leurs pieds.
Mais l’Interrogateur leur dit : « Vous vous trompiez ;
Et c’est de quoi le Cœur du Ciel soupire et saigne. »
Puis il les fait s’asseoir en cercle, et les enseigne.

Or, comme dans le monde aux douteuses clartés
Un ange très savant parle aux ressuscites,
Je vous parle ici-bas, vivants que l’heure presse.

Faites l’Œuvre, d’après l’Amour, par la Sagesse.

Mais quelle est la Sagesse et quel l’Amour ?

                                                                 Voici.

Les saints avertisseurs d’Israël endurci,

Les suscités de Dieu, disaient vrai ; les sibylles
Ne mentaient pas aux pieds des Baals immobiles,
Ni celle que Saül implora dans Endor,
Ni dans le carrefour d’un triple corridor
Les femmes d’Eleusis, de Delphes, ou de Cumes ;
Ces bouches ont bavé du vrai dans leurs écumes,
Et, malgré soi prophète en sa rébellion,
Astaroth, dans saint Jean, se nomme Apollyon.
Certe, il voulut séduire et tromper, mais le Traître,
S’efforçant d’être faux, ne put que le paraître,
Car le mensonge est mal aisé même aux satans ;
Et l’oracle d’Ephèse est sûr, si tu l’entends.
Donc, médite, et poursuis l’âme éparse du Verbe.
Le sang court dans la chair, la racine est sous l’herbe.
Quand il a dans sa cave enseveli de l’or,
L’avare, qui réserve à ses fils ce trésor,
Pour qu’ils sachent l’endroit, le marque d’une obole ;
Tel, Dieu mit sur le sens enfoui le symbole
Pour qu’aux yeux que n’a point aveuglés le Péché
La Lettre révélât où l’Esprit fut caché.
Fouillez profondément ; la trouvaille est certaine.
Est-ce que Raphidim n’est pas une fontaine,
Bien que nulle eau d’abord ne coule du rocher ?

Issachar dit : « Ma soif ne pourra s’étancher »,
Et, lâche, pour mourir, se couche sur la terre.
Mais vous, frappez le roc profond qui désaltère !
Que des sables d’Horeb sourde la vérité ;
Creusez, puisez, — l’effort, fût-il vain, est compté, —
Afin qu’ayant lavé vos erreurs dans l’eau saine,
Vous vous présentiez, purs, à l’éternelle Cène,
Et disiez : « Nul ne meurt. Dans le tombeau dormant,
La pourriture trompe et le squelette ment ;
Le néant du cadavre est la funèbre embûche
Du Jaloux qui, d’étoile en étoile, trébuche
Dans le décombre noir des Trônes vermoulus,
Et se dit Lucifer, sachant qu’il ne l’est plus.
Le front altier survit, et les basses entrailles
Survivent ; éternels, nions les funérailles.
L’espoir de fuir le corps étendu sur le dos
Peut sourire aux porteurs des immondes fardeaux ;
Tel qui souilla sa chair veut bien qu’on l’en délivre.
Mais quiconque, attentif au sens caché du Livre,
Vécut selon le Vrai du Bien, et le comprit,
Sait le Corps immortel à l’égal de l’Esprit.
Comment périrait-Il, étant l’unique forme ?
Dieu, c’est l’Homme divin ; le Ciel, c’est l’homme énorme,

Plus parfait, et mieux clos aux ruses du démon,
Mais ayant, comme l’Homme et la Femme, un Poumon :
L’Intelligence, un Cœur : la Charité suprême,
(Car le Poumon perçoit, et, plus chaud, le Cœur aime),
Un Front resplendissant de la sublimité
De Connaître, des Bras qui sont la volonté,
Des Lombes que sacra l’horreur de l’Adultère,
Des Pieds, enfin, plus vils, étant presque la Terre.
Et qui donc pourrait dire : il en est autrement,
Quand l’univers divin, qu’à notre entendement
Illustre le flambeau sacré des évidences,
Est le lieu des Accords et des Correspondances ?
Selon que tout existe, il existe, plus pur :
Ses horizons sont bleus, mais d’espoir, non d’azur ;
L’éternel Orient le baigne avec largesse,
Mais de quel jour ? du jour appelé la Sagesse ;
Ses fleuves, c’est la Foi, plus limpide qu’une eau ;
A-t-il un soleil ? oui. Mais quel soleil ? l’Agneau. »
Parlez ainsi devant la Porte occidentale,
A l’heure où le drap noir sur vos bières s’étale,
Pour que le serviteur du seuil, splendide et nu,
Dise : « Ils peuvent entrer, parce qu’ils ont connu. »


Aimez aussi. L’Amour, c’est la vigueur sacrée.
La Sagesse délivre et guide, lui seul crée
Et ressuscite, auguste assassin du trépas :
L’Amour n’existant point, Dieu n’existerait pas.

Mais quelle est son Essence et quels sont ses Usages ?

« Aimez, disent les Bons de ce monde, les Sages,
Aimez avec l’ardeur des feux invétérés
L’Homme que fut Jésus, Jésus que vous serez ;
Penchez-vous vers la bête obscure avec tendresse :
C’est dans les fronts courbés que l’esprit se redresse ;
De votre pain, de vos propres chairs, s’il le faut,
Nourrissez le requin, l’hyène et le gerfaut,
Croyant la charité d’autant plus saine à l’âme
Que l’effort est plus dur et l’objet plus infâme ;
Aimez la plante ; aimez les vieux chênes tremblants,
Car les branchages roux valent les cheveux blancs ;
Des bénédictions tombent des bras du hêtre,
Et la vieille forêt pensive est une ancêtre ! »

Mais moi, le compagnon des anges, je vous dis
Qu’un autre Amour, seigneur des chastes paradis,
Trône, au zénith divin, dans sa candeur ignée,

Et que tous les amours ne sont que sa lignée.
Pur, même dans la chair, suprême et radical,
Intime, il est celui qu’on nomme conjugal ;
Il veut l’hymen ; il prend deux Esprits et les mêle
Au point qu’ils seront un quoique mâle et femelle,
Ainsi que les deux yeux ne sont qu’un seul regard.
Aucun ange n’est seul. Satan vit à l’écart.
Humains, soyez époux 1 Des froideurs et des haines,
Comme un captif se fait un bon engin des chaînes
Et de l’anneau de fer à sa jambe rivés,
Faites-vous de l’Amour afin d’être sauvés !
Foyer dévorateur du mal, pas d’immondice
Dont il ne se renforce et ne se ragrandisse !
Sur les monts, dans le lit desséché d’un torrent,
Quand un pâtre, au milieu de son bétail errant,
Active un large feu dont la nuit s’épouvante,
Il lance à pleines mains dans la splendeur vivante
Des, racines, de noirs lichens, des troncs pourris,
Et pourtant, de ce tas immonde de débris,
Tant de jour envahit le vieux mont taciturne
Qu’au loin, dans les vallons, le voyageur nocturne
Croit rêver, et, criant : Quelle est cette aube, ô Cieux !
De peur d’être aveuglé met la main sur ses yeux.

Alimentez sans fin le vorace incendie !
A l’Amour, tous les faux amours, sa parodie,
La mauvaise action et le mauvais dessein,
L’embûche du voleur, le guet de l’assassin,
L’audace de mentir, la ruse de se taire,
A l’Amour la luxure, à l’Amour l’adultère !
Tant qu’épurée enfin par l’adorable feu
Cette Bête qui fut l’Humanité soit Dieu,
Et démesurément s’extasie, incarnée
Par couples en l’immense et céleste hyménée ! »

A ces mots, dans la nuit claire autour de son front,
Comme un pâtre qui vient d’escalader un mont
Et dont l’élan suprême en un soupir s’achève,
Le nain reprit haleine au faite de son rêve.