La Ville charnelle/le voyageur mordu

E. Sansot & Cie (p. 1-6).

I

LE VOYAGEUR MORDU

Pour dompter les simouns enfantés par l’enfer
qui trouent, d’un geste fou, leur grand manteau de sable,
j’ai couru, j’ai bondi, avec l’incalculable
vitesse d’un rayon ricochant sur les flots.

Pour rejoindre la Nuit couchée dans les campagnes,
j’ai surmonté la chaîne immense des montagnes,

j’ai pu fouler la Nuit sous mes pas monotones,
la Nuit de miel toute écœurante de chaleur
que la lune, en rampant, empoisonne de fiel.

J’ai devancé la marche pénible de la terre
comme un jongleur debout sur l’oscillation
d’une boule roulante… J’ai vaincu la grande Ourse,
j’ai dépassé l’Aurore enfantine à la course,
et je puis désormais ralentir mon allure
parmi ces palmiers noirs qui tamisent l’azur
et le soyeux murmure de la mer africaine.

Déjà mes pieds cassés savourent la langueur
et l’abandon de cette plage confiante.
Mon oreille extatique évoque la cascade
sonore des galets aux flous éclats de rire,
et voilà qu’en la brume attentive de l’aube
mes yeux peuvent enfin contempler ton profil,
ô toi, Ville opulente aux courbes féminines

dont la blancheur charnelle affriole ma bouche,
sur ta couche odorante de vergers assoupis
qui fleurent le jasmin, la menthe et le cassis.

Elle sommeille encore nonchalamment assise
offrant son dos aux chaudes caresses de l’Aurore,
dont l’haleine rosée voyage sur les flots
et frise les herbages au sommet des collines.
Elle étire avec grâce un corps nu, mi-voilé
des surabondants cheveux noirs qui l’ennuagent,
en moutonnant sur le versant de son échine
ainsi que les feuillages des jardins suspendus.
Son corps est tout gemmé par la fine rosée
nocturne et la sueur des lentes voluptés
qu’elle a bues longuement aux lèvres des Étoiles.

Tout à coup sur la ligne de l’horizon marin
le grand Soleil mulâtre agite lourdement
sa tête empouacrée de sang et sa tignasse

embroussaillée de feu et de monnaies vermeilles.
Son torse tatoué émerge de la mer
en ruisselant comme au sortir d’un bain de pourpre.
Il se dresse d’un bond, s’arcboutant sur les nues
pour contempler l’insouciante Ville rose ;
puis, se penchant il ose en caresser les hanches
si bien que les blanches murailles
tressaillent de plaisir.

C’est alors que leur ombre s’étendit sur les sables,
comme un mol éventail d’azur immensurable.
J’en fus enveloppé sur mon chemin poudreux…
C’est alors que je vis flamboyer les vitraux
sur le beau front d’ivoire de la suprême citadelle,
qu’écrasent les cheveux embaumés des jardins…
Vitraux brûlants, dont les cils d’or battent d’effroi
parmi l’éclat répercuté de la lumière,
un passant en prière m’a narré les splendeurs
dont vous auréolez les clairs pèlerinages

qui viennent de partout plier leurs vieux genoux !…

Oh ! rouges sont tes portes, toutes rouges des cœurs
pendus en ex-votos sur tes vantaux d’ivoire !
Oh ! rouges sont tes portes, toutes rouges d’avoir
broyé à leur passage des épices grisantes
tassées jadis sur des chariots par les sorciers d’Égypte,
et dont fut parfumé le clair linteau de nacre.

Oh ! rouges sont tes portes, rougies par les massacres
où de noirs conquérants sont venus culbuter
leurs corps géants d’ébène et leurs musculatures !…
Oh ! rouges sont tes portes, toutes rouges du sang
que les mendiants d’amour, assoiffés de tortures,
ont versé sur ton seuil hors de leurs plaies impures
qu’avait empoisonnées l’haleine du désert !…
Oh ! rouges sont tes portes, pour avoir étranglé
dans l’entrebâillement affamé des vantaux,
les oiseaux de Boukir, qui viennent chaque été

y plonger avec rage leurs grands becs flamboyants
et ne fuient que le soir où l’un d’eux plus dément,
se tord, enfin pendu, comme un sanglant mouchoir.

La ville rose allonge ses murailles charnelles
veinulées comme un marbre et teintées de carmin,
arrondissant ses belles hanches de déesse
qui se terminent en collines,
plus lisses que des cuisses couleur de pêche,
et finissent au loin dans les fraîches forêts
de l’horizon,
où la ville a voulu cacher ses pieds mignons.