Société d’éditions publications et industries annexes (p. 27-43).

CHAPITRE III


Comme tout arrive dans la vie, les heures joyeuses comme les tristes, le soleil se leva, sur ce jeudi tant désiré. Il faisait un temps magnifique, une de ces radieuses journées d’automne où la nature semble vêtue d’une somptueuse robe couleur de flamme.

Les marronniers avaient des feuilles d’or roux qui chantaient sous la moindre brise. Jean respira profondément : il croyait encore sentir dans ses narines ces parfums multiples de l’arrière-saison que la campagne prodigue : odeur des faînes et des glands, des noix et des fruits d’hiver ; senteurs de la terre grasse qui s’ouvre sous le soc et cette mélancolie éparse sur toutes choses, sur laquelle s’étend un ciel d’un bleu pâli, tandis que dans l’espace déserté passent seuls les triangles des canards sauvages et le vol lourd des premiers corbeaux.

Il avait particulièrement soigné sa toilette ; maintenant, d’un pied alerte, il traversait la place de la Concorde et reprenait la grande avenue des Champs-Élysées.

Le trajet lui parut court, car son esprit était tout occupé par ceux qu’il allait retrouver. Décidément, il devait s’avouer que Mlle Fousseret avait produit sur son esprit une forte impression… À cette idée, il haussa les épaules : pour les richissimes châtelains de Gréoux, il n’était, ainsi que le financier lui avait dit, lors de sa première visite, qu’un petit gamin mal débarbouillé, le fils de leur fermière… celui qui leur apportait les fromages !

Mais, quand on a dix-sept ans, que le soleil brille et qu’on a le cœur en fête, on ne s’attarde pas trop longtemps aux considérations décourageantes. Aussi, fût-ce d’un coup décidé qu’il sonna à la porte de l’hôtel des Fousseret.

Le même grand valet vint lui ouvrir. Mais il avait dû s’apercevoir déjà de l’amitié qu’on témoignait au jeune homme dans la maison, car son attitude marquait une considération nouvelle.

Jean fui introduit dans le petit salon aux dorures compliquées. Presque aussitôt, la porte s’ouvrit et Arlette parut.

Elle s’avança d’un pas vif vers le jeune homme et lui tendit une main cordiale.

— Comment allez-vous ? dit-elle en souriant.

— Très bien ! Et vous ?

— Merci. Quand il fait beau, je suis toujours contente. Je suis de la nature des chats, je pense : il me faut du soleil pour être heureuse.

Ils causèrent encore quelques instants, puis M. et Mme Fousseret arrivèrent à leur tour et l’on passa à table.

Le menu était recherché et les vins de choix. Dans cette atmosphère élégante, Jean ne se trouvait pas trop étranger et ne pouvait s’empêcher, au commencement, de s’en étonner un peu et de s’en réjouir… Puis, en buvant, les dernières brumes de sa timidité disparurent et il ne songea plus qu’au plaisir d’être devant une table délicatement servie, près d’une jeune fille pour laquelle il commençait à ressentir un intérêt persistant.

L’après-midi, ils allèrent en auto faire un tour au Bois de Boulogne, que Jean ne connaissait pas encore.

Dès lors, ils se retrouvèrent fréquemment. Le jeune homme fut invité à différentes reprises chez les Fousseret et chaque fois, il acceptait, heureux de retrouver la poupée brune qui semblait prendre à sa compagnie un plaisir si évident…

— Voulez-vous venir à l’Opéra avec nous, ce soir ? demanda Arlette. On joue Werther. Nous aimons beaucoup la musique de Massenet. Et vous ?

— Moi aussi ! s’empressa-t-il de répondre.

— Tant mieux ! J’en suis enchantée… Donc, à ce soir, huit heures… Papa déleste arriver en retard.

— J’y serai !

Les jeunes gens revenaient de faire du « footing » dans l’avenue du Bois de Boulogne, ils se séparèrent après une poignée de mains énergique.

Jean avait déjà fait quelques pas lorsque la jeune fille, soudain, le rappela.

— Ah ! Écoutez : vous savez sans doute ce détail, mais enfin, en qualité de parisien tout neuf, vous pourriez peut-être l’ignorer : le smoking est de rigueur, bien entendu…

— Naturellement…

Arlette remonta dans la grande auto grise qui l’attendait un peu plus loin, et Jean reprit le chemin de son logis, tout préoccupé. C’est vrai, il y avait la question du smoking ! il n’y avait point pensé, et sa brave femme de mère n’y avait pas plus pensé que lui, lorsqu’elle avait composé son trousseau… il fut cruellement embarrassé… Ses finances lui interdisaient d’une façon absolue l’achat coûteux de ce costume de cérémonie ; d’ailleurs, il ne pouvait raisonnablement consacrer un mois de sa pension, et même davantage, pour cette folie… D’un autre côté, refuser… Il ne s’en sentait pas le courage… Et puis, il avait dit oui… On allait compter sur lui… La raison lui suggérait bien quelques expédients : téléphoner, par exemple, qu’il était souffrant, ou qu’il n’avait pas songé à un rendez-vous pris antérieurement… Mais si, par hasard, les Fousseret avaient vent de la vérité ? Ils cesseraient de l’inviter, et le jeune homme devait convenir maintenant que ces échappées dans ce milieu luxueux, et surtout la présence d’Arlette, lui devenaient de plus en plus indispensables…

Ce fut en proie à ces perplexités qu’il se rendit au cours, l’après-midi.

Il allait entrer à l’École, lorsqu’il rencontra sur les marches son copain Georges Morin. Il ne fallut pas deux coups d’œil à celui-ci pour voir que son condisciple avait des ennuis.

— Ben ! qu’est-ce que tu as, mon vieux ? s’enquit-il, étonné. Tu en fais une tête !

Jean faillit nier. Mais soudain, une inspiration lui traversa l’esprit : peut-être que Georges, lui, trouverait une combinaison !

— Tu as raison, dit-il. Figure-toi que je me trouve dans un fichu embarras…

L’autre lui lança un coup d’œil :

— Galette ?

— Il ne s’agit pas de ça… Je suis invité à aller ce soir à l’Opéra…

— Et c’est ça qui te fait faire une figure de l’autre monde ?

— Oui… Parce qu’il paraît qu’il faut un smoking et je n’en ai pas !

— Diable ! C’est indispensable, en effet… Mais, tu as encore le temps d’en acheter un…

Il fit un geste nerveux :

— Tu ne comprends donc pas ? fit-il, enfin, sacrifiant le mutisme orgueilleux dans lequel il s’était tenu jusque là vis-à-vis de ses camarades au sujet de sa bourse. Papa ne me fait que six cents francs de pension par mois, et je dois payer avec cela mon logement et ma nourriture… Où veux-tu que je trouve l’argent nécessaire pour acheter un costume ?

Georges parut un peu étonné. Mais il comprit tout de suite, ou du moins, crut comprendre.

— Parbleu ! Ton père ne se ruine pas, mon pauvre ami… Mais tu sais, tu peux quand même te procurer ce que tu veux… pour un soir, du moins… Tu n’as qu’à louer ton smoking…

— On loue ça ?

— Pourquoi pas ? Je peux même te donner une adresse, si tu y tiens…

Il fouilla dans sa poche, en tira un bout de papier blanc et y griffonna quelque chose avec son stylo.

— Tiens ! fit-il, en lui tendant le chiffon. C’est au Coq du Village, 3, rue Suger. Tu trouveras là sûrement ce qu’il le faut.

Jean le prit et l’enferma précieusement. Puis, il serra affectueusement la main de son camarade :

— Mon vieux, tu m’as rendu là un fameux service ! Sans toi, je me demande comment je me serais débrouillé !

L’autre haussa les épaules en riant :

— Bah ! Ce sont des petits renseignements qu’on se passe volontiers entre copains… À ton service, si tu as besoin de mon expérience pour d’autres choses !

Ils grimpèrent l’escalier et entrèrent dans la salle où avaient lieu les cours.

Dès qu’il fut libre, Jean se précipita à l’adresse indiquée, où il trouva effectivement un smoking parfaitement à sa taille. Mais le commerçant exigea cinquante francs de location. Le jeune homme ne put s’empêcher de trouver que c’était un peu cher. Néanmoins, il s’exécuta, pensant :

— Bah ! je m’arrangerai… Ce mois-ci, je ne déjeunerai pas à huit heures, voilà tout…

Dès qu’il eut avalé son modeste dîner, il se dirigea vers l’avenue Hoche. La bise fraîchissait terriblement et sous son pardessus de demi-saison, il frissonnait un peu.

Quand il arriva, les Fousseret étaient prêts, ou presque.

Arlette, suivant son habitude, pénétra la première dans le petit salon, offrant aux yeux de Jean ébloui une silhouette jeune et élégante, drapée dans un mantelet d’hermine qui mettait en valeur ses cheveux lustrés et son teint doré.

— Maman est prête, expliqua-t-elle, en riant, c’est-à-dire qu’elle en a encore pour dix minutes à rechercher son sac, ses gants et sa cape… Mais, faites-vous voir ! continua-t-elle, rieuse, en lui saisissant les deux poignets et en l’écartant d’elle. Vous êtes magnifique, mon cher ! Jamais je n’aurais cru que le smoking vous allait aussi bien !

Sur le torse solide du jeune garçon, l’étoffe se moulait sans un pli. Jean n’osa pas lui raconter quelles difficultés il avait eues pour l’endosser convenablement, et surtout, ses hésitations au sujet de la cravate, qu’il ne savait pas nouer, et dont il ignorait la couleur : la fallait-il noire ou blanche ? Enfin, grâce à la complaisance de sa logeuse, tout s’était bien passé. D’ailleurs, il avait autre chose à faire qu’à se rappeler ces ennuyeux souvenirs ! il contemplait la jeune fille.

— Vous êtes magnifique aussi ! affirma-t-il.

Elle se débarrassa de son manteau d’un souple mouvement et apparut, délicieuse dans une toilette de tulle blanc qui la faisait ressembler à une mignonne ballerine.

— Et vous ? Comment trouvez-vous ma robe, interrogea-t-elle, coquette.

Elle tournait lentement devant lui, cambrant la taille, les deux mains sur les hanches, et la tête levée vers Jean avec un sourire ensorceleur.

— Vous êtes… vous êtes délicieuse ! dit-il.

Elle lui lança un regard taquin.

— Vous voulez dire que ma robe est jolie… Je le dirai à la couturière… Elle sera très flattée…

— Vous savez bien qu’il ne s’agit pas que de votre robe ! s’écria-t-il, tout troublé. Vous êtes jolie comme une fée.

Elle éclata de rire.

— Comment savez-vous que les fées sont si bien que ça ?

L’entrée de Mme Fousseret, dans une robe de velours vert émeraude, et constellée de bijoux, le dispensa de répondre.

— Déjà là ? C’est très bien, mon enfant, vous êtes exact ! Arlette, ma chérie, va dire à papa que Monsieur Gardin est arrivé, et que nous sommes prêtes… Je suis sûre que Pierre est depuis dix minutes au moins à nous attendre…

Elle alla à la fenêtre, souleva le rideau et jeta un coup d’œil dehors.

— Là ! Qu’est-ce que je disais ? L’auto est ici. Mais mon mari, mon pauvre enfant, est toujours en retard…

Juste à cet instant, l’incriminé parut, bonasse, et misant bomber un petit ventre avantageux sous l’étoffe de son vêtement.

— Tiens ! vous voilà ? Comment ça va ? Eh bien, partons, si Pierre est arrivé…

— Il y a je ne sais combien de temps qu’il attend, remarqua Mme Fousseret, d’un ton de douce-amère.

— Mais, j’étais prêt, ma bonne amie, tu le sais bien… C’est toi qui…

— Naturellement ! C’était encore moi ! Enfin, la discussion n’a plus aucun sens : partons-nous ?

— Oui, oui, tout de suite ! se hâta de répondre le brave homme qui savait par expérience qu’il ne faut jamais contrarier les femmes, et surtout la sienne.

C’était la première fois de sa vie que Jean entrait dans notre temple national de la musique, et même qu’il entendait un opéra. Il trouva le coup d’œil prestigieux, mais le jeu des acteurs lui-même l’ennuya. Il ne comprenait pas qu’ils n’échangent que des roulades et des grands airs, et le premier acte s’acheva sans qu’il ait encore saisi le sens de l’action qui se passait devant lui.

— Eh bien ! questionna Arlette, toute rose de plaisir, en se tournant vers lui. Comment trouvez-vous Massenet ?

— Délicieux, répondit-il poliment, bien qu’il préférât mille fois La Chanson d’une Nuit ou Parlez-moi d’Amour.

— Moi, ce que j’aime surtout, à l’Opéra, dit Mme Fousseret, c’est le coup d’œil… Regarde donc cette femme en rose, là-bas, ajouta-t-elle en désignant une personne assise dans une loge en face à sa fille. Elle a au moins pour cent mille francs de bijoux sur elle.

— Tiens ! dit Arlette qui se penchait pour inspecter le parterre. J’aperçois le vicomte des Aubrays et M. Peyronnet…

Elle leur fit un petit signe discret. Ceux-ci sourirent à la jolie apparition. Quelques minutes plus tard, ils entraient dans la loge.

Le vicomte des Aubrays était un homme d’une trentaine d’années, que l’abus de la vie de Paris et des plaisirs avaient prématurément fané. Ses tempes se dégarnissaient, mais il en était assez fier, car ses amis prétendaient que cette précoce calvitie lui donnait l’air d’un intellectuel. En fait d’intellectualité, le vicomte appréciait surtout les revues hippiques, car il s’intéressait fort aux chevaux. Cependant, il consentait de bonne grâce à se montrer partout où il est séant d’être vu, lorsqu’on a l’insigne honneur de faire partie du « Tout-Paris » et qu’on est inscrit sur le Bottin Mondain… Il venait régulièrement à l’Opéra parce qu’il est de bon ton de pouvoir en parler à ses relations, et parce qu’il trouvait plaisant le spectacle de toutes ces jolies femmes parées pour la joie des yeux…

Son ami, Léonce Peyronnet, était un gros industriel, brasseur d’affaires, arriviste forcené, qui venait juste d’atteindre la quarantaine. On disait tout bas qu’il serait un jour député. Petit, rond, il n’avait pas d’autre ambition que de ressembler le plus possible à cet élégant des Aubrays, dont l’avis faisait autorité en matière fashionable. Il lui avait emprunté l’adresse de son tailleur, de son chemisier et de son bottier, en revanche de quoi, le jeune aristocrate lui avait emprunté, lui, quelques bons billets de mille qu’il avait totalement oublié de lui rendre. Mais Peyronnet ne s’en plaignait pas. Il était trop flatté d’être vu en compagnie de ce descendant des Croisés pour qu’il songeât à s’inquiéter de ces quelques misérables sommes.

En arrivant, le vicomte, d’un geste aisé, baisa la main de Mme Fousseret, s’inclina devant Arlette, et présenta à la première une charmante bonbonnière…

— Permettez-moi, madame, dit-il, de vous offrir ceci, ainsi qu’à Mademoiselle Arlette… Je sais que les dames sont comme les enfants : elles aiment les sucreries !

Il sourit, découvrant des dents magnifiques, qui étaient la seule beauté de ce visage déjà flétri.

Brusquement, Jean rougit. Il n’avait pas pensé qu’il était convenable d’apporter quelque chose lui-même, de temps en temps… Il se jura d’offrir, la prochaine fois, un bouquet de fleurs.

— Oh ! vicomte ! minaudait la bonne dame, en acceptant le cadeau. Que vous êtes gentil ! Quelle délicate attention ! Arlette, remercie donc !

Arlette tendit la main au jeune homme.

— Merci de tout cœur ! Vous êtes charmant !

Celui-ci saisit les doigts et y déposa un léger baiser.

— Je vous en prie ! Cette petite boîte ne mérite pas de si grands remerciements… Dois-je avouer que j’espérais vous voir ce soir ?

Cependant, Arlette avait prestement défait le ruban bleu et ouvert la boîte. Elle jeta une exclamation de plaisir :

— Oh ! des fruits confits ! Vous connaissez mes préférences.

Le vicomte des Aubrays, que M. Fousseret présentait, ainsi que Léonce, à Jean, se détourna et revint tout de suite vers la jeune fille.

— Naturellement !

La bonbonnière circula, et d’un commun accord, son contenu fut déclaré délicieux.

— Monsieur Bernard, dit Arlette au vicomte qui s’était assis à côté d’elle, allez-vous au Vernissage, demain !

— Bien sûr ! dit-il, en réajustant son monocle. Il paraît qu’il y a eu des envois intéressants… Comment trouvez-vous Van Dongen, Madame ?

Ils se mirent à discuter peinture, tandis que Peyronnet et Jean, muets, les écoutaient.

Jean, bien qu’il pestât intérieurement contre ceux qu’il qualifiait d’ « intrus », ne pouvait s’empêcher d’admirer et de jalouser la parfaite liberté d’allures, l’air dégagé et élégant en même temps de des Aubrays.

— La race revient toujours, ce n’est pas une blague ! pensa-t-il.

Enfin, l’entr’acte prit fin. Les deux hommes se retirèrent et le rideau se leva.

Mais, ils revinrent encore la fois suivante. Puis, par discrétion, sans doute, on ne les revit plus, et le jeune homme en fut intimement soulagé. Il avait comparé le jeune aristocrate avec lui-même, et il devait s’avouer que s’il avait une apparence physique autrement solide, il ne pouvait rivaliser avec le vicomte sur le chapitre de la distinction.

Il s’efforça de reprendre avec Arlette leurs conversations habituelles. Mais la jeune fille lui répondait à peine. Visiblement son esprit était ailleurs.

— Parbleu ! pensa-t-il avec rage. C’est ce petit freluquet qui l’occupe. Il avait bien besoin de venir, celui-là !

Aussi, le soir, lorsqu’il se sépara des Fousseret et qu’elle lui demanda mollement :

— Venez-vous au Vernissage, demain ?

Il répondit sèchement :

— Non. Impossible. J’ai un cours.

— Voyons, mon enfant ! intervint M. Fousseret. Il ne faut pas accaparer M. Gardin… Il a ses études, aussi, et ne dispose pas de tout son temps, comme toi !

Il resta quelque temps sans retourner chez les Fousseret. Il redoutait de revoir le vicomte. Et puis, il avait fait une autre découverte qui l’avait comblé à la fois de joie et de consternation : il ne pouvait plus se dissimuler qu’il aimait Arlette.

— Puisque j’ai tant souffert lorsque j’ai vu Arlette prêter à cet homme une attention somme toute quelconque, c’est que je suis jaloux, s’était-il dit. Et si je suis jaloux, c’est que je l’aime !

Il avait profondément réfléchi à cette nouvelle situation. La raison n’avait pas été longue à lui conseiller le parti qu’il devait prendre : abandonner les Fousseret, ne plus jamais remettre les pieds à l’hôtel de l’avenue Hoche et ne plus se trouver en présence de la jeune fille…

Il tint bon pendant quinze jours. Le seizième jour, alors qu’il passait devant la loge de sa concierge, celle-ci l’appela :

— Hé ! m’sieur Gardin ! Il y a une lettre pour vous !

Il s’arrêta net. Ses vieux ne lui écrivaient qu’une fois par mois et il avait reçu de leurs nouvelles trois jours avant.

La pipelette revenait déjà et lui tendait une étroite enveloppe crème d’où s’exhalait un léger parfum.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? songea-t-il en la décachetant.

Ses yeux coururent à la signature. C’était d’Arlette.

« Que devenez-vous ? disait-elle. On ne vous voit plus ! Papa pense que vous avez été écrasé par un autobus et maman suppose que vous avez été enlevé par les gangsters… Venez vous-même nous rassurer, cet après-midi… Nous irons nous promener tous les deux. Je veux vous emmener goûter au pavillon d’Armenonville ! »

Ces quelques lignes suffirent pour mettre en déroute toutes les belles résolutions du jeune homme, qui, déjà, ne tenaient que bien difficilement…

— Après tout, pensa-t-il, pourquoi ne courrais-je pas ma chance, moi aussi ? Je sais bien que malheureusement, elle est d’une autre classe sociale que la mienne, que son père est riche… Mais, qu’importent toutes ces considérations, si elle m’aime aussi ? Puisque moi, je serai avocat… Je serai célèbre, un jour, c’est certain… À ce moment-là, nous serons à égalité… Nous sommes jeunes tous les deux ; il n’y a aucun inconvénient à attendre cinq ou six ans…

Qu’ils étaient loin les conseils de la prudence et de la raison ! Ils fuyaient à tire d’aile devant les objections victorieuses de l’Amour…

Cette fois, en passant par l’avenue des Champs-Élysées, Jean n’oublia pas d’acheter un bouquet. Mais il ne put s’empêcher de faire un geste de surprise lorsqu’il fallut en acquitter le prix.

— Vingt francs ? s’exclama-t-il. Eh bien ! ils sont chers, vos œillets !

— Trente sous pièce ! riposta la marchande, outrée. Et au mois de novembre ! Vous en avez quatorze parce que je vous ai fait censément cadeau du dernier, parce que le treize, ça porte malheur ! Et vous n’êtes pas content ? Quand on est un purotin, on ne paie pas de fleurs à sa petite amie !

Jean s’éloigna en hâte, le rouge au front. Quelques passants avaient entendu et riaient.

Quand Arlette arriva dans le salon, il lui offrit gauchement son achat.

— Ah ! vilain ! s’écria-t-elle, rieuse. Vous cherchez à vous faire pardonner ! Enfin ! Il le faut bien ! Vos fleurs sont ravissantes.

Elle enfouit dedans son petit nez rose et respira l’odeur poivrée avec délices. Jean pensa qu’il était bien récompensé de son sacrifice.

— Je vais les mettre dans l’eau moi-même ! continua-t-elle. Ou plutôt non. Je veux vous confesser, et savoir pourquoi vous êtes resté deux longues semaines sans faire parler de vous ! Méchant ! je vous ai cru malade, moi !

Elle sonna. Une femme de chambre apparut.

— Mariette, arrangez ces fleurs dans un vase, je vous prie. Vous le placerez ensuite ici.

La soubrette disparut, emportant le bouquet. Arlette se retourna vers son camarade.

— Alors, allez-vous me dire pourquoi vous êtes resté dans votre tanière, comme un ours ?

Il eut envie de crier :

— Mais, parce que je vous aime, Arlette ! Je vous aime comme un fou, comme un insensé, et que j’ai peur de l’avenir !

Il craignit de l’effaroucher. Et puis, l’endroit était mal choisi pour un aveu : son père ou su mère pouvaient entrer à tout instant et couper l’effet de sa déclaration. Il préféra la remettre à plus tard.

La jeune fille lui donna une petite chiquenaude sur les doigts.

— Allons ! J’attends.

— J’avais du travail, répondit-il, d’un air embarrassé. Et en tout cas, je n’ai pas dû vous manquer tant que cela : vous aviez d’autres amis pour vous tenir compagnie !

Elle éclata d’un rire frais.

— Je pense que vous voulez parler du vicomte des Aubrays ? Si, si… J’ai bien remarqué que vous le regardiez d’un œil féroce, lorsque nous étions à l’Opéra… Fi ! que c’est vilain ! D’ailleurs, si vous saviez ce qu’il m’intéresse peu, ce reliquat de l’aristocratie française !

Elle lui prit le bras et le secoua par jeu.

— C’est fini, j’espère, cette bouderie ? Tenez, je vais me confesser complètement : je l’ai revu avec maman, au Vernissage, le lendemain, et il m’a tellement ennuyée que j’ai juré de ne plus recommencer… Il est très calé sur le nom de tous les peintres et moi je n’en connais qu’un ou deux… Alors, il me semblait que j’étais encore au cours… C’est une sensation fort désagréable, car j’étais paresseuse comme une douzaine de couleuvres…

Elle dit cela si drôlement qu’il se mit à rire aussi.

— Ah ! la bonne heure ! s’écrie-t-elle en sautant en l’air et en battant des mains. Voilà comme je vous aime ! Maintenant, excusez-moi une petite minute ! je vais m’habiller et nous irons à Armenonville…

Elle disparut en tourbillon et revint moins de vingt minutes après, emmitouflée dans un manteau de fourrure grise, et coiffée d’un invraisemblable petit bibi qui ne devait tenir sur sa tête que par un miracle d’équilibre.

— Voilà ! je suis prête, fit-elle gaiement. Allons ! Papa et maman sont en visite, et ont emmené l’auto. Nous prendrons un taxi.

Ils sortirent. Jean avait l’impression de nager dans un fleuve de délices ; en vérité, il croyait que le monde lui appartenait. Dans un éclair, il se vit ainsi, quelques années plus tard, alors que, mariés, il abandonnerait quelques heures son étude pour accompagner sa femme…

Ils formaient un couple charmant et plus d’un passant se détourna pour les contempler en souriant. Ils gagnèrent l’Étoile, puis l’avenue du Bois de Boulogne.

— Êtes-vous fatiguée ? demanda le jeune homme, plein de sollicitude.

— Ma foi ! oui. Arrêtez une voiture, s’il vous plaît. J’ai été ce matin jusqu’à Vincennes voir une amie et je me sens incapable de battre des records de footing.

Il s’avança sur le rebord du trottoir et fit signe à un chauffeur, qui roulait doucement, en quête d’un client éventuel. Ils y grimpèrent et Jean, d’une voix ferme, donna l’adresse.

Le Bois de Boulogne était splendide. À l’entrée, Arlette fit arrêter et sauta à terre.

— Nous allons marcher un peu, déclara-t-elle. Cela nous fera du bien et je me sens complètement reposée.

Jean régla le taxi, puis ils prirent une allée qui s’enfonçait dans l’épaisseur du bois. Arlette passa sa petite main gantée sous le bras de son compagnon.

— Vous permettez ? fit-elle, coquette. J’ai au moins dix centimètres de talon et je sens que je vais me tordre un pied si vous ne me prêtez l’appui tutélaire dont j’ai besoin.

— Nous aurions mieux fait de garder l’auto, remarqua-t-il.

— Non ; n’est-ce pas gentil d’aller ainsi, tous les deux ?

— Certes ! Pour ma part, je ne saurais souhaiter davantage… Je suis si heureux lorsque je me trouve près de vous !

Elle lui glissa un petit coup d’œil malicieux.

— Vraiment ?

— Vraiment…

Il ne sait que dire de plus. Il est encore malhabile pour tourner un madrigal, avouer l’amour qu’il sent palpiter en lui jusqu’à l’étouffement… Toutes les belles phrases qu’il a pensées, il ne s’en souvient plus… Pour terminer sa phrase, il prend la petite main et la serre avec force.

Mais Arlette n’est pas aussi embarrassée que lui. Elle bavarde, bavarde comme un oiseau, s’amusant de la mine de son cavalier, dont elle devine fort bien, la fûtée, les sentiments…

Et pourquoi, demande-t-elle, êtes-vous heureux, lorsque nous sommes ensemble ?

Parce que… parce que… J’ai beaucoup d’affection pour vous, mademoiselle Arlette…

— Moi aussi, dit-elle d’un air innocent. Vous êtes un bon copain, sûrement, et je vous aime bien… Aussi, appelez-moi Arlette tout court, comme moi, je vous appellerai Jean…

— Je n’oserai jamais…

— Vous êtes un nigaud ! Il faut oser ! Tous mes camarades m’appellent Arlette ! Et moi, je ne m’embarrasse pas non plus de leur donner du « monsieur » long comme le bras…

Elle le regarde dans le blanc des yeux.

— Eh bien ? J’attends ?

— Arlette…

— Ah ! la bonne heure ! Mais ce n’est pas bien dit. Recommencez !

— Arlette !

— C’est déjà mieux ! Dites-moi quelque chose de gentil !

— Arlette, je vous aime !

Ça y est ! Tout effaré de son audace, Jean regarde la jeune fille, afin de savoir ce qu’elle en pense. Elle rit à pleines dents.

— Je ne vous avais pas demandé ça !

— Excusez-moi, mademoiselle… euh… Arlette… Ç’a été plus fort que moi…

— Je n’ai pas à vous excuser ! Ça ne m’a pas froissée du tout !

Un vicomte des Aubrays ne s’arrêterait pas en si beau chemin. Profitant de la situation, il demanderait en échange un aveu pareil, un engagement… Mais, Jean est encore bien naïf. Son audace l’émerveille et l’épouvante ; il sourit et se contente de balbutier :

— J’avais si peur ! Mais, voyez-vous, j’ai parié malgré moi : je pense à vous depuis si longtemps !

Ils goûtèrent à une petite table, en plein air, entourés par d’autres couples qui créaient nue sorte d’atmosphère sentimentale autour d’eux. Quand Jean rentra chez lui, le soir, ivre de joie, d’orgueil, de bonheur, il songea :

— Elle sait ! elle sait ! Quand je la reverrai, nous nous fiancerons…

Un instant, il balança, afin de savoir s’il devait annoncer la grande nouvelle là-bas. Ils allaient en faire une tête, ses vieux. Qu’est-ce qu’on allait clabauder, dans le pays !

— Vous savez ? dirait-on, de porte en porte. Le fils au père Gardin ? Ma fi ! pécaïre ! qu’il va épouser la demoiselle du château, la fille à Monsieur Fousseret, celui qui est si riche !

Et les langues de marcher…

Tout d’un coup, il songea qu’il lui faudrait aller faire la demande officielle aux parents d’Arlette. Comment allaient-ils prendre la démarche ? Et s’ils allaient refuser ?

— Bah ! Arlette est enfant unique ; ils ne voudront pas la désespérer, pensa-t-il en se couchant. Elle pleurera, boudera, et finira par imposer sa volonté… Elle m’aime aussi, c’est visible… Nous serons unis… Nous serons heureux !