Éditions de La Revue Moderne (p. 49-57).

VI.

LA PHILOSOPHIE D’YOLANDE


Lorsqu’elle rentra d’entendre la messe, le lundi suivant, Mlle Perrin trouva sa filleule encore au lit, malgré les larges rayons de soleil qui filtraient à travers les fenêtres, remplissaient sa chambre de lumière et prêtaient aux moindres grains de poussière des chatoiements de pierres précieuses.

— Comment ? Encore au lit ! s’exclama la recluse en embrassant sa cousine. Mais ne sais-tu donc pas, petite paresseuse qu’il est passé sept heures et demie ?

— C’est votre faute aussi, austère marraine, vous avez des lits si douillets, cette fenêtre m’envoie une brise si tiède, la chanson de la digue et le murmure lointain de la ville, tout m’enlise.

— Tu fais bien, mignonne, repose-toi bien durant ces quelques jours de vacances.

— D’ailleurs, n’allez pas croire que je suis restée complètement inactive depuis ce matin.

— Mais tu n’es pas encore sortie de ton lit…

— Tout de même, depuis toute une heure que je suis éveillée, je me travaille les méninges, encore un peu nébuleuses de sommeil, je réfléchis à votre histoire et cherche une solution.

— Vraiment ?

— Eh oui ! marraine ingrate, depuis une longue heure que je réfléchis. Une heure de réflexion bien concentrée, vous imaginez-vous ce que cela représente d’efforts, surtout à jeun.

— Pauvre petite.

— Faut-il vous aimer, marraine de mon cœur, pour s’imposer une pareille tâche ! J’ai soupesé les torts de votre Fidèle, les menaces qui vous sont faites, les conseils de votre avocat et de vos amis, la petite influence que je puis avoir sur la personne de l’avocat de votre adversaire et quantité d’autres considérations qu’il me serait trop long d’énumérer. Bref, la conclusion est que votre affaire n’est pas sans issue.

— Alors, tu vas m’aider ?

— N’allons pas si vite, marraine impatiente, procédons avec ordre comme dit Monsieur Beauparlant, cadet, quand il veut se donner de l’importance devant une belle cliente. Trois solutions se présentent. Primo : régler, payer ou, encore, faire tuer votre chien, en un mot, capituler. Solution ignominieuse et inacceptable. Secundo : Plaider et gagner comme vous l’a conseillé votre avocat et, étant lui-même avocat et « maistre es-chicanes », c’est tout ce qu’il pouvait vous offrir de plus acceptable. Solution à adopter en dernier ressort, offrant ses ennuis et ses tracas. Tertio : ne pas plaider, ne pas régler, laisser vivre ce brave Fidèle et amener votre adversaire et son avocat à vous demander grâce. Solution glorieuse, victoire éclatante de l’esprit féminin sur l’orgueil de l’homme ; mais victoire qu’aucun avocat, fut-il Monsieur le Bâtonnier lui-même ou encore le défunt Cicéron ressuscité, ne pourrait vous gagner et que seule, votre petite bonne femme de filleule ici présente peut vous obtenir. Or, comme cette tête de linotte vous adore, elle est prête à se mettre à votre disposition, certaine par avance du succès final.

— Serait-ce possible ?

— Attendez encore un moment, je n’ai pas fini. Je suis prête à vous promettre de régler cette affaire dans le sens que je vous ai indiqué, mais — car il y a un mais — à une condition.

— Je l’accepte d’avance.

— Attention, marraine, attention, si j’étais méchante, je vous prendrais au mot.

— Voyons alors cette condition.

— Une condition, une seule, oh ! mais une condition expresse, une condition « sine qua non » comme dit encore le cadet de mes patrons, une condition sans laquelle je ne puis rien faire pour vous, je suis obligée de vous refuser mon concours et, comme je ne pourrais demeurer le témoin impuissant de vos tracas, je me verrais obligée de retourner à Montréal achever ma vacance au parc Mance.

— Mais vite, dis-moi cette fameuse condition.

— C’est que vous vous en remettiez entièrement à moi du soin de mener cette affaire et de plus, que vous me promettiez solennellement de faire tout ce que je vais vous demander.

— Tout ? C’est vague… Quoi encore ?

— Tout, vous dis-je, tout, sans exception ni réserve et surtout sans la moindre hésitation, sans la plus petite discussion. Est-ce compris ?

— C’est grave ce que tu me demandes là.

— Mon concours est à ce prix. D’ailleurs, soyez persuadée que je ne vous demanderai jamais une chose qui puisse être en opposition avec les données de votre conscience. Encore une fois, est-ce promis ?

— Il faut promettre… comme cela… en aveugle ?

— En aveugle, comme le défunt roi Hérode. Par contre, vous pouvez être tranquille, je ne vous demanderai la tête d’aucun Jean-Baptiste. À quelle heure le premier train pour Montréal ?

— Mais non ! ne m’abandonne pas. Je te promets tout ce que tu veux ; mais reste avec moi.

— Ainsi, vous promettez ?

— Tout, te dis-je.

— Vous ne regretterez pas cette promesse que vous me faites en ce moment en toute liberté ?

— Puisque je te dis que je promets, que veux-tu de plus ?

— Il est encore temps. Si vous croyez ne pas pouvoir tenir votre promesse, je puis vous en dégager.

— Non ! c’est promis, te dis-je.

— Alors, vous êtes une marraine adorable et je suis bien heureuse de demeurer avec vous, dit Yolande en sortant du lit. Elle était revêtue d’un élégant pyjama de soie japonaise aux couleurs bigarrées, culottes bouffantes, ample blouse lui donnant des allures de délicieux petit clown de cirque. Elle chaussa une paire de pantoufles, jeta un regard furtif dans sa glace et, embrassant Mlle Perrin : « Maintenant que j’ai votre promesse, je vais immédiatement vous mettre à l’épreuve. Quel âge avez-vous, marraine ?

— Quel âge ? Mais tu sais bien que je suis une vieille fille.

— Ce n’est pas répondre à ma question. Heureusement je suis forte en chiffres et je puis y répondre moi-même. Vous aviez neuf ans quand vous eûtes le bonheur insigne de me porter sur les fonds baptismaux. Je viens d’atteindre ma vingtième année, ce qui fait pour vous un total de vingt-neuf ans. Vingt-neuf ans et se proclamer vieille fille ! A-t-on jamais entendu pareille énormité ? Se dire vieille fille à vingt-neuf ans, c’est trahir tout son sexe ! Et ce qui est pis, c’est que vous semblez prendre plaisir à mener une vie d’adepte de Sainte-Catherine : même antipathie pour les hommes, même passion pour l’étude ; vous mériteriez presque de finir vos jours sous la roue, comme l’auguste défunte, tant vous semblez dédaigner les dons que Dieu vous a prodigués… Avoir une figure impeccable comme la vôtre, une chevelure de Madone, une taille svelte et élégante et s’appliquer à cacher des trésors aussi incomparables, se plaire à se vêtir de robes à la mode de nos grand’mères, s’obstiner à tenir lissée en bandeaux, comme une pensionnaire de couvent, cette opulente chevelure dorée ; mais c’est faire injure à Dieu, c’est dédaigner Ses bontés, c’est mépriser Ses bienfaits ! Marraine ! Marraine ! vous êtes un blasphème vivant !

— Mais ma petite…

— Il n’y a pas de mais… Vous qui êtes une savante, qui vivez parmi les fleurs, les étudiez, respirez leurs parfums, admirez leur éclat, ne vous êtes-vous jamais demandé ce que seraient la nature et notre pauvre existence si les fleurs, par une sotte humilité, cachaient sous terre l’éclat de leur floraison, si elles entassaient leurs parfums dans leurs tiges et ne les laissaient jamais s’exhaler, si les oiseaux ne chantaient pas, si le soleil se cachait tout le jour pudiquement derrière les nuages ? Notre planète est une vallée de larmes qu’il faut s’appliquer à rendre le moins triste possible et chaque être pouvant contribuer à l’embellir doit fournir généreusement sa quote-part. Vous avez failli à ce devoir élémentaire, vertueuse marraine !

— Pourtant…

— Il n’y a pas de pourtant, pécheresse endurcie, vous étiez une rose resplendissante et vous vouliez cacher votre éclat, garder jalousement votre parfum, vous étiez un sourire et vous ne vouliez pas vous épanouir, vous êtes une admirable jeune fille et vous voulez cacher votre jeunesse et votre beauté ! Heureusement que je suis là et mon premier acte d’autorité sera de vous contraindre à l’accomplissement de ce devoir naturel.

— Mais enfin…

— Vous avez pris plaisir à vous vieillir, il va falloir, sous ma direction, rebrousser chemin et rattraper la jeunesse dédaignée.

— Mais, Yolande, quel rapport y a-t-il avec mon procès ?

— Quel rapport ? Comment ?… Vous me demandez quel rapport ?… Mais cela crève les yeux, naïve marraine, cela crève les yeux. Il y a un rapport très direct et si vous voulez que je vous explique ?… Mais au fait, pas besoin de vous expliquer, j’ai votre promesse, cela suffit. Plus tard vous comprendrez.

— Enfin, que me faut-il faire ?

— Vous laisser guider par moi… Tenez, nous allons commencer immédiatement. Asseyez-vous sur ce tabouret que je voie ce que je puis faire de cette admirable chevelure. Puis, prenant la voix cérémonieuse du coiffeur classique : « Mademoiselle a des tresses incomparables et c’est vraiment un crime que de les cacher ! Elles ont l’éclat des blés mûrs… et quelle profusion ! Quelle longueur ! Je n’ai vu qu’une fois des tresses pouvant rivaliser avec celles de Mademoiselle, — au théâtre Canadien Français de Montréal, à une représentation de la Mascotte, — c’était les tresses de Madame Simone Rivière… et encore elles étaient fausses, tandis que celles de Mademoiselle… » Et l’espiègle fit mine de tirer.

— Haïe !

— Oui ! c’est bien ce que je pensais, Mademoiselle ne porte aucun faux chignon comme mainte de mes clientes. Les cheveux de Mademoiselle sont d’un léger, d’un soyeux, des fils d’or minuscules, quoi ! Maintenant, un instant, ne bougez pas. Bien. Quelques coups de fer sur les côtés, une touffe sur l’avant de l’oreille, un peu d’ondulation ici… Les cheveux de Mademoiselle prennent sans effort les plis du fer, c’est un vrai plaisir que de coiffer Mademoiselle. Bon, encore quelques coups de fer ici, un peu d’ondulation là et enfin, le chignon… Oh ! le chignon, Mademoiselle, c’est la partie vitale d’une coiffure élégante, c’est là que se distingue l’artiste… Il faut qu’il offre à la fois un assemblage de grâce, d’élégance, de délicatesse ; s’il est lourd, l’œuvre entière est lourde. Attention, ne remuez pas, je me sens prise d’inspiration, le feu sacré, Mademoiselle, le feu sacré ! Encore une seconde. Bien ! j’achève. Là, là, ça y est ! Maintenant si Mademoiselle veut constater par elle-même, elle peut se regarder dans cette glace. Mademoiselle n’a pas besoin de craindre, les glaces ont été inventées pour les jolies femmes… Voyez, Mademoiselle, c’est vingt ans de jeunesse que je lui ai restitués ».

— Oh ! s’exclama cette brave Mlle Laure en apercevant dans la glace sa douce figure métamorphosée. Mais, petite Yo, c’est ridicule de se rajeunir ainsi !

— Au contraire, marraine timide, le ridicule, le crime, devrais-je plutôt dire, c’était de se vieillir. Puis, prenant une voix doctorale : Donnez-moi vos vingt ans si vous n’en savez que faire !

— Et les neuf autres ?

— Bah ! de vingt à trente-cinq ans, une jeune fille a toujours vingt ans. Mais je n’ai pas terminé votre transformation, marraine, vous comprendrez bien que votre robe d’indienne à collet monté ne serait plus de mise avec une aussi gracieuse figure.

— Comment ? tu veux me faire porter des robes décolletées !

— Calmez vos craintes, vertueuse cousine. Ne vous ai-je pas promis de ne rien vous demander qui puisse en aucune façon porter ombrage à votre conscience timide ? Ce qu’il vous faut, c’est une robe faite très modestement, à peine décolletée ; mais une robe gracieuse et élégante, quelque chose de frais, de délicat, de jeune.

— Ma petite tu vas me faire rire au nez par ma vieille couturière.

— Ah ! mais non, laissez-la dormir, votre vieille couturière, nous pouvons bien facilement nous dispenser de ses services. Je me confectionne moi-même tous mes vêtements et sous-vêtements et je saurai très bien faire de vous la plus élégante personne de Saint-Hyacinthe, ville et faubourgs. Et, imitant la voix et les manières des modistes obséquieuses : « Mademoiselle désire-t-elle une jolie robe d’organdi ? Préfère-t-elle la molle, le taffetas, la soie ? Les fils délicats sont tout à fait de mode cette année. Quelles nuances plairaient à Mademoiselle ? Je suis en état de satisfaire tous les caprices de Mademoiselle. J’ai ici des tissus merveilleux, nuances les plus variées, délicatesse de travail, regardez, c’est à la fois léger et solide. Mademoiselle n’a qu’à manifester son goût. Quant à la question des modes, je puis faire voir à Mademoiselle les dernières revues de Paris et de New York. Tenez, voyez, choisissez. Que dit Mademoiselle de ces créations parisiennes ? Ici, ce modèle irait très bien à Mademoiselle. Élancée, élégante, presque svelte, cette création avec tunique en net de soie, le foulard de la blouse de même matériel, l’habillerait parfaitement. Mademoiselle préfère-t-elle le modèle suivant, quoique plus prétentieux et quelque peu extravagant ? Les lignes, qui sont admirables chez Mademoiselle, se perdraient dans ce fouillis, ce qui serait regrettable, Mademoiselle est naturellement trop jolie pour avoir besoin de tels accessoires. Chez certaines personnes peu favorisées par la nature, nous tâchons de corriger par l’habit les défauts naturels ; mais chez Mademoiselle pas n’est besoin de tels artifices ; chez elle, la robe doit être le cadre gracieux, élégant, délicat et simple qui fasse ressortir le tableau… »

— Tu es donc une fée ! Et tu es certaine de pouvoir confectionner de pareilles merveilles ?

— Mademoiselle sera satisfaite. Quant aux chapeaux, aux souliers, aux gants, à l’ombrelle et autres menus articles, que Mademoiselle s’en rapporte à moi.

— Eh bien, petit tyran, cours bien vite en ville acheter ce que tu croiras nécessaire. Voici ma bourse, je t’autorise à y puiser sans compter. Achète ce que tu jugeras convenable, je te donne carte blanche. Pour une fois que je fais des folies, autant les faire grosses.

— Et pendant que je brûlerai mes pieds mignons sur l’asphalte de la basse ville, vous croyez que je vais vous laisser vous prélasser bien tranquillement ici, à la fraîche et à l’ombre ? Mais non, pas si bête, marraine de mon cœur. Je ne suis pas tyran à demi quand je m’y mets. N’avez-vous pas remarqué que votre maison demande à grands cris un peu et même beaucoup de peinture ? La clôture est vermoulue, la véranda est boiteuse, les persiennes, de vertes qu’elles étaient, sont maintenant presque brunes, les portes, les fenêtres, tout est rendu au bois… Les herbes folles, les jeunes arbustes ont envahi le parc et le parterre. Il faut rajeunir la cage en même temps que l’oiseau. Bien vite, faites venir les menuisiers et les peintres.

— Et les tentures de l’intérieur, ne les trouves-tu pas un peu fanées ?

— Marraine, vous êtes admirable d’intuition ! Je m’habille bien vite et, bonjour, je me sauve !