Éditions de La Revue Moderne (p. 20-28).

III.

MONSIEUR PAUL HAINAULT, CÉLIBATAIRE.


M. Hainault était la parfaite antithèse de Mlle Perrin. Vieux garçon sans ambages, il mettait toute sa coquetterie à faire oublier les quarante hivers qui avaient parsemé de fils d’argent sa chevelure jadis noire jais. Depuis quinze ans, il ne semblait pas avoir vieilli, ou du moins il tendait tous ses efforts à l’oublier et à le faire oublier aux autres. Il ne faudrait pas juger ce brave garçon d’après l’entrée tapageuse et quelque peu ridicule qu’il a faite dans notre récit. Ce n’est pas chaque jour qu’un dogue s’accroche à vos habits en tournant des yeux pleins de sang et vous montre les crocs ; et c’était peut-être la première fois de sa vie que Monsieur Hainault, Paul pour les intimes, sortait de son tempérament d’ordinaire si calme, si pondéré.

M. Hainault était comptable en chef dans une usine de chaussures de la ville. C’était un joli garçon brun, aux yeux noirs et étincelants, au teint sanguin, auquel on aurait donné à peine trente ans. Sa mise était recherchée et très soignée. Sa moustache toujours méticuleusement cirée, il portait avec élégance des habits coupés à la dernière mode, bien pressés, sans un faux pli, et avec cela, bon garçon aux manières affables et polies, d’une gaieté exubérante, d’un entrain inlassable, ce qui explique sa popularité parmi les jeunes gens de la ville : commis de banque, jeunes professionnels, fils de familles, commerçants à leurs débuts.

Il était de plus d’une parfaite éducation et avait reçu une instruction rare parmi ses collègues de la comptabilité.

Il avait fait un cours classique complet au collège de sa ville natale et ses études n’avaient été qu’une série de succès. Non seulement il avait été un élève brillant, mais aussi un élève modèle que Monsieur le Directeur citait toujours en exemple à ses condisciples.

Contrairement à l’attente de ses professeurs, toujours portés à voir l’appel de Dieu chez leurs élèves d’élite, Paul déclara ne se sentir aucune disposition pour le sacerdoce. Bien plus, il dédaigna de s’engager dans aucune de ces professions dites libérales et qui ne réussissent que bien juste à ne pas laisser mourir de faim ceux qui les choisissent. Il avait le talent des chiffres, il se fit comptable.

Les bonnes dispositions qui s’étaient manifestées chez lui dès son enfance ne se trahirent pas un seul moment et, dans la vocation qu’il s’était choisie, Paul ne tarda pas à éclipser tous les autres.

Dans sa ville natale que, contrairement à la règle malheureusement trop générale, il avait tenu à ne pas déserter, ses vertus ne tardèrent pas à produire de bons effets et ses professeurs reconnurent qu’il était bon après tout, que de temps en temps, un sujet pieux et brillant « affrontât la mer houleuse » du monde et servit de pilote aux autres moins éclairés.

Après avoir été un modèle au collège, notre ami devint un modèle dans sa ville et l’orgueil de son curé qui s’en était fait non seulement un ami mais en quelque sorte un collaborateur.

Dès sa première année hors du collège. Paul fonda un cercle de l’A.C.J.C. dont il se fit attribuer la présidence ; il devint Préfet de la congrégation des jeunes gens, Président d’une conférence de St-Vincent de Paul, Président d’une Section de la Société St-Jean-Baptiste et que sais-je encore. Un jour, les Chevaliers de Colomb vinrent solliciter de lui l’honneur de l’avoir dans leurs rangs.

Une dernière fondation devait achever de consacrer sa popularité. Jugeant que le plaisir était non seulement le gage d’une bonne conscience mais aussi l’auxiliaire le plus puissant de propagande et d’action, il avait fondé le cercle social et sportif « Les Francs Coureurs » dont le chalet était sur la rive sud de l’Yamaska à quelques milles en amont de la ville. C’était chaque soir d’été de longues promenades sur l’eau, des courses en yachts etc., et, durant l’hiver, de longues randonnées en raquettes, en skis, gages très certains contre l’inaction et l’ennui et leurs conséquences souvent néfastes.

Et pourquoi donc, me direz-vous, cet homme admirable, cet être assoiffé de dévouement et de sacrifices, ce fondateur d’œuvres par excellence ne s’était-il pas marié ? Pourquoi n’avait-il pas créé un foyer, la plus grande, la plus sublime, la plus patriotique des œuvres que puisse rêver un bon citoyen ? Pourquoi ? Oui, pourquoi ? Voici. Sorti du collège, Paul avait gardé son âme naïve de collégien, il était alors trop rempli de feu sacré, son cœur brûlait trop du désir d’apostolat pour songer à courtiser une jeune fille ; cela aurait été, pensait-il, déchoir à ses ardeurs juvéniles, à ses idéals sublimes dans leur naïveté. Il avait ainsi laissé s’écouler les belles années d’emballement, de crânerie et de témérité où l’homme ne craint pas d’aliéner et pour toujours son cœur et sa liberté.

« Il n’est pas bon que l’homme soit seul », a dit le Tout-Puissant après avoir créé Adam, notre premier père et, le même jour, il créa Ève notre première mère. Et, remarquez bien que Dieu, qui était omniscient, n’attendit pas cinq, dix, quinze ans avant de donner une compagne à Adam, mais que le même jour et successivement, Il créa le premier homme et la première femme. Qui sait, si le Très-Haut avait laissé s’écouler dix ans entre les deux créations, s’il avait laissé Adam, notre premier père, devenir le premier vieux garçon, si ce pauvre Adam avait eu le loisir de prendre certaines manies, de vivre à sa guise, de se coucher et se lever quand le cœur le lui aurait dit, de se livrer à tel plaisir plutôt qu’à tel autre, d’orienter sa vie d’après ses inclinations personnelles et, surtout, si Dieu lui avait donné le temps de laisser se développer en lui le sentiment d’égoïsme naturel à tout être créé, qui sait, dis-je, si, à son réveil, il eût regardé avec beaucoup d’amour cette compagne qu’on venait de lui créer et s’il n’eût pas plutôt regretté sa côte ?

Paul avait eu un printemps sans amour, son été avait été une longue succession de travail et de dévouement pour ses semblables ; mais que lui en restait-il à lui-même ? Il avait été comme ces admirables massifs de pivoines à feuillages fastueux et qui donnent des fleurs si admirables. À peine épanouies, ces fleurs sont coupées pour être mises en vases et aucune ne parvient à maturité. Paul avait songé aux autres, il avait travaillé pour les autres, s’était dévoué pour les autres et voilà qu’il n’était plus jeune, voilà que venait l’automne…

Peut-on rationnellement se marier à quarante ans ? À cette question qu’il se posait lorsque, certains soirs, il se sentait seul, il restait perplexe et ne savait que répondre.

À sa sortie du collège, Paul Hainault avait organisé sa vie, coordonné tous ses instants, réglé ses plaisirs, ses travaux, ses études et ses loisirs et, une fois la règle posée, il n’y avait fait que de légers écarts étant un jeune homme minutieux et d’une ponctualité presque monotone.

Levé vers six heures, il allait entendre la messe de six heures et demie à l’église des Dominicains. À sept heures il déjeunait. L’été, de sept heures et demie à huit heures et demie, il s’occupait de ses fleurs ; l’hiver, il consacrait ce temps à la lecture. À huit heures et demie il partait pour le bureau dont il revenait à midi précis pour dîner. À une heure moins le quart, nouvelle visite à ses fleurs ou lecture, suivant la saison. À une heure et demie, retour au bureau dont il repartait à cinq heures. Immédiatement après sa sortie du bureau, il se dirigeait vers le chalet du cercle si le temps était beau, sinon, il rentrait chez lui pour n’en sortir que vers huit heures et se dévouer à ses œuvres. À dix heures, il était infailliblement de retour et alors, bien confortablement installé dans son fauteuil, fumant un cigare, les pieds sur un tabouret, il se laissait aller à de douces rêveries tout en feuilletant un livre.

Son salaire, sans être considérable, était plus que suffisant pour ses besoins ; il n’avait donc aucune inquiétude d’argent. Sa mère vivait avec lui et s’ingéniait à lui rendre la vie douce et agréable. Quand il entrait le midi ou le soir, le couvert l’attendait. Ses pantoufles, sa robe de chambre, son livre, ses cigares, tout était en place, prêt à le recevoir. Il était égoïstement heureux, libre, satisfait de son sort et si tranquille ?

Devant la réalisation d’un tel idéal de bonheur, de satisfaction personnelle et de paix, comment affronter l’aléa d’un mariage ?

Passe encore s’il eut été jeune ; mais il avait quarante ans… La jeunesse est l’âge des grandes folies, des emballements généreux elle aime l’incertain, les risques, le hasard, elle est toute remplie d’ardeurs idéalistes, elle frémit à l’appel du devoir ; mais quand on a dépassé trente-cinq ans, le « moi » égoïste, le « moi » qui depuis de longues années s’est habitué à ne s’occuper que de lui-même, à ne sacrifier que sur son propre autel, fait taire tout sentiment généreux.

Se marier ! Avoir à chaque instant de sa vie auprès de soi une femme qui vous parle toilettes, modes, puérilités, qui espionne vos moindres gestes, se moque de vos manies et s’applique à les contrecarrer… Avoir une femme… Avoir des enfants… Que de troubles, que d’ennuis, que de responsabilités !

Et notre ami était demeuré célibataire…

Mais… car il y avait un mais… certains soirs il se sentait déjà bien seul… Sa mère, cette bonne mère qui le dorlotait si tendrement, se faisait vieille, un jour elle lui manquerait et que deviendrait-il ? Par ailleurs, il commençait à en avoir assez de la société de ses jeunes amis ; on ne peut pas être éternellement Président d’un cercle de l’A.C.J.C., et un barbon devient ridicule en persistant à demeurer Préfet de la Congrégation des Jeunes. Et que sera-ce dans dix ans ?

Lorsqu’il rencontrait ses anciens condisciples : heureux époux, pères orgueilleux de leur progéniture, il se sentait pris de doute. Ceux qu’il avait jadis nargués dans sa quiétude, n’avaient-ils pas mieux que lui trouvé la vérité et le bonheur ? Lorsqu’il rentrait chez lui, après une de ces rencontres, sa vieille maison lui semblait abandonnée, vide, sans vie… Il se sentait soudain pris d’une cruelle nostalgie d’affection féminine et de caresses d’enfants. Que n’aurait-il pas donné alors pour voir saluer son retour de baisers d’une épouse et de joyeux gazouillis de marmots.

Et pourquoi, me demanderez-vous, ne se mariait-il pas ? Pourquoi ? Encore une fois, parce qu’il était un vieux garçon, un vieux garçon égoïste sans le réaliser, un enfant gâté de la vie, un timoré qui, par fausse sagesse, craignait d’affronter la vraie vie, la vie de lutte et d’action, d’abnégation et de sacrifices, bien souvent même de douleurs.

M. Hainault était donc demeuré célibataire et, a moins d’un miracle, il devait continuer bien longtemps à présider l’office de la Congrégation des Jeunes et à cultiver ses fleurs.

Après déjeuner, le matin qui suivit l’agression dont nous avons été témoins, il se dirigea comme d’habitude vers son jardin, pour voir le progrès de ses fleurs, car il avait ceci de commun avec Mlle Perrin : il était grand amateur de fleurs. Toutefois, comme chez un vieux garçon tout sentiment donne rapidement vers la manie, Paul, dans son affection pour les fleurs, n’avait pu se défendre d’une toquade : celle des tulipes. Il aimait toutes les fleurs, mais il perdait la boule dès qu’on lui parlait de tulipes. Il en avait déjà réuni deux cent dix variétés et si son ambition ne tendait pas comme celle du héros d’Alexandre Dumas, à trouver la tulipe noire, il ne rêvait rien moins que de découvrir une nouvelle variété qui serait bien à lui seul, une variété inédite qu’il aurait appelée de son nom « Paul Hainault », avec une fierté non moins vive que celle qu’il ressentait à se faire appeler « Monsieur le Président de ci, ou Monsieur le Préfet de ça. »

Pour arriver à ce résultat, il tentait, depuis quinze ans, de savantes combinaisons, les mariages les plus osés, il enlevait les antennes de ses fleurs et essayait d’en fertiliser artificiellement le pistil de pollen d’autres fleurs, variait les lumières, variait la température. le sol, les engrais… Hélas ! la tulipe « Paul Hainault » était encore à naître ; ses expériences n’avaient jusqu’alors donné que des fleurs rachitiques.

Sa bonne maman souriait à sa puérile manie, ses amis l’en raillaient ; s’il eut été marié, son épouse ne l’eût pas supporté bien longtemps ; mais comme il était célibataire, chaque année il recommençait vainement ses expériences.

Mais nous sommes bien loin de Mlle Perrin et de son cerbère et surtout, sommes-nous en droit, après cette énumération des qualités de notre ami : son affabilité, sa politesse, sa bonté, etc., de manifester notre étonnement devant sa fureur et son emportement à l’occasion de la malheureuse agression dont il avait été victime.

Je n’irai pas jusqu’à dire avec je ne sais quel philosophe : « Grattez l’homme, vous ne tarderez pas à découvrir la bête. » Non, ce serait injuste pour notre héros, quoique sa conduite en cette occasion nous paraisse inexcusable. Et, d’ailleurs, je ne chercherai nullement à l’excuser. Peut-être pourrai-je l’expliquer.

Notre homme était, je le répète, égoïstement heureux, ce qui n’est pas un apprentissage à la philosophie, de plus, c’était un garçon modèle. Un garçon modèle ! Pouvez-vous bien deviner tout ce que contiennent de menaces ces trois mots : « Un garçon modèle » ? Mais c’est une chose terrible que ce précieux échantillon de notre pauvre humanité. Un garçon modèle ! c’est celui qui, tout enfant, ne s’est jamais attiré la moindre réprimande tant il était déjà soigneux, attentif et docile, à l’école, toujours propre, sage, studieux, il obtenait tous les honneurs et jamais un reproche ne venait altérer sa douce sérénité ; au collège, c’était un premier de classe ; sa conduite, sa piété, son application au travail, tout chez lui en faisait un élève de prédilection et ses maîtres n’avaient que des éloges à lui prodiguer ; plus tard, dans le monde, où le bruit de ses succès et sa réputation de sagesse et de bonté l’avaient précédé, il n’avait rencontré que des visages amis ; ses opinions faisaient loi, sa parole était toujours écoutée avec respect, tout le monde semblait conspirer pour lui rendre la vie facile et douce. S’il se mêlait quelquefois à une discussion, ses adversaires l’écoutaient avec attention, ses arguments leur arrivant précédés de toute la confiance qu’inspirait sa longue réputation de droiture de science et de vertu, il réussissait infailliblement à les persuader ; quelquefois même s’il avait tort.

Mais en face de cette bête qui lui montrait les crocs, de ce chien de malheur qui faisait fi de sa sagesse, en face de son impuissance à se défendre de cette agression brutale qui le rendait ridicule, tout son orgueil naturel avait bondi, son caractère autoritaire, qu’aucune pratique d’obéissance n’avait rendu malléable, s’était cabré, il avait chargé de la faute de son chien cette pauvre et douce Mlle Perrin et, sans donner aux bons instincts de son cœur le temps de se reprendre, il lui avait crié sa rancœur.