Éditions de La Revue Moderne (p. 11-20).

II.

À PROPOS D’UN CHIEN


J’oubliais de vous parler de Fidèle, l’élégant coley à toison vieil or qui, nuit et jour, montait la garde auprès de Mlle Laure et, cependant, la noble bête méritait certainement d’attirer notre attention tant par sa beauté que par l’attachement et la dévotion qu’il témoignait à sa maîtresse. D’ailleurs, nous verrons bientôt qu’il doit être un des acteurs principaux devant évoluer dans notre récit.

Avez-vous remarqué comment tous ceux qui, volontairement ou par la force des circonstances, s’éloignent le moindrement de la société de leurs semblables, ressentent instinctivement le besoin de s’attacher à un animal quelconque ? Toute vieille fille quelque maussade et grognon soit-elle, n’a-t-elle pas son chat à caresser ? Le perroquet de Robinson Crusoé est devenu un personnage universellement connu ; l’araignée de l’intendant Fouquet est passée dans l’histoire ; et tant d’autres exemples dont la liste serait trop longue. Il y a plus, même les Saints du Paradis ont donné dans cette innocente manie : Saint-Antoine et son cochon n’ont-ils pas dans la plus grande paix et la plus inaltérable concorde, vécu ensemble dans une caverne des déserts de la Thébaïde ?

Après tout, ces gens ne semblent pas trop s’en être mal trouvés du choix de leur compagnon de vie. Bêtes pour bêtes, dirait un malin, mieux vaut encore celles qui ne parlent pas…

Faudrait-il reprocher à Mlle Perrin son affection pour son chien ? Fidèle avait été acheté quelques années avant la mort de Monsieur Perrin, il avait grandi entouré des caresses de sa maîtresse, cajolé, dorloté. Par contre, il s’était montré élève docile et reconnaissant, gardien consciencieux et, quand il était là, la patronne pouvait dormir sur ses deux oreilles, la garde était mieux montée qu’aux portes des palais des rois.

Mlle Perrin, toujours préoccupée d’études de botanique et sincère admiratrice de nos fleurs des champs, avait depuis longtemps rêvé d’améliorer certaines espèces et d’en faire des fleurs d’ornementation. Une d’entre elles avait surtout attiré son attention : le gros chardon écossais dont la fleur présente une variété admirable de coloris et que, lui semblait-il, il devait être assez facile de convertir en une fleur de jardin incomparable, en développant le plus possible les sépales et les pétales du capitule et en atténuant l’aspérité des bractées en forme de calice qui l’entourent.

Pour arriver à cette fin, elle avait tenté de marier ses chardons à quantité de plantes de leur famille : la chicorée sauvage, la reine marguerite, le tournesol, etc., sans aucun résultat satisfaisant et, sa flore à la main, assise sur la véranda, elle était partie en quête d’un nouvel époux pour ses chardons rustiques.

Fidèle, contrairement à son ancienne habitude, ne pouvait rester en place et chaque fois qu’un passant se présentait à sa vue, il faisait entendre un grognement plein de menace.

« Ici Fidèle, ici, viens te coucher près de moi ! Vite, couche toi ici ! »

À contre cœur, le chien vint s’étendre près de sa maîtresse. Le soleil se jouait dans sa toison dorée, faiblement lavée de blanc et de brun. Paresseusement étendu sur le flanc droit, il avait recoquillé ses pattes aux longues griffes de cornes, étendu sa queue qui se déployait en un panache blanc et or, son flanc se gonflait régulièrement sous l’effort de sa respiration laborieuse ; il ferma à demi ses grands yeux qui avaient repris toute leur bonté primitive, reposa sur une de ses pattes de devant son museau effilé ; sa gueule entrouverte, garnie de deux rangées de minuscules obélisques d’émail, laissa pendre, en un rose stalactite de corail, sa langue fatiguée. Des mouches, des grillons, des fourmis montaient sur son corps laineux, cherchant l’ombre sous les touffes de son poil ébouriffé ; mais si les fourmis trop voraces, osaient mordre à sa peau, il relevait la tête, enfouissait son museau dans sa toison épaisse et pourchassait l’intruse ; ou si quelque mouche trop hardie s’avançait jusque sur son museau humide et le caressait désagréablement de ses petites pattes, il faisait un brusque mouvement du cou, ouvrait bien grande sa gueule rosée, aspirait l’air bruyamment et la pauvre audacieuse, entraînée par la tornade en miniature, allait s’enfouir dans la gorge rouge qui devait lui paraître un gouffre immense.

« Dors-tu, mon chien ? » dit Mademoiselle Laure en passant doucement sa main sur la tête soyeuse de l’animal. « Non, tu ne dormais pas ? Tu n’es donc pas dans ton assiette, mon brave Fidèle ? Depuis quelques jours tu n’es plus le même, tu deviens grincheux comme une vieille fille… Quoi ? Oui, je sais, ces jeunes gens du chalet des Francs-Coureurs t’ont pris en grippe, ils t’ont lancé des pierres, t’ont donné des coups de cannes… et parce qu’ils t’ont maltraité, tu deviens méchant pour tout le monde… oui pour tout le monde… tu deviens misanthrope mon vieux, tu copies les hommes dans ce qu’ils ont de moins noble : tu deviens injuste, vieux Fidèle !… Pourquoi, par exemple, toujours montrer les crocs à ce pauvre Monsieur Hainault ? Il ne t’a certainement pas lancé de pierres et quant aux coups de cannes, la distance qu’il met toujours entre toi et lui est un gage certain de son innocence. Pourquoi lui en vouloir alors ? Est-ce parce qu’il te craint ? Mais oui, vieux, tu prends des sentiments humains en vieillissant… »

Soudain, Fidèle fut sur pieds, aux arrêts. Sa physionomie se changea, il devint agressif et menaçant. À deux reprises, il huma l’air. Solidement arqué sur ses quatre pattes, il donna du cou, releva le museau et fit entendre un aboiement de défi.

« Paix, Fidèle, paix ! couche-toi, couche-toi te dis-je ! » Mais, pour la première fois peut-être, l’animal n’obéissait pas à la voix aimée et demeurait menaçant.

— Mademoiselle Perrin, une lettre pour vous.

— Comment ? Une lettre pour moi, mais qui peut bien m’écrire ? Une lettre était chose tellement rare pour la recluse que l’arrêt du facteur, (car ce n’était que le facteur), prenait pour elle des proportions considérables.

— Faites attention à votre chien, Mademoiselle, on dit qu’il est dangereux.

— Vois-tu Fidèle, quelle réputation tu te fais à vouloir imiter les hommes ! N’ayez pas peur, Monsieur, mon chien est la douceur même.

— Vous en parlez à votre aise ; mais je vous assure que ce chien vous causera quelque désagrément. Encore hier, M. Hainault me répétait qu’il était devenu un danger public. Tenez, voici votre lettre.

— Merci Monsieur, merci pour la lettre et pour l’avertissement ; mais soyez persuadé que l’on exagère beaucoup et si ce pauvre Fidèle se permet d’aboyer un peu il n’en est pas moins la plus inoffensive des créatures terrestres.

Mlle Laure regagna son siège en se demandant qui pouvait bien lui écrire.

« Mais oui, c’est l’écriture de ma petite cousine Yolande, s’écria-t-elle après un instant. Et, toute émue, elle lut : —

« Bien chère Marraine.

Avez-vous oublié que vous aviez à Montréal une petite filleule qui vous aime beaucoup et que vous négligez cruellement ? Il fait terriblement chaud ici en juin et juillet et vous qui êtes une fortunée du sort, ne savez pas tout ce qu’il faut d’héroïsme pour affronter ces chaleurs. Malheureusement, je ne suis pas héroïque, moi, loin de là, et je ne me sens pas le courage de demeurer en ville quand toutes mes compagnes partent en villégiature. Par contre, mes faibles économies ne me permettent pas un séjour dans des endroits dispendieux.

Mes patrons viennent de m’annoncer qu’ils me donnent un mois de vacances et que je pourrai laisser le bureau dès samedi midi mais encore une fois où le passer ce mois de congé ? Ce serait, n’est-ce pas, la pire des ironies que de me voir réduite, durant ces vacances à aller prendre le frais au Parc Jeanne-Mance, ou encore à aller admirer journellement le paon du Parc Lafontaine !

Je ruminais ces pensées, il y a quelques instants, et je me sentais une forte envie de pleurer quand, tout à coup, j’ai pensé à vous, — surtout n’allez pas croire que j’ai besoin d’être triste pour penser à vous, j’y pense continuellement : mais cependant, cette fois, je ne sais pas, c’était autrement que d’habitude — et je me suis demandée : « Ma petite Yo, supposons pour un instant que tu ne sois pas Yolande Perras, pauvre dactylographe, mais Mlle Laure Perrin, riche propriétaire, que ferais-tu ? » Et savez-vous ce que je me suis répondu ? Je ne sais si je dois vous le dire, c’est bien un peu délicat… si vous n’alliez pas penser comme je vous ai fait penser… Et cependant il le faut bien puisque c’est exprès que je vous écris… Donc je me suis répondu : « Mon Dieu qu’il doit faire chaud à Montréal ! Ces pauvres petites filles qui travaillent dans les bureaux, comme ces mois de chaleur doivent leur être durs ! Mais j’y songe, et ma petite Yolande, si mignonne, si gentille — vous savez, sans fausse honte et sans sotte humilité, je puis le dire, je suis très gentille — si bonne — oui, si bonne aussi — aura-t-elle sa vacance à la campagne ? Et si elle ne pouvait se donner ce plaisir ?… Si je l’invitais à venir passer un mois avec moi ! Je vais lui écrire immédiatement et l’inviter… »

Oui marraine, c’est ce que je me suis répondu, — en supposant toujours que j’étais vous… Malheureusement je n’étais toujours que moi, moi tout court et si vous ne venez pas à mon secours, je comprends bien qu’il va me falloir aller prendre ma place, cet été, sur les bancs du parc Jeanne-Mance ou devant le paon du parc Lafontaine.

Bonjour, marraine chérie, je vous envoie mille baisers très affectueux.

Votre petite cousine.

Yolande. »

« Cette chère petite, comme cela va être gentil de l’avoir auprès de moi et comment donc n’ai-je pas songé plus tôt à l’inviter ? » Et Mlle Perrin, tout heureuse, oublia ses chardons écossais et leurs mariages possibles pour laisser sa rêverie s’acheminer doucement vers le passé. Les Perras étaient des neveux de sa mère, les seuls parents qu’elle se connût. À la naissance d’Yolande on l’avait demandée ainsi que son père pour « être dans les honneurs ». Depuis, elle avait toujours entretenu des relations amicales avec ses cousins ; mais son père étant mort, et les époux Perras l’ayant déjà précédé dans la tombe, Yolande, élevée par une tante maternelle, s’était trouvée éloignée d’elle et ce n’était que plus tard, comme sa filleule venait d’atteindre sa quinzième année, que Mlle Laure l’avait retrouvée, bien décidée cette fois à ne plus la perdre de vue. Mais un voyage à Montréal était toute une révolution dans la vie de la recluse de la Villa des Ancolies, aussi après cinq ans de promesses formelles faites à sa filleule, elle ne s’était pas encore senti le courage de l’aller voir.

« Cette chère petite, depuis cinq ans que je ne l’ai pas vue, elle doit être une véritable demoiselle maintenant. J’avais neuf ans quand elle est née… comme c’est loin déjà ! Vingt ans… elle a vingt ans et je suis sa marraine… Vingt ans… À cette occasion, papa m’avait amenée à Montréal… C’était la première fois que j’y allais. Comme j’étais craintive et timide ! Au baptême, je ne pus parvenir à réciter mon Credo que j’avais bien étudié et que je savais par cœur… Était-ce la gêne… ou la joie… Et le cher petit être vagissant… Comme alors je faisais des projets… comme j’allais la chérir ! À la mort de ses parents, j’avais bien espéré qu’on me la confierait, ma filleule ; mais papa était si malade alors… »

Mlle Laure fut tout à coup tirée de sa rêverie par un bruit terrible où se mêlaient des hurlements, des cris, des appels au secours.

Effrayée, elle releva la tête et fut atterrée de voir son Fidèle aux prises avec Monsieur Hainault qui semblait à demi-mort de frayeur. Le chien tenait solidement un des pans de l’habit de son adversaire et, la gueule menaçante, les yeux rageurs, le clouait sur place.

« Fidèle ! Fidèle ! » cria-t-elle éperdue, « Fidèle, ici, ici bien vite ! » Subjugué par cette voix bien connue, le chien lâcha prise et, tout penaud, s’enfuit vers la maison.

— Vous a-t-il fait mal, Monsieur ? interrogea-t-elle en accourant vers le chemin.

— C’est un crime, une indignité ! Que pensez-vous donc, Mademoiselle, pour laisser ainsi en liberté cette bête féroce ? Mais cela ne peut continuer ainsi, et je vais voir à débarrasser la ville de votre hideuse bête. Je vous donne trois jours pour faire tuer votre chien, comprenez-moi bien, trois jours seulement, pas une heure de plus, sinon, vous entendrez parler de moi ! Et le pauvre homme, encore sous l’empire de la frayeur, répara tant bien que mal le désordre de sa toilette, reprit sa canne et son chapeau qui avaient roulé dans le fossé, salua froidement Mlle Perrin stupéfiée de ses menaces et reprit sa route.

Devant la demeure de la recluse un attroupement s’était formé. Les badauds discutaient l’incident, l’amplifiant, le dénaturant de telle sorte qu’il prit bientôt des proportions terribles : le chien de Mlle Perrin était enragé et ce pauvre M. Hainault était maintenant en danger de mort.

— Il y a toujours un bout, s’écria tout à coup Madame Lauzon, une voisine qui était accourue à son tour et que les récits fantaisistes avaient exaspérée, vous parlez tous sans rien savoir, vous n’avez rien vu, vous devriez vous taire.

— Mais le père Larose a tout vu. N’est-ce pas Monsieur Larose ?

— Je n’ai pas dit cela, c’est Deschamps qui m’a dit.

— Oui, bien tout cela c’est toujours l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours, comme disait ma grand’mère. Eh bien, moi, j’étais à étendre mon linge sur ma galerie d’en haut et j’ai tout vu.

— Vous avez vu ?

— Oui, bien vu et je vous assure que c’est sa faute à M. Hainault, si Fidèle l’a maltraité. Comme je vous l’ai dit, j’étais à étendre mon linge, quand, tout à coup, je vois venir M. Hainault de l’autre côté de la rue et aussitôt Fidèle vient se montrer le nez à la barrière et lance deux ou trois jappements. M. Hainault prend sa canne et fait mine de vouloir lui en donner un coup. Fidèle fait quelque pas en montrant ses crocs. En ce moment, si M. Hainault avait « foncé » sur Fidèle et lui avait « bougré » un bon coup de canne sur le dos, le chien aurait été à jamais guéri ; mais savez-vous ce qu’il a fait ? En voyant arriver Fidèle, il prend sa course, mes amis, à croire qu’il avait le diable à ses trousses et se met à crier comme un perdu. Alors, le chien n’a fait ni un, ni deux, il a rejoint son homme, l’a saisi par le pan de son habit et l’a arrêté. Eh bien ! c’est toute l’histoire ! Comme vous voyez, il y a bien de sa faute à ce pauvre M. Hainault. Quand on est peureux comme lui, on ne fait pas mine de bâtonner les chiens !

Mademoiselle Perrin écoutait ce récit en frémissant. Les menaces qu’elle venait d’entendre résonnaient encore à ses oreilles. Grand Dieu ! qu’allait-on lui faire ?

Le souper fut triste et monotone. Fidèle, se sentant coupable, s’obstinait à ne rien toucher : elle-même ne se sentait pas en appétit. Trop d’émotions subites étaient venues déranger sa tranquillité.

Tuer son Fidèle ! Mais non, ce n’était pas possible ; ce monsieur Hainault ne devait pas être un tyran. Soudain, une idée lumineuse traversa son esprit : « Demain, » se dit-elle, « j’irai voir le Père François, mon confesseur, il saura bien arranger cette affaire. Pour ce soir, écrivons à ma petite Yolande. »

Elle passa dans son cabinet de travail, s’assit devant son vieux bureau de noyer noir et, déjà toute rassérénée, elle écrivit : —
« Ma petite Yolande.

Comment n’ai-je pas pensé plus tôt à t’inviter ? Peut-être parce que je craignais que ma société ne te soit trop ennuyeuse, car tu sais, ce n’est pas très gai ici.

Toutefois, puisque la solitude de ta vieille cousine ne t’effraie pas, viens bien vite la partager, je serai heureuse de t’avoir tout près de moi. Je t’offre l’asile de ma vieille maison, ma compagnie qui, je t’en avertis, n’est pas toujours très amusante, ma table plutôt frugale ; mais tout ce que j’ai, je te l’offre de bon cœur. Tu goûteras ici une tranquillité parfaite.

Je te promets de l’air pur et vivifiant, du soleil à profusion et surtout une marraine très affectueuse et qui compte déjà les jours qui la séparent de la date de ton arrivée.

Viens donc bien vite, ma petite Yo, je t’attends les bras grands ouverts.

Ta marraine affectueuse.

Laure Perrin. »