Éditions Prima (Collection Gauloise ; no 66p. 1-4).
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C’était une étrange jeune fille que Laure Harmel. Restée orpheline à vingt ans, héritière d’une fortune considérable, elle vivait seule avec une vieille cousine qui lui servait de chaperon et qu’elle appelait « tante Adèle ».

Non point que les deux femmes menassent une existence retirée. Loin de là. On les voyait souvent dans les salles de spectacles, dans les salons mondains, aux courses et un peu dans tous les endroits où se rencontrent les gens de la classe aisée.

Et il va sans dire que plus d’un homme avait remarqué la jolie héritière. Que dis-je ! Tous les hommes qui l’avaient vue une fois étaient fous d’elle, et il n’en était aucun qui n’aspirât à l’honneur de partager avec elle sa vie et ses millions.

Mais nul n’avait encore réussi à pénétrer le mystère troublant du regard des jolis yeux noirs, que voilaient à propos, des longs cils se rabattant avec la paupière sur l’éclat trop vif d’ardentes prunelles. Nul ne pouvait dire qu’il avait fait tressaillir d’émoi, même une minute, cette chair blanche et douce qui semblait appeler les caresses ; nul n’osait se vanter d’avoir perçu le moindre appel au baiser des lèvres ardentes et rouges sur lesquelles il eût voulu poser les siennes.

Laure passait partout, ironique, moqueuse, sans daigner paraître voir la foule d’admirateurs qui se pressaient sur ses pas.

Les plus audacieux avaient fait le siège de la « tante Adèle » dont la cinquantaine était indulgente aux amoureux, et bienveillante aux aspirants à la main de sa nièce.

Mais toujours Laure avait fait répondre par un refus décourageant. Elle avait repoussé les partis les plus sérieux et les fiancés les plus dignes d’elle.

Lorsque « tante Adèle » lui parlait de mariage, elle riait aux éclats.

— Non, disait-elle, non. Je ne me sens pas mûre encore pour la servitude.

Et sa parente s’effrayait elle-même de ce parti pris, que rien ne pouvait vaincre. Elle voyait la jeune fille devenir plus femme ; bientôt elle allait coiffer Sainte-Catherine sans qu’elle parût se soucier de « s’établir », ainsi que disait la brave femme.

Elles revenaient ce soir-là d’un bal mondain, où Laure avait subi l’assaut de vingt soupirants, se disputant l’honneur de danser avec elle pour la sentir un peu contre leur poitrine.

Parmi ces vingt soupirants, la tante Adèle avait un préféré : Gérard d’Herblay. Elle avait pris, à plusieurs reprises, le parti de ce jeune ingénieur, en même temps fin lettré, qu’elle considérait comme le mari rêvé pour la jeune fille. Et, dans la voiture qui les ramenait toutes deux, elle faisait une fois de plus l’éloge de cet amoureux qui s’acharnait à conserver malgré tout un espoir… Elle vantait sa constance, preuve d’un sentiment réel, faisait l’éloge de sa valeur personnelle, prônait même ses avantages physiques.

— Tu perds ton temps, tante Adèle, lui répondait en riant la jolie Laure. M. d’Herblay est peut-être très bien, il possède toutes les qualités, j’en conviens, mais je n’épouserai pas plus lui qu’un autre…

La tante Adèle n’était pas une duègne maussade et revêche. Elle restait une femme aimable et, s’étant mariée jeune, ayant eu même quelques aventures, elle ne concevait guère l’existence d’une femme jeune et jolie sans un compagnon, mari ou amant.

Aussi, jugeant par elle-même, ne comprenait-elle rien à l’obstination de sa nièce.

Lorsqu’elles furent rentrées dans l’appartement de Laure, et comme elle aidait celle-ci à se déshabiller avant qu’elle se mit au lit, elle voulut risquer une nouvelle tentative.

La robe de soirée de la jeune fille gisait sur un canapé, les bas étaient jetés sur une chaise et les derniers voiles étant tombés, Laure apparaissait presque nue, la courbe de ses hanches et les lignes de son corps dessinées par le tissu transparent de la chemise de soie fine.

Tante Adèle sourit :

— Lorsque je te vois ainsi, lui dit-elle, je me pose une question.

— Laquelle ?

— Je me demande s’il est possible que tu n’aies jamais songé à l’amour, s’il est possible que, te sachant belle parmi les plus belles, tu ne te sois jamais interrogée pour savoir si cette beauté ne t’avait pas été donnée précisément pour, tandis que tu es jeune, l’offrir à celui qui, en étreignant ce beau corps, lui ferait goûter les plus grandes joies de la vie…

Laure regardait sa parente, étonnée de ce discours.

Elle abaissa un moment ses beaux yeux sur elle-même, étira ses bras, considéra dans une glace sa poitrine aux seins fermes et elle poussa un grand soupir…

Ce n’était plus la jeune fille qui, ironique habituellement, se moquait des hommes. Ce soupir était, pour une femme experte comme tante Adèle, une révélation, et la parente de Laure devina un mystère que peut-être elle allait entrevoir.

— C’est vrai, dit la jeune fille, je suis belle… Et tu le dis bien cette beauté n’est pas faite pour moi seule. Hélas !… je ne le sais que trop… un jour viendra où un homme la profanera…

— Oh ! que voilà un vilain mot !… La profanation, ce serait, au contraire, faite comme tu l’es, de rester fille.

Un nouveau soupir fit soulever les jolis seins.

— Ne me dis pas cela… Écoute, tu vas savoir tout ce que je pense. C’est vrai ! J’ai cent fois songé à l’amour ! Cent fois j’ai senti mon être entier tressaillir d’un étrange élan vers un inconnu qui m’emporterait dans ses bras et auquel je m’abandonnerais toute.

« Mais nul n’a jamais connu cette faiblesse…

« Je vis libre, indépendante, et je veux le rester… Si je me refuse avec tant d’obstination, c’est que l’amour me fait peur… Pourtant, je suis comme les autres, et je sais qu’un jour je capitulerai. Mais, jusqu’à maintenant, ce jour-là n’est pas venu, et celui qui doit me vaincre ne m’est pas encore apparu.

Tante Adèle comprenait un peu, pas encore tout à fait cependant.

Mais, en bonne diplomate, elle ne voulut point pousser plus loin l’entretien ce soir-là.

— Tu n’es qu’une enfant ! dit-elle… Il faut chasser les mauvaises idées et, lorsque tu te sentiras ainsi portée vers l’inconnu de tes rêves, essaye seulement de mettre un nom sur le visage de cet amant. Alors, tu auras trouvé ton vainqueur et tu seras sauvée…

— Crois-tu que ce soit si facile ? répondit Laure.

Elle avait repris soudain son ton d’ironie coutumière, et elle ajoutait :

— Bah ! ne te tracasse pas pour moi ! Je suis riche, je peux vivre à ma guise !… Le reste importe peu !…