La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/24

CHAPITRE XXIV

Le conseil de Saumur. — Manœuvres et stratagèmes. — Un plan impossible — Avant toute question personnelle. — Les sentiments de l’armée de Mayence. — J’abandonne mon suffrage. — La marche tournante est décidée. — Philippeaux et les fournisseurs militaires. — Nos plans respectifs.

J’arrivai à Saumur où était le quartier général. — Santerre avait été nommé pour me remplacer provisoirement. L’armée de Mayence arrivait de jour en jour. — Tous les chefs des colonnes étaient au Conseil, onze représentants y délibéraient, et le citoyen Reubell présidait. On agita la question de savoir de quel côté marcherait l’armée de Mayence : ou du côté de Nantes ou directement de Saumur à Cholet… où étaient les Brigands en grand nombre. Ce fut une grande discussion. Tous ceux qui avaient fait la guerre de la Vendée tenaient pour que l’armée de Mayence allât directement de Saumur à Cholet, pour la simple raison que l’ennemi était à Cholet, distant de dix lieues, et que, de l’autre côté, il fallait faire cinquante lieues pour joindre Nantes inutilement ; de là, pour atteindre les Brigands, il fallait encore exiger de l’armée fatiguée une marche de vingt lieues en pays coupé[1].

J’observe que, le matin précédant le Conseil, une revue de ce qui était arrivé de l’armée de Mayence avait été passée par les représentants du peuple. Le général Canclaux y avait pris part avec Dubayet et Merlin de Thionville. Le bruit avait couru dans les rangs que ce serait le général Canclaux qui commanderait en chef, de manière que l’on criait  : Vive le général Canclaux  ! dans plusieurs bataillons.

Averti de ce petit stratagème, je n’en dis rien à personne et je me laissai le loisir d’en référer en temps et lieu. J’avais soumis au Conseil un projet d’attaque en masse  : Canclaux en soumit un autre et, après bien des discussions, on fit un résumé des deux projets à être adopté.

On revint sur la question de savoir de quel côté se porterait l’armée de Mayence pour attaquer. Cette question étant mise aux voix, sur vingt-deux votants, onze furent pour la marche directe de Saumur à Cholet, l’autre moitié pencha pour Nantes.

Les généraux, à l’exception de Canclaux, étaient pour le chemin le plus court ; les représentants, au contraire, votèrent pour Nantes, à l’exception de Richard, Choudieu, Bourbotte. Le général Menou fit part au Conseil de ses réflexions et prouva la carte à la main combien ce dernier projet était mauvais. Santerre dit tout haut, en plein Conseil, qu’il n’y avait que des hommes n’aimant pas leur pays qui pouvaient présenter un tel plan d’attaque et que Dumouriez ne l’eût pas mieux rédigé. À ce moment, Philippeaux prit des notes. Les esprits s’échauffaient de part et d’autre, et, voyant combien les propos étaient personnels, je pris la parole : Il y a ici des ambitions, eh bien, je désire qu’elles cessent à l’instant ; je crois que notre seule ambition doit être de faire triompher les armées de la République. — Et directement je dis à Canclaux : Il ne faut pas de rivalité entre nous, nous devons être d’accord et en parfaite union. — Je proposai même au Conseil que le général Canclaux commandât en chef dès cet instant, et je dis que, s’il le fallait pour le bien du pays, je désirais servir sous ses ordres en qualité de général, que je ne tenais point à mon grade[2] ; et peu m’importait que l’armée triomphât sous mes ordres plutôt que sous les ordres du général Canclaux ; il fallait, avant toute question personnelle, faire marcher l’armée par le chemin le plus court… et c’était par Saumur. — L’ennemi, je l’ai dit, n’était qu’à dix lieues de nous. — Canclaux ne voulut point accepter l’offre que je lui faisais ; le Conseil se leva jusqu’au lendemain après le pointage des voix divisées par moitié, et nous allâmes souper à onze heures du soir.

Cette nuit-là[3], je m’informai des sentiments de l’armée de Mayence et j’appris que leur homme était Canclaux. Quelques mots avaient été lancés à propos de moi ; on avait dit que le rossignol ne chantait qu’au printemps. Les officiers qui avaient déjà servi sous mes ordres répondirent que je savais me battre en tous temps. Il y eut à ce sujet des disputes et des rixes ; plusieurs personnes furent blessées et portées à l’hôpital. Ces faits m’ayant été confirmés par renseignements précis, je me consultai sur la conduite à tenir avec plusieurs personnes de confiance ; aucune ne voulut me dire sa façon de penser ; c’était, à leur avis, une affaire très délicate. Je passai la nuit à faire mes réflexions et, le lendemain, j’allai trouver les représentants du peuple. Je leur communiquai les disputes et les schismes qui existaient entre les deux armées et je dis que, pour éviter toute contestation, je m’étais résolu à abandonner mon suffrage au conseil de guerre. J’expliquai pourquoi : On a parcouru les rangs de l’armée de Mayence qui est acquise au général Canclaux ; avec toute la bonne volonté que vous me connaissez, il me sera impossible de gagner la confiance de cette armée ; en conséquence, je ne pourrai pas faire le bien de mon pays, car lorsqu’un général n’a pas la confiance du soldat, avec les meilleures intentions il lui est impossible d’arriver à rien. Les représentants ne me donnèrent aucun conseil et, à l’ouverture de la séance, j’abandonnai mon suffrage. J’avais compté sur leurs sentiments : ce fut une faute, car il fut décidé que l’armée marcherait par Nantes. Il m’a fallu faire ce sacrifice.

On fit entrer au Conseil les commissaires ordonnateurs, afin de prendre les mesures nécessaires à assurer la subsistance. D’abord Philippeaux assura qu’on ne manquerait de rien, que tout était prévu et préparé. Il y avait à Nantes, disait-il, de tout en abondance, vivres et munitions, et, pour appuyer ses paroles, il fit paraître au Conseil un riche négociant de Nantes, un millionnaire, qui s’était chargé de la fourniture des armées. Le fait est qu’après avoir entendu tant de belles paroles, je fus obligé de fournir toutes les subsistances. On peut consulter à ce sujet le rapport à la Convention de Richard et de Choudieu.

Aubert Dubayet dit en plein Conseil que si on ne lui délivrait pas trois cents fusils, il ne marcherait pas. Ce fut Ronsin qui lui fit observer que ce propos était indigne d’un général, qu’il ne fallait pas laisser égorger l’armée républicaine parce qu’on manquait de trois cents fusils et de deux pièces de canon ; pour moi je lui dis : Écoutez, général, vous trouverez tout ce qu’il vous faut à Nantes. Ils ne trouvèrent rien ; je fus obligé de leur faire passer vivres, fusils, canons, souliers, etc. On signa enfin l’arrêté du Conseil de guerre et chacun s’en retourna à son poste. Cet arrêté portait en substance que les colonnes feraient leur jonction et marcheraient ensemble. Les dates étaient indiquées. Le 18 septembre toutes les colonnes (après le mouvement tournant) devaient se trouver réunies devant Cholet.

Le plan que j’avais soumis n’était pas celui-là. Je voulais bien que toutes les colonnes fussent mises en mouvement et se tinssent serrées le plus possible, mais je disais que celle des Sables ferait sa jonction avec celles de Fontenay et Niort commandées par le général Chalbos, celle d’Angers avec celle de Nantes en bloquant l’ennemi. À mon avis, l’armée de Mayence devait attaquer les Brigands en marchant droit de Saumur sur Cholet ; elle commençait l’attaque, puisque c’était la meilleure troupe. Suivant cette tactique, les Brigands n’avaient que deux ressources, c’était de nous repousser fortement et de marcher sur la seconde ligne qui aurait été établie, ou bien de rétrograder jusque sur le bord de la mer qui était leur dernier refuge. On a vu que, malgré tous nos efforts, le plan de Canclaux prévalut, et l’exécution en fut tentée[4].

  1. Philippeaux, qui s’était imaginé qu’il était seul capable de terminer cette guerre désastreuse, se persuada en même temps qu’il devait présenter un plan de campagne qui seul pouvait pacifier le pays insurgé qu’il ne connaissait que pour avoir longé la Loire sur la rive droite depuis Saumur jusqu’à Nantes.

    Il le communiqua seulement au général Canclaux et à quelques représentants qui n’étaient pas plus sortis que lui de l’enceinte de Nantes, et ne connaissaient par conséquent ni l’intérieur du pays, ni les obstacles qu’il présente à chaque pas. Fort de l’approbation d’hommes qui n’étaient point militaires, à l’exception de Canclaux, il se rend au-devant de l’armée de Mayence jusqu’à Orléans, fait croire à Reubell et à Merlin de Thionville que l’armée de Saumur est en pleine désorganisation et leur fait adopter son idée favorite de commencer les opérations par le bas de la Loire, c’est-à-dire de faire quarante lieues de circuit pour attaquer l’ennemi qui n’était qu’à quelques lieues de nous ; et se rendant ensuite à Paris il fait adopter son plan par le Comité de salut public qui, sur douze membres, n’en comptait que deux qui fussent militaires : Carnot et Prieur de la Côte-d’Or. L’un d’eux me communiqua le plan de Philippeaux en m’invitant à me rendre à Paris. Mon premier soin en arrivant fut de déclarer au comité que ce qu’il y avait de mieux à faire, c’était de nous rappeler tous les deux, Philippeaux et moi, parce que nous étions d’opinions diamétralement opposées, que j’avais consulté Berthier à ce sujet, et que les généraux qui faisaient la guerre dans la Vendée depuis mon arrivée étaient d’avis que l’attaque devait commencer du côté de Saumur. Mais que je pensais que cette question devait être abandonnée à la décision des généraux seuls compétents en cette matière.

    Nos instructions portaient que les représentants aux armées n’auraient que voix consultative lorsqu’ils assisteraient à un conseil de guerre. L’opinion de Philippeaux prévalut et il fut décidé que les représentants auraient voix délibérative, parce que Philippeaux osa affirmer qu’il répondait sur sa tête que la guerre ne durerait pas un mois si son plan était adopté…

    À quoi tiennent les destinées des empires !

    Ne pourrait-on pas, si la chose était moins sérieuse, parodier ainsi ce que Beaumarchais fait dire à Figaro ? Il fallait des militaires pour juger la question, elle le fut par des avocats. (Choudieu : Notes sur la Vendée.)

  2. Ce beau trait de désintéressement ne fut pas apprécié comme il devait l’être par le Conseil de guerre (Choudieu.)
  3. 2-3 septembre.
  4. Dans ses Commentaires (tome IV, p. 118), Napoléon juge ainsi le plan auquel s’opposait alors Rossignol : « Il était difficile de rien concevoir de plus absurde : les divisions opérant ainsi isolément marchaient à des revers certains. Il fallait opérer en masse sur Chemillé et Saint-Florent ou Châtillon. Cet immense déploiement de forces bien dirigé eût renversé comme un torrent furieux les faibles obstacles opposés à sa marche. »