La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/10

CHAPITRE X

Le 12 juillet. — Les violons quittent le bal. — Vive le Tiers-État  ! — Crier sans comprendre. — Le 13 au matin. — Au Palais-Royal. — La cuisinière aux écus. — Dans l’église de ma paroisse. — Ces gros aristocrates. — Les bras retroussés. — «  Vous trompez le peuple  ». — Tous coquins. — À la santé du Tiers-État.

Je reviens au 12 juillet :

C’était un dimanche et j’étais allé, avec quatre de mes amis, en promenade du côté de Belleville, et sur le coup de six heures nous étions entrés chez un marchand de vins à l’enseigne du Fer à Cheval, pour nous y rafraîchir, et vers les huit heures j’avais pris un cachet pour danser une contredanse. On vint répandre le bruit qu’on abattait les barrières et qu’on les brûlait. Tout le monde quittait les divertissements, et chacun se retirait. Les joueurs de violon s’en allaient avec les autres personnes ; mais, comme j’avais payé ma contredanse, je leur dis : J’ai payé les violons et je veux danser. La terreur était chez eux ; ils n’eurent pas le courage de continuer et par conséquentje me fis rendre mon argent. Ce fut dans cet endroit que j’appris l’affaire des Tuileries, qui avait eu lieu ce jour-là : le prince Lambesc et sa troupe contre le peuple.

Je pris donc le chemin pour m’en retourner au port Saint-Paul, lieu de ma résidence chez ma mère, et vis, à la vérité, que l’on jetait les barrières en bas et que plusieurs étaient brûlées. Une troupe que l’on appelait les passeux, c’est-à-dire les contrebandiers, s’était chargée de cette expédition. Sans aucune résistance, toutes les barrières dans la même nuit furent jetées par terre. Ils étaient armés de bâtons, fourches, etc. Tous les individus qui passaient, ils les interpellaient : « Es-tu du Tiers-État ?… Crie : Vive le Tiers-État ! » Je criai vive le Tiers-État, et l’on ne me fit aucune peine. Mais un d’entre nous, par entêtement, ne voulut pas crier, et je puis dire qu’il ne connaissait pas le mot ; il fut arrêté parmi nous et conduit depuis la barrière du Temple jusque sur les marches du pas de l’Hôtel de Ville, où on lui fit faire amende honorable. J’étais resté désespéré de ne pouvoir le venger, parce qu’il y avait impossibilité : ils étaient plus de deux cents pour cette expédition. Je lui représentai, cependant, qu’il fallait faire comme les autres et que le nom de Tiers-État voulait dire classe d’ouvriers, et que, puisqu’il l’était lui-même, il ne pouvait faire autrement. Après cependant bien des instances, il reçut plusieurs coups de bâton, et il se détermina à crier : « Vive le Tiers-État ! » et il fut abandonné et contraint de se sauver chez lui ; heureusement que ce n’était pas loin, car il demeurait sur le quai Pelletier. Je rentrai à la maison de suite.

Le 13 au matin, je fus du côté de la rue Saint-Honoré. Là, je rencontrai une foule de citoyens qui marchaient ensemble armés de bâtons, épées, pistolets, fusils de chasse, qu’ils prenaient chez les fourbisseurs. Plusieurs d’entre eux me demandèrent si j’étais du Tiers-État, je leur répondis que oui, et ils ajoutèrent : « Eh bien, marche avec nous ! » Je leur fis observer que je ne pouvais agir, vu que je n’avais point d’armes. Ils me dirent qu’il y en avait chez un fourbisseur, rue Plâtrière ; j’y courus, mais toutes les armes étaient prises. — Je fus au Palais-Royal : là je vis des orateurs montés sur des tables, qui haranguaient les citoyens et qui réellement disaient des vérités que je commençais à apprécier. Leurs motions tendaient à détruire le régime de la tyrannie et appelaient aux armes pour chasser toutes les troupes qui étaient au Champ-de-Mars. Ces choses m’étaient si bien démontrées que je ne désirais plus que l’instant où je pourrais avoir une arme afin de me réunir avec ceux qui étaient armés. Comme j’étais à écouter un orateur, on vint nous avertir que l’on savait un endroit où il y avait plus de deux cents fusils et même autant de pistolets. Je vis aussitôt plus de six cents individus qui me dirent, après leur avoir demandé où ils allaient : « Nous allons chercher des armes, près d’ici. » Je les suivis. C’était chez le nommé Site, au premier au-dessus du café de la Régence. La porte de l’allée était fermée ; les esprits s’échauffaient et l’on fit la motion qu’il fallait la jeter en dedans ; mais plusieurs montèrent par-dessus et l’ouvrirent. Ce fut alors que je dis à tous les citoyens qui étaient là qu’il y avait dans la maison des effets très précieux et que, si tout le monde entrait, ces effets seraient brisés, qu’il ne fallait prendre que les armes défensives. En conséquence, je les invitais à nommer plusieurs personnes qui feraient la visite et qui distribueraient les armes tant qu’il y en aurait. Ce que je proposais fut appuyé et je fus nommé un des personnages chargés de cette recherche. Nous y fûmes, moi et un autre citoyen que je n’ai jamais revu par la suite. Dans l’escalier, nous rencontrâmes la cuisinière qui avait dans son tablier beaucoup d’écus de six livres ; il y avait aussi parmi les gros des petits écus de trois livres. Je lui demandai où elle portait cet argent  ; elle me dit que c’était pour jeter à ces gens-là. Je lui dis que nous ne venions pas pour avoir de l’argent mais des armes, que nous savions qu’il y en avait et qu’il nous les fallait. Elle me répondit qu’elle n’en connaissait pas dans la maison. Sur le carré du magasin je rencontrai le domestique, qui avait aussi un sac d’au moins douze cents livres : il me dit que c’était pour le même objet ; alors les garçons de magasin se présentèrent. Je leur fis part de la demande dont j’étais chargé par le peuple. Ils me répondirent, à trois qu’ils étaient, qu’il n’existait aucune arme dans le magasin, ni même dans la maison. Je leur dis que je ne pouvais me contenter de leurs réponses, qu’il me fallait voir par moi-même, ainsi que le citoyen qui était avec moi, que nous avions été nommés exprès pour cela, et que le seul moyen à employer était de nous ouvrir les portes, afin d’éviter que le magasin fût dévasté : ils se décidèrent à les ouvrir et nous fîmes la perquisition partout ; je puis attester qu’elle fut faite exactement, sans qu’il y ait eu un seul objet de cassé.

Je me mis à la fenêtre et je dis à mes concitoyens que nous venions d’examiner tout en général, et qu’il n’y avait aucune arme, que l’on nous avait trompés. On me fit réponse que les armes étaient cachées sur les toits ; je me transportai sur le toit, je fis la visite que l’on exigeait, mais je ne trouvai rien qui fût propre à la défense. Je redescendis et je vis avec douleur que plusieurs individus, et particulièrement trois soldats de Vintimille, déserteurs de leur régiment, qui était alors à Saint-Denis, se battaient dans les escaliers et ramassaient les écus qu’on leur jetait parce qu’ils avaient menacé le magasin. Cet argent semé évita que le magasin fût attaqué. — Je puis dire que moi et le citoyen qui était avec moi avons fait tous nos efforts pour empêcher ces excès… et nous avons réussi.

Le 13 juillet au soir je retournais dans mon quartier, quand l’on me dit qu’on distribuait des armes à la paroisse. J’y fus avec une douzaine de mes concitoyens, tous enfants du même quartier et desquels j’étais bien connu. Nous nous rassemblâmes, entre gens de connaissance, et nous nous trouvâmes plus de soixante dans un instant, tous bien décidés, car la plupart d’entre nous avaient au moins un congé de service dans la ligne. Nous entrâmes dans l’église ; nous y vîmes tous ces gros aristocrates s’agiter ; je dis aristocrates, parce que, dans cette assemblée, ceux qui parlaient étaient pour la plupart chevaliers de Saint-Louis, marquis, barons, etc. Le seul homme qui me plût, et que je ne connaissais pas, fut le citoyen Thuriot de la Rozière, qui s’est bien montré dans cette assemblée. Là, on était occupé à nommer des commandants, des sous-commandants, et toutes les places étaient données à ces chevaliers de Saint-Louis. Enfin, je fis une sortie contre cette nomination parce qu’aucun citoyen n’y était appelé.

Un nommé Dégié, alors notaire, Saint-Martin et les derniers chevaliers de Saint-Louis proposaient les candidats. Je fus si outré de voir cette clique infernale se liguer pour commander les citoyens que je demandai la parole. Je montai sur une chaise et je leur dis que l’on commençait par où l’on devait finir, et que ce n’était pas de cette manière qu’il fallait agir pour nous préserver des troupes qui étaient aux environs de Paris, que de tous les commandants que l’on venait de nommer aucun n’était dans le cas d’empêcher que les citoyens fussent massacrés.

On me dit que je n’avais qu’à en donner le moyen.

Je leur répondis qu’il fallait commencer par avoir des soldats et ensuite des armes à leur distribuer : — qu’il fallait absolument des armes pour pouvoir se défendre ; — ensuite on devait se rassembler par quartiers ; chacun étant armé, chacun devait avoir le droit de nommer son chef ; — dans chaque quartier il fallait établir des postes d’observation  ; une forte garde resterait en dépôt dans un endroit désigné et surtout dans le centre du quartier, afin de se trouver à portée de secourir chacun des avant-postes. La difficulté était d’avoir des armes. Je proposai d’aller chez tous les seigneurs qui résidaient dans la paroisse, d’y faire une perquisition et d’apporter dans l’église toutes les armes que l’on trouverait. J’ajoutai que la distribution devrait en être faite légalement par chaque quartier, en donnant surtout les fusils aux mains des hommes connus qui en savaient le maniement : c’était là le bon moyen, selon moi.

Ma motion fut rejetée et improuvée comme venant d’un homme suspect, et le Bossu, alors curé de Saint-Paul, dit qu’il fallait me mettre à Bicêtre ; ce à quoi je répliquai que j’étais soutenu de tout mon quartier et que, s’il voulait me faire arrêter, j’allais lui tomber sur le corps. En me regardant, il vit que j’étais entouré de plus de trente hommes qui avaient les bras retroussés : il eut peur et ne souffla plus mot. Plusieurs de mes amis me dirent : « Allons-nous en », et je m’en fus.

Deux des motionneurs descendirent de la chaire à prêcher qui s’appelait alors l’égrugeoir et me suivirent sur le portail ; ils me dirent que dans deux heures la Ville allait leur envoyer deux cents fusils ; je leur répondis que tous les échevins étaient des coquins et que dans quatre heures même aucun fusil ne viendrait. La vérité fut telle que je restai jusqu’à neuf heures du soir sans qu’aucun fusil arrivât de la Ville, encore moins des autres endroits.

À neuf heures, on vint me dire que l’on faisait des listes chez le curé. Je m’y rendis et j’y fis grand tapage afin qu’aucun de mes amis venus pour s’inscrire sur cette liste, qui était à bien nommer liste de proscription, n’y fût inscrit ; et je demandai : Où sont les fusils de cette Ville, que vous aviez promis dans deux heures ? en voilà six de passées et rien n’est encore arrivé ! — Thuriot qui était là me dit  : « La Ville nous a trompés. » — Eh bien, vous, vous trompez le peuple et c’est encore pire ! Il y a des armes sur la paroisse, à toutes ces belles portes cochères qui sont sur la place Royale. Croyez-vous qu’il n’y en ait pas chez ces gens-là ? — Il me répondit que sans doute il devait y en avoir. J’ajoutai : Si tous ces meneurs avaient une bonne intention, ils viendraient avec leurs armes et donneraient l’exemple ; dès qu’ils ne le font pas, il faut qu’ils soient désarmés et que leurs armes soient entre les mains du Tiers-État. Je fus encore hué dans le comité de tous ces chevaliers, mais je fus appuyé par Thuriot.

Mes camarades et moi nous les laissâmes délibérer et nous nous en fûmes boire, tout le Tiers-État ensemble, avec promesse de nous rejoindre le lendemain, le plus qu’il nous serait possible, afin d’avoir des armes.