La Vie véritable du citoyen Jean Rossignol/09

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE IX

Mon ignorance révolutionnaire. — Henriot levait l’impôt du marché. — Scènes de pillage et de probité. — Remarques sur l’affaire Réveillon. — Le peuple contre les soldats. — Simple observation.

Le 12 juillet 89 je ne savais rien de la Révolution, et je ne me doutais en aucune manière de tout ce qu’on pouvait tenter.

D’abord, beaucoup de troupes que je fus voir au Champ-de-Mars, par curiosité.

Je connaissais et j’avais vu l’affaire Réveillon, qui a été très funeste au peuple. Cela dura trois jours. Le premier jour, en allant visiter mes parents qui étaient établis au faubourg Antoine, je m’étais aperçu que, sur les cinq ou six heures du soir, une troupe d’ouvriers, environ cinq ou six cents, armés de bâtons, bûches, piques, fourches, etc., s’attroupaient et faisaient des motions pour brûler la maison de Réveillon et celle du nommé Henriot, maître salpêtrier.

D’abord le bruit avait été répandu par tout le faubourg que les ouvriers étaient déjà trop payés à raison de vingt sols par jour.

Henriot retirait alors l’impôt sur le marché de toutes les marchandises qui y étaient exposées ; il exigeait qu’on lui payât son tribut d’avance et le demandait souvent avec une arrogance… telle qu’était son caractère ; en sorte que le peuple était outré contre lui.

Sa maison fut dévastée et tous ses effets furent portés dans un grand feu au milieu du marché. On avait établi une barrière, et toutes les personnes qui sortaient étaient fouillées. Tant pis pour celui qui se trouvait porteur de quelques effets volés ; on les lui faisait jeter dans le feu, puis il recevait des coups selon le vol qu’il avait fait. Enfin tout fut brûlé, jusqu’à l’argenterie, et les balcons furent brisés et mis aux flammes. La maison devait l’être aussi, mais on fit observer justement que, si l’on se portait à cette barbarie, plusieurs propriétés seraient également brûlées. On voulait pendre le propriétaire, mais il eut soin de monter à cheval et de se sauver au grand galop.

Mais voici un trait bien remarquable qui est malheureusement arrivé chez Réveillon : les gardes-françaises s’étaient emparés de toute la rue de Montreuil et par conséquent aucun ouvrier n’y était plus ; mais on vint leur dire que l’on se rassemblait pour faire une seconde marche sur la dite maison : les hommes qui s’avançaient étaient armés de bûches, piques, fourches, bâtons. Que firent les deux compagnies de gardes-françaises ? — Elles abandonnèrent le poste, et marchèrent par peloton jusqu’à la hauteur de la Barrière. Alors les hommes armés, voyant ce rétrograde de la troupe, tombèrent dans le piège qui leur était tendu : ils se portèrent en foule dans la maison ; beaucoup jetaient les meubles par les fenêtres, d’autres descendirent dans les caves. Ce fut un quart d’heure après qu’ils furent entrés que les gardes-françaises remarchèrent au pas redoublé et attaquèrent la maison par une décharge du premier peloton ; ensuite le deuxième peloton entra dans la cour, et fit une deuxième décharge ; les hommes du troisième marchèrent par le flanc de droite et de gauche et passèrent dans un grand jardin où ils firent un feu de file terrible sur les personnes qui se sauvaient. Le quatrième et le premier pelotons firent un feu de peloton sur les citoyens qui étaient dans la rue. Tous ceux qui étaient dans le jardin et dans les caves furent tués.

Royal-Cravate bordait la chaîne dans la grand’rue à la hauteur de la maison de Réveillon ; une compagnie était en bataille au milieu de la grand’rue à la hauteur de l’église Saint-Pierre ; une autre compagnie de cavalerie dont je ne me rappelle pas le nom y était aussi : c’était, je crois, le régiment de Berry. Là, il y eut trois hommes blessés des coups de sabre de cette cavalerie. Ce fut alors que les Suisses arrivèrent en colonnes avec leurs pièces de canon : heureusement les troubles commençaient à s’apaiser ; mais les esprits s’échauffaient et, des maisons, l’on commençait à jeter des pierres. Plusieurs spectateurs furent tués aux fenêtres, même aux fenêtres des maisons d’où l’on n’avait rien jeté. On n’a jamais su le nombre des personnes tuées dans cette affaire, mais je puis attester que j’en ai vu plus de cent cinquante, encore n’ai-je vu que ceux tués dans le jardin et ceux de la rue vis-à-vis la maison de Réveillon. Le coup de feu dura pendant une bonne heure, mais les Suisses n’y ont aucunement participé ; ils n’y ont pas même brûlé une amorce.

Toute la garnison fut contrainte de se retirer parmi les huées. Ils quittèrent le carnage vers les sept heures du soir et ne rentrèrent plus dans le faubourg, pas même pour monter la garde dans les postes qui leur étaient destinés, et dont ils faisaient le service régulier. Le peuple s’était porté dans tous les corps de garde et en avait brisé les lits de camp, ôté les bancs, poêles, etc., et fermé les portes. La haine des habitants dans ce quartier contre les gardes-françaises était à un tel point qu’aucun de ceux-ci ne pouvait venir dans le faubourg sans y être poursuivi par des coups de bâton et des injures terribles. Plusieurs y furent tués les uns après les autres. Cette animosité dura jusqu’au moment où ils sauvèrent la France à l’affaire de Versailles, lorsqu’ils refusèrent d’obéir à leurs chefs. Ce fut à cette époque que toute querelle personnelle cessa.

J’observe que, dans l’affaire Réveillon, aucun officier n’était à leur tête : il n’y avait pour commander cette troupe que des sergents, et j’ai remarqué qu’avant le coup de feu il est arrivé un homme à cheval, qui venait par les derrières du faubourg et qui a donné des ordres : ce fut trois minutes après qu’il fut parti, par le même chemin qu’il était venu, que le feu commença.