Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 246-248).

XX

LE GUÉ

à un paysagiste

Le chemin s’abaissait par un brusque détour,
Il descendait vers une mare
Où brillait vaguement, dernier adieu du jour,
Quelque reflet tremblant et rare.

Des chênes y penchaient leurs bras confusément,
Leurs bras noueux chargés de lierres,
Et l’on entendait là le sourd chuchotement
D’une eau qui fuit parmi les pierres.

Et les pâtres tardifs rentraient, craignant, le soir,
La fraîcheur des collines sombres ;

Et les bœufs qui passaient, buvant à l’abreuvoir,
Y projetaient leurs grandes ombres.

Et c’était la saison qui précède l’hiver,
Quand le sommeil gagne les plaines,
Quand le ciel au couchant, teint de rouge et de vert,
Annonce les rigueurs prochaines.

Et moi par le chemin je revenais aussi,
Par le chemin bordé de roches,
Et de cet autre hiver dont le cœur est saisi
Je sentais aussi les approches.

« Eh quoi ! disais-je, quoi ! faut-il si peu de temps
Pour que l’aurore au soir se mêle !
N’avais-je pas hier la fleur de mes vingt ans,
Cette fleur qui semble éternelle ?

« Fuite des jours ! travail insensible et subtil,
Dont à son tour chacun s’étonne !
À peine a-t-on perdu les fleurs du jeune avril,
Qu’on perd les feuilles de l’automne ! »

Eh bien, ce tableau-là, ces approches du soir,
Ce ciel coloré d’un jour triste,

Ce site que mon œil croyait ne plus revoir,
Je le revois, ô mon artiste !

Il est là tout entier : le bois, les taureaux lents,
Le terrain noir, l’eau qui le mouille,
Mon propre cœur enfin, dont les rameaux tremblants
Sentent un vent qui les dépouille.

Et j’admire que l’art, mêlant quelques couleurs,
Atteigne à cet effet suprême,
Et fasse de mes yeux jaillir les mêmes pleurs
Que la nature et que Dieu même !