Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 243-245).

XIX

EAU DORMANTE

Ce n’est qu’un vieux bassin, ce n’est qu’un réservoir
Abandonné dans la campagne,
Et pourtant il suffit, en passant, de le voir
Pour qu’un étrange ennui vous gagne.

Les murailles des bords ont perdu leur ciment ;
Elles s’inclinent ébréchées,
Laissant pendre au hasard, dans leur écroulement,
Un tas de ronces desséchées.

Un seul arbre y végète, un saule caverneux,
Tout meurtri des affronts de l’âge,
Qui languit et qui meurt, et, pour cacher ses nœuds,
Déploie un reste de feuillage.


Au fond des eaux verdoie un tapis de cresson.
La surface est toujours paisible ;
On y devine à peine, à son léger frisson,
Le vol d’un insecte invisible.

Quelques femmes jadis, venant laver au bord,
Égayaient parfois ce silence ;
Elles ne viennent plus, et l’eau maintenant dort,
Et l’herbe tombe en somnolence.

Penchez-vous, écoutez : aucun tressaillement,
Pas un soupir qui vous réponde ;
Rien que le morne azur, l’azur du firmament
Qui se renverse dans cette onde.

Le ciel s’y réfléchit, de l’un à l’autre mur,
Avec son groupe de nuages ;
Et l’on s’étonne, là, qu’un flot peut-être impur
Rende aux yeux de telles images !

Et ce ciel dans cette eau, ces herbes du bassin,
Ces murs dont la pierre s’affaisse,
Tout ce tableau de deuil vous fait monter au sein
Un flot débordant de tristesse.


Amants, couples heureux, qui, dans la paix du soir,
Traversez la campagne verte,
Gardez-vous en rêvant de venir vous asseoir
Sur les bords de cette eau déserte !

Des plus riants espoirs, des songes les plus beaux,
Dans cet air, bientôt rien ne reste ;
Ils meurent en plein vol, ainsi que des oiseaux
Égarés sur un lac funeste.

Mais toi, si tu connus l’amère trahison,
Si l’abandon fut ton épreuve,
Viens, et, ne tournant plus tes yeux à l’horizon,
Repose ici ton âme veuve.

Cette eau, ce vaste oubli, pour ton cœur délaissé,
Pourront avoir de tristes charmes,
Et sur le noir bassin, de leur chute plissé,
Tu laisseras tomber tes larmes !