Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 217-221).

XII

PENDANT LA GUERRE DE CRIMÉE

Le vent d’automne souffle, il emporte, il disperse
Les feuillages des bois tombant comme une averse ;
Mille bruits orageux frappent les cieux obscurs :
Aboîments des grands chiens qui gardent nos étables,
Gris des rauques bouviers, grincements lamentables
Des volets qui battent nos murs.

Écoutons ! à travers ces tristes harmonies,
S’élèvent, au delà de nos plaines jaunies,
D’autres bruits, des accords plus profonds et plus sourds :
C’est le canon, qui gronde au loin par intervalles,
La fanfare de cuivre aux notes inégales.
C’est le roulement des tambours.


Sur les plateaux d’Arbois le camp du Midi tonne[1].
Là vivent, sous la tente, aux vents froids de l’automne,
Les soldats qu’un signal peut avertir demain,
Les régiments qu’on dresse aux travaux de l’armée,
Et qui, toujours debout, les yeux vers la Crimée,
Brûlent d’en prendre le chemin.

À ces bruits, que le vent orageux nous apporte,
Les hommes de labour devisent sur leur porte ;
Le pâtre, vieux soldat, néglige son troupeau ;
Les petits paysans, dans la cour de la ferme,
S’alignent en colonne et marchent d’un pas ferme,
Avec un mouchoir pour drapeau !

Vous m’agitez aussi, dans ma calme demeure,
Belliqueuses rumeurs qui grondez d’heure en heure !
Si le sort au poëte interdit les combats,
Il n’assiste pas moins, d’une âme libre et fière,
Aux assauts de géants que l’Europe guerrière
À l’Orient livre là-bas.

L’œil sur les pâles feux qui dansent à mon âtre,

Je vois étinceler le rougissant théâtre ;
L’incendie est partout aux rives de l’Euxin.
Courage, nobles sœurs, gauloise et britannique !
Frappez aux pieds le czar, l’homme à la foi punique,
Avant de le frapper au sein.

Ni trêve, ni repos ; les régiments fidèles
Étreignent, jour par jour, les rudes citadelles
Où l’aigle de Moscou dans le roc s’enferma.
Sous le feu, sous le fer, sous les canons sans nombre,
Ils gravissent, à rangs pressés, la ville sombre,
En criant le nom de l’Alma !

Il est digne de toi, digne de ton courage,
Ô France ! d’assumer le plus fort de l’ouvrage.
Fille des anciens preux aux rayonnants cimiers,
C’est toujours toi qui cours du pas le plus alerte ;
C’est toi dont les enfants sur la brèche entr’ouverte
S’élancent toujours les premiers.

Va donc, pour qu’il soit vrai que nul ne te résiste !
À ce tableau, pourtant, l’humanité s’attriste :
Carnages dans les champs, massacres sur les eaux.

Les monstrueux engins redoublent de furie ;
Le rivage au loin tremble et la mer ne charrie
Que des ruines de vaisseaux.

La gloire nous paîra notre effort unanime ;
Les grands peuples qu’enfin la même cause anime
Au soleil de l’histoire apparaîtront plus grands ;
Oui ! mais, pour acheter ces brillantes chimères,
Que de fils tomberont, loin des bras de leurs mères,
Sur ces rivages dévorants !

À l’ivresse, aux transports des victoires futures,
Combien qui mêleront le cri de leurs tortures !
Combien, qui sont partis solides aux arçons,
Jeunes, beaux, doux au cœur des tendres fiancées,
Ne seront bientôt plus que des chairs dispersées,
Des lambeaux saignants, des tronçons !

C’est la loi, me dit-on, transmise d’âge en âge.
Quelle est donc cette loi de meurtre et de carnage
Qui prend l’homme et le jette en pâture à l’airain ?
À quoi sert tout le sang dont la terre s’arrose ?
Est-ce pour empourprer les feuilles de la rose
Qu’il détrempe ainsi le terrain ?


Ô globe de malheur, terre en deuil dans l’espace,
De ces sinistres jeux tu devrais être lasse.
Quand désarmeras-tu tous ces noirs bataillons ?
Les épis au printemps manqueraient-ils de séve,
Si la chair des enfants déchirés par le glaive
Cessait d’engraisser les sillons ?

Le vent d’automne souffle, il mêle sur nos têtes
Des bruits confus de guerre à des bruits de tempêtes ;
La tristesse est aux cieux, l’angoisse est dans nos cœurs.
Abrége, Dieu des Franks, l’attente qui nous pèse ;
Et toi, souffle bientôt, vent de la Chersonèse
Qui dois nous dire : ils sont vainqueurs !


La Malle, novembre 1854.
  1. Pendant la guerre de Crimée, le camp du Midi était établi dans le voisinage de l’auteur.