Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 1-8).


LA VIE RURALE
JOURNAL DE CAMPAGNE


PRÉFACE


Je publiais, il y a quinze ans environ, un petit livre intitulé la Vie rurale, qui eut une fortune singulière pour un simple recueil de vers. Cinq mille exemplaires s’écoulèrent en quelques semaines, et, si l’éditeur n’en donna pas immédiatement d’autres éditions, c’est que, mécontent de mon œuvre, malgré son succès, je coupai court moi-même à sa publicité, afin de pouvoir, avec plus de loisir, la refondre et l’amplifier.

J’ai, depuis lors, en effet, écrit un grand nombre d’autres poésies, inspirées comme les premières par le spectacle des champs et par une vive sympathie pour le peuple qui les cultive. Je réunis aujourd’hui les nouvelles et les anciennes, et je forme de ces divers petits poëmes tout un ensemble qui a son ordre et en quelque sorte sa logique.

Ce livre, à dire vrai, n’aura guère de commun que le titre avec celui qui le précéda. Le mince volume de 1856 est devenu, en se développant sous ma plume, un recueil assez semblable à un « journal de campagne » où seraient reproduites, au jour le jour, sous une forme à la fois lyrique et familière, les impressions changeantes de la vie rustique.

Il s’ouvre avec les premiers beaux jours, se continue sous les soleils d’été, et s’achève à l’époque où recommence aux champs le grand sommeil de l’hiver. Il comprend, en un mot, toute la période annuelle que passent d’ordinaire à la campagne ceux qui ne font pas profession d’agriculture.

De cette division résulte une sorte de poëme des saisons qui n’a rien de la gravité didactique et se rapproche, au contraire, le plus possible, des libres mouvements de la nature.

Le lecteur trouvera, à la suite du Journal de campagne, les Épîtres rustiques qui en sont comme l’appendice et le complément naturels. Même fond de paysage, même inspiration familière, relevée çà et là d’un grain de morale et de philosophie.

L’heure ne me semble pas trop défavorable pour offrir au public ces petits poëmes.

Il est des époques malheureuses, soit lorsque les liens de la morale se détendent et qu’un luxe effréné se développe à l’ombre d’un despotisme aveugle et complaisant, soit au lendemain des grandes catastrophes nationales, inévitable suite de cette dissolution publique ; il est, disons-nous, des temps infortunés où la poésie aime à se réfugier aux champs. Désespérant alors de réveiller dans les cœurs les énergiques sentiments, les vieilles croyances, les saintes ou viriles passions qui en étaient la vie, elle peut du moins encore essayer d’y faire renaître l’amour des joies de la nature, des émotions paisibles de la solitude, des simples drames de la famille champêtre. Le désenchantement des esprits et leur lassitude semblent même favoriser ce retour aux contemplations et aux travaux de la vie rurale. C’est alors un besoin, c’est un devoir pour le poëte de montrer un lieu de retraite aux âmes fatiguées et désabusées, d’ouvrir un asile aux naufragés des grandes crises sociales, de dire enfin à tant d’existences agglomérées au foyer corrupteur des villes : « Sortez de cet air vicié ; venez vivre dans une atmosphère plus saine ; venez voir fleurir la terre, venez la cultiver. Le pays y gagnera, et votre corps et votre âme s’en trouveront mieux. »

Telle était la mission que s’imposait la muse latine à l’aspect des défaillances de l’antique vertu romaine. L’ancien monde tremblait encore sur ses bases, quand Virgile tailla son premier pipeau.

Ce livre, malheureusement, n’est pas celui d’un Virgile. Ce n’est, comme son titre l’annonce, qu’un journal sincère, libre et naïf des impressions de la vie aux champs.

La France, moins riche en ce genre que l’Angleterre, n’avait eu longtemps d’autre poésie rurale que celle de Saint-Lambert et de l’abbé Delille. Écrire d’après nature était un art à peu près inconnu chez nous. C’est de nos jours seulement qu’on s’est avisé de le pratiquer, et si l’auteur de ce livre avait quelque titre aux encouragements qu’il a reçus, ce serait peut-être pour avoir cherché des premiers à revenir aux sources. Il fut de ceux qui travaillèrent à ouvrir la voie où d’autres sont venus à leur tour chanter le poëme des champs.

On me reprochera peut-être certaines familiarités de ton, certains oublis de gravité que je me suis permis çà et là, au courant de ces pages, et particulièrement dans celles qui contiennent de simples récits. Qu’il me suffise de dire pour ma justification — si c’en est une — qu’il y a eu là propos délibéré. La familiarité, ce me semble, n’a jamais été trop ennemie de notre poésie. Les noms de nos plus glorieux maîtres sont là pour l’attester. Est-ce bien, d’ailleurs, quand le siècle tend de plus en plus à la prose qu’il conviendrait de s’isoler superbement sur les hauteurs du lyrisme ? S’il est une muse, enfin, à qui certaines franchises doivent être accordées, c’est apparemment la muse agreste, celle qui va causant avec le bûcheron à la lisière du bois, avec la faneuse au bord du pré, et qui mettrait volontiers sa gloire à être écoutée des paysans de sa vallée.

Un mot en unissant sur la contrée où se passent les principales scènes de ce livre :

Le Luberon est une montagne du midi de la France qui, par la beauté sauvage de ses pentes et par l’éclat de la lumière dont se révèlent ses flancs couverts de bois, aurait des droits à la célébrité. Si cette chaîne s’élevait dans la Phocide, dans l’Attique ou dans la Thessalie, elle figurerait sans doute parmi les montagnes aux noms immortels dont le groupe des muses fréquentait les ombrages et les fontaines.

Telle qu’elle est, elle n’a guère de chance d’attirer les yeux du monde. Les noms de l’Œta, du Pinde, de l’Hymette resteront à jamais glorieux ; celui de ma montagne ne cessera pas d’être obscur.

J. A.

Paris, octobre 1872.