La Vie nouvelle/Commentaires/Chapitre XIX


La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 164-171).


CHAPITRE XIX


Donne, ch’ avete intelletto d’amore

Cette canzone, afin qu’elle soit mieux comprise, je la diviserai avec plus de soin que les précédentes, et j’en ferai ainsi trois parties.

La première partie est la préface de ce qui suit ; la deuxième est le sujet traité ; la troisième est comme la servante (una servigiale) des précédentes. La deuxième commence à : un ange a fait appel… ; la troisième à : Canzone, je sais…

La première partie se divise en quatre.

Dans la première, je dis à qui je veux parler de ma Dame et pourquoi je veux le faire. Dans la deuxième, je dis ce que je pense de ses mérites, et comment j’en parlerais si je l’osais. Dans la troisième, je dis comment je crois devoir m’exprimer, afin que je ne sois pas empêché par timidité. Dans la quatrième, revenant à ceux à qui j’ai voulu m’adresser, je dis la raison pour laquelle j’ai fait ainsi.

La deuxième partie commence à : je dis donc que lorsque… ; la troisième à : et je ne veux pas non plus… ; la quatrième à : avec vous, femmes et jeunes filles…

Puis quand je dis : un ange a fait appel… je commence à traiter de cette femme ; et cette partie doit se diviser en deux. Dans la première, je dis qu’on s’occupe d’elle dans le ciel, et dans la deuxième qu’on s’occupe d’elle sur la terre : ma dame est désirée… Cette deuxième partie se divise encore en deux : dans la première, je dis quelle est la noblesse de son âme en parlant des vertus qui procèdent de celle-ci. Dans la deuxième, je parle de la noblesse de son corps en signalant quelques-unes de ses beautés, ainsi : l’amour dit d’elle… Cette deuxième partie se divise encore en deux. Dans la première, je parle des beautés de toute sa personne ; dans la deuxième, je parle de certaines beautés appartenant à certaines parties déterminées de sa personne, ainsi : de ses yeux…

Cette même deuxième partie se subdivise encore en deux : dans l’une, je parle de ses yeux qui sont le principe de l’amour et dans l’autre de sa bouche qui est la fin (le but) de l’amour. Et afin que ceci ne sollicite aucune pensée blâmable, que le lecteur se rappelle ce qui a été écrit plus haut : que le salut de cette femme, qui était l’opération de sa bouche, était la fin de mes désirs, quand il m’était permis de le recevoir.

Lorsque ensuite je dis : Canzone, je sais… j’ajoute une stance qui est comme la servante des autres, où je dis ce que je demande à cette Canzone. Et comme cette dernière partie est facile à comprendre, je ne m’occuperai plus d’autres divisions.

Je dis que pour bien pénétrer le sens de cette Canzone il faudrait avoir recours à des divisions plus détaillées : mais cependant celui qui n’a pas assez d’entendement pour se contenter de celles-ci, il ne me déplaît pas qu’il s’en tienne à cela. Car certainement je crains d’avoir expliqué à trop de gens la signification de cette Canzone.


Le passage de ce sonnet entre « un ange a fait appel à la divine Intelligence » et « ma Dame est donc désirée dans le ciel » est fort difficile à interpréter, et a exercé sans grands résultats apparens la sagacité des commentateurs.

On a cru y percevoir d’abord le pressentiment de la fin prématurée de Béatrice, et comme une allusion à la descente du Poète aux enfers.

Mais, suivant cette hypothèse, il faudrait admettre que le plan de la Comédie se fût trouvé déjà arrêté dans son esprit lorsqu’il écrivait ce sonnet. On a fait observer que les expressions inferno, l’enfer, et mal nati, les méchans, pourraient s’appliquer simplement à la conception qu’il a plus d’une fois exprimée dans des termes analogues, de la condition de notre monde, un véritable inferno, et des hommes, malvagi ou malnati.

Quoi qu’il en soit de cette interprétation, s’il n’a pas adressé cette Canzone directement à Béatrice, mais aux femmes (ch’avete intelletto d’amore), il dit qu’elle sera envoyée à celle dont il célèbre la louange, et il la prie (la Canzone) de le recommander à elle et à l’Amour qui sera près d’elle. Et d’ailleurs, si elle est désirée dans le ciel, c’est qu’elle est encore vivante.

Ceci ne saurait donc faire de doute, mais ne nous donne pas le sens énigmatique de la première partie de la canzone. M. Scherillo pense qu’il a dû y avoir une interpolation introduite dans sa rédaction plus tard, après la mort de Béatrice[1]. Dante ne se conforme pas toujours dans ses récits à l’ordre des temps. La Divine Comédie est pleine de prédictions qui n’étaient que la reproduction de faits accomplis. Il est permis de croire que la Vita nuova, lors de sa rédaction définitive et de son encadrement dans ses récits en prose, a subi plus de retouches, de corrections, d’additions que nous ne pouvons le discerner.

Il ne me paraît pas possible d’admettre que, pendant que se déroulait le roman de la Vita nuova et qu’il écrivait ce poème d’amour, alors qu’il n’avait pas encore pénétré, bien avant au moins, dans la vie publique, il eût déjà conçu le plan de la Divine Comédie et fait les préparatifs de son voyage sacré[2].

Dans un article tout récent[3] consacré à l’important ouvrage de Scherillo (alcuni capitoli dalla biografia di Dante) un éminent critique, M. Barbi, ne croit pas non plus que ce passage provienne d’une source antérieure à la Vita nuova. Je reproduis à peu près ses paroles :

Il ne pouvait prévoir encore la fiction de ce voyage dans les royaumes ultra mondains, entrepris pour le bien du monde qui vivait mal, et pour lequel il n’avait aucun titre, « n’étant pas Énée ni saint Paul »[4].

Alors que Dante écrivait cette canzone, les infortunes ne lui avaient pas encore donné l’expérience des besoins du siècle pour lui faire concevoir une telle entreprise et dans un pareil but[5].

C’est parce que nous sommes familiers avec la fiction de la Comédie que nous interprétons ainsi le voyage en question. On comprenait autrement en 1289 que Dieu fît dire dans l’Enfer aux perdus par la bouche du Poète : « J’ai vu l’espérance des Bienheureux… »

Je ne puis m’empêcher de faire encore remarquer le caractère de politesse raffinée qui était dans les habitudes du Poète. Dans les milieux les plus dramatiques de la Comédie, comme dans la vie sociale où nous amène la Vita nuova, il se montre toujours d’une correction et d’une courtoisie irréprochables, soit qu’il se rencontre avec des femmes, soit qu’il se trouve en présence de personnages dont il veut reconnaître la supériorité intellectuelle ou sociale. Il nous apparaît toujours comme un homme bien élevé, et la délicatesse de ses manières et de ses expressions nous laisse l’idée que nous nous faisons d’un homme qui a été élevé par des femmes[6]. Il y a là un contraste manifeste avec l’âpreté de son caractère et la violence habituelle de son langage.

Nous ne savons rien du reste de sa première éducation et de son milieu domestique. J’ai déjà rappelé le silence absolu qu’il garde sur sa famille et sur les premières impressions de son enfance, en dehors de sa passion précoce. Pour ce qui est de la Comédie, nous pouvons dire que le Virgile qu’il nous présente pouvait bien lui servir de modèle en matière de courtoisie ; ce qui paraît mieux en harmonie avec les souvenirs de la cour d’Auguste qu’avec le milieu où Dante a vécu, et avec la barbarie effective que recouvraient encore à peine certains raffinemens bien superficiels sans doute.



  1. Scherillo, alcuni capitoli della biografia di Dante. « Quand Dieu dit : « il dira aux âmes des malvagi », c’est déjà une allusion à la Comédie. » (Page 835.)
  2. Voir encore sur ce dernier sujet l’intéressant et compendieux travail de M. Leynardi (la Psicologia dell’ arte nella Divina Commedia). L’éminent professeur de philosophie au lycée Doria de Gênes a étudié avec autant de sagacité que de finesse (sottilezza) tous les points qui se rapportent à la composition de la Divine Comédie. Dans la dissertation come avenne la preparazione dell’ opera, il fait observer que l’intention première du Poète, entièrement annoncée dans la Vita nuova, était d’élever un monument à Béatrice : et ce n’est que peu à peu, et suivant le cours des événemens et l’évolution de son propre esprit, et enfin le développement de son génie, que cette œuvre est devenue la Divine Comédie. Et il proteste contre l’idée exprimée par Giuliani d’une construction architecturale de la Divine Comédie, qui aurait été arrêtée dans l’esprit du Poète dès ses années de jeunesse.
  3. Bullettino della Società Dantesca Italiana, Firenze, octobre, novembre 1896.
  4. La Divine Comédie, l’Enfer, ch. II.
  5. Se reporter à mon Introduction, p. 14.
  6. Ceci a déjà été signalé dans l’Introduction.