La Vie nouvelle/Commentaires/Chapitre IX


La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 148-153).


CHAPITRE IX


Cavalcando l’atro ier per un cammino

Ce Sonnet a trois parties : dans la première, je dis comment je rencontrai l’Amour et sous quelle apparence ; dans la deuxième, je dis ce qu’il m’a dit, quoique pas complètement, de peur de découvrir mon secret. Dans la troisième, je dis comment il disparut. La seconde partie commence à : quand il me vit… la troisième à : alors je pris…


On peut remarquer que ceci ne nous est pas donné précisément comme une vision ou une hallucination, mais comme le travail d’une imagination hantée par des pensées obstinées. Ce ne serait donc que la traduction de ces pensées sous une forme figurative.

Lorsque le Poète évoque la présence et l’inspiration de l’Amour, ce n’est sans doute qu’une manière d’exprimer ce qui se passait au dedans de lui-même. Lorsque l’Amour lui apparaît brillant et joyeux, c’est que son âme était allègre et ouverte à de douces perspectives. S’il lui apparaît ici mal vêtu, hésitant et inquiet, c’est que son âme à lui était inquiète et hésitante. Et ce qui la rendait ainsi, c’était la préoccupation de sa propre dissimulation, de la défense de son amour (comme il l’appelait) qu’il avait perdue, et qu’il songeait déjà à remplacer, avec un empressement où l’on ne saurait nier qu’il y n’eût quelque chose de suspect ; c’était enfin un certain malaise, peut-être quelque reproche muet de sa conscience, quand il regardait du côté de la belle rivière, symbole de son amour si pur.

Il y a en effet dans le langage énigmatique qu’il se fait tenir par l’Amour la trace d’arrière-pensées que, suivant son habitude, il ne peut s’empêcher de laisser entrevoir, tout en laissant surtout à deviner.

Si l’Amour lui a rapporté son cœur d’auprès de celle qui avait servi de défense à son secret pour qu’il lui serve près d’une autre, c’est donc que son cœur était en jeu dans cette simulation d’amour et que, comme il arrive parfois aux hommes, le grand amour qui l’occupait y laissait encore quelques places disponibles. N’est-ce pas à cela que l’Amour (ou sa conscience) fait allusion quand il lui dit : « moi je suis toujours le même, mais toi tu changes. » ? Et il lui recommande de n’en rien laisser transpirer.

Et ce n’est pas seulement le départ de la dame de l’église qui sollicite l’effusion de son lyrisme : nous voyons encore la mort d’une femme jeune et belle lui inspirer des accens non moins émus[1]. Et plus tard enfin les témoignages de compassion sympathique qu’il recevra de deux beaux yeux rallumeront en lui toutes les visions de l’amour brisé[2].

Il semble que, dans ce grand poème en l’honneur de Béatrice, il ait tenu à ce que certains souvenirs, tendres ou charmans, eussent aussi leurs strophes à eux, comme des figures secondaires viennent orner les soubassemens d’un monument élevé à une gloire qu’on a voulu immortaliser.


On s’est beaucoup occupé de cet éloignement de Florence qui devait séparer Dante, pour un temps plus ou moins long, de l’objet constant de ses pensées. Ce n’était certainement pas une partie de plaisir qu’il faisait avec de nombreux (molti) compagnons, mais une obligation qu’il subissait à contre-cœur, et où, jeune homme de vingt ans, il emportait les pensées obsédantes et mélancoliques d’un amoureux contraint de s’éloigner d’une maîtresse adorée. J’emprunte au Prof. del Lungo des détails intéressans au sujet de cet incident sur lequel, suivant son habitude, le poète laisse planer une obscurité toujours difficile à éclaircir[3].

Il y avait à Florence une organisation militaire que les occasions ne manquaient pas de mettre en jeu, qu’il s’agît de se porter au secours de voisins alliés ou de régler des contestations avec des voisins hostiles.

Lorsque la Commune avait décidé quelque expédition de ce genre (di fare le oste), on sonnait le tocsin sur la cloche de la Commune, les boutiques se fermaient, les citoyens et les villageois de quinze à soixante-dix ans s’inscrivaient sur des listes de cinquante noms chacune. Une partie devait prendre la campagne, et l’autre rester à la garde de la ville, en payant (pagando). Et l’on formait un ou plusieurs corps de 200 hommes qui montaient à cheval, escorté chacun d’un compagnon bien armé et d’un cheval équipé ; on déployait les enseignes et l’on entrait sur le territoire ennemi (qui n’était généralement pas très éloigné).

Ce fut donc à une expédition de ce genre que Dante dut prendre part. Quelle fut cette expédition, que M. del Lungo rapporte à l’année 1288 ? Quels en furent le caractère, la destination et la durée ? C’est ce qu’il ne lui a pas été possible de déterminer, malgré de patientes recherches parmi les souvenirs et les actes officiels de cette époque. Ce n’était là quelquefois que de simples démonstrations. Était-ce le cours de l’Arno que suivait le corps dont Dante faisait partie ? Quoi qu’il en soit, son éloignement de Florence ne paraît pas avoir été de longue durée[4].



  1. Chapitre VIII.
  2. Chapitre XXXVI.
  3. Del Lungo, Beatrice nella vita e nella poesia del secolo XIII, Milano, 1891.
  4. Dans le XXIIe chant de l’Enfer de la Comédie, Dante fait allusion à une campagne qu’il aurait faite sur le territoire des Arétins : « J’ai vu des coureurs parcourir vos terres, Ô Arétins… »