La Vie nouvelle/Chapitre XXXVI
CHAPITRE XXXVI
Quelque temps après, comme je me trouvais dans un endroit où je me rappelais le temps passé, je demeurais tout pensif, et mes réflexions étaient si douloureuses qu’elles me donnaient l’apparence d’un profond égarement. Alors, ayant conscience de mon trouble, je levai les yeux pour regarder si quelqu’un me voyait.
Et j’aperçus une femme jeune et très belle qui semblait me regarder d’une fenêtre, avec un air si compatissant qu’on eût dit que toutes les compassions se fussent recueillies en elle. Et alors, comme les malheureux qui, aussitôt qu’on leur témoigne quelque compassion, se mettent à pleurer, comme s’ils en ressentaient pour eux-mêmes, je sentis les larmes me venir aux yeux. Et, craignant de laisser voir ma propre faiblesse, je m’éloignai des yeux de cette femme, et je disais à part moi : il ne se peut pas que chez une femme aussi compatissante l’amour ne soit pas très noble. Je résolus alors de faire un sonnet qui s’adresserait à elle et raconterait ce que je viens de dire.
Mes yeux ont vu combien de compassion[1] |