La Vie nouvelle/Chapitre XVIII


La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 61-63).


CHAPITRE XVIII


Comme plusieurs personnes avaient lu sur mon visage le secret de mon cœur, certaines dames, qui se réunissaient parce qu’elles aimaient à se trouver ensemble, connaissaient bien mes sentimens, chacune d’elles ayant été témoin de mes violentes émotions. Et comme je me trouvais passer près d’elles par hasard, une d’elles m’appela. C’était une femme d’un parler agréable. Quand je fus arrivé devant elles, je vis bien que ma charmante dame n’était pas là, et, rassuré, je les saluai et leur demandai ce qu’il y avait pour leur service.

Ces dames étaient en assez grand nombre. Il y en avait qui riaient entre elles ; d’autres me regardaient en attendant ce que j’allais dire, et d’autres jasaient ensemble. L’une d’elles, tournant les yeux vers moi et m’appelant par mon nom, me dit : « Pourquoi et dans quel but aimes-tu donc cette personne, puisque tu ne peux soutenir sa présence ? Dis-nous-le parce que le but d’un tel amour, il faut qu’il soit d’un genre très particulier. » Et quand elle eut dit ces paroles, elle et toutes les autres se regardèrent en attendant ma réponse.

Alors je leur dis : « Mesdames, tout ce que demandait mon amour était le salut de cette femme, dont vous entendez peut-être parler. C’est en cela que résidait la béatitude qui était la fin de tous mes désirs. Mais, depuis qu’il lui a plu de me le refuser, mon seigneur l’Amour a mis par sa grâce toute ma béatitude dans ce qui ne peut me manquer. »

Ces dames se mirent alors à parler entre elles et, de même que nous voyons quelquefois tomber la pluie mêlée à une neige très blanche, il me semblait voir leurs paroles entrecoupées de soupirs. Et quand elles eurent ainsi parlé quelque temps ensemble, celle qui m’avait adressé la parole la première me dit : « Nous te prions de nous dire en quoi réside ta béatitude. » Et je répondis : « Elle réside dans les paroles qui sont à la louange de ma Dame. » Et elle dit à son tour : « Si tu disais vrai, ce que tu nous as dit en parlant de ton état, tu l’aurais dit dans un autre sens[1]. »

Et je les quittai en réfléchissant à ces paroles, presque honteux de moi-même, et je me disais en marchant : si je trouve une telle béatitude dans les mots qui expriment la louange de ma Dame, comment ai-je pu parler d’elle différemment ? Alors je résolus de prendre toujours désormais sa louange pour sujet de mes paroles. Et comme je pensais beaucoup à cela, il me sembla que j’avais entrepris quelque chose de trop élevé relativement à moi-même, de sorte que je n’osais plus m’y mettre ; et je demeurai ainsi plusieurs jours avec le désir de parler et la peur de commencer.



  1. Commentaire du ch. XVIII.