La Vie nouvelle/Chapitre XIII


La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 51-53).


CHAPITRE XIII


Après la vision que je viens de raconter, et après avoir dit les paroles que l’Amour m’avait imposées, me vinrent des pensées nombreuses et diverses qu’il m’a fallu sonder et combattre une à une, sans pouvoir m’en défendre. Parmi celles-ci, quatre m’ôtaient tout repos.

L’une d’elles était celle-ci : la domination de l’Amour est bonne, parce qu’elle écarte de toute vilenie l’esprit de son fidèle. L’autre était que la domination de l’Amour n’est pas bonne, parce que plus on y est soumis, plus il faut passer par des chemins pénibles et douloureux. Une autre était celle-ci : le nom de l’Amour est si doux à entendre qu’il paraît impossible que ses œuvres soient autrement que douces, car les noms suivent les choses auxquelles ils sont appliqués, comme il est écrit : nomina sunt complementa rerum. La quatrième était celle-ci : la femme à qui l’Amour t’attache si étroitement n’est pas comme les autres femmes dont le cœur se meut si légèrement.

Et chacune de ces pensées me faisait la guerre au point que je ressemblais à celui qui ne sait pas quel chemin suivre, qui voudrait bien marcher, mais qui ne sait pas où il va. Et si je songeais à chercher un chemin battu, c’est-à-dire celui que prendraient les autres, ce chemin se trouvait tout à fait contraire à mes pensées, qui étaient de faire appel à la pitié, et de me remettre entre ses bras. C’est dans cet état que je fis le sonnet suivant :

Toutes mes pensées parlent d’amour[1],
Et le font de manières si diverses
Que l’une me fait vouloir m’y soumettre
Et une autre me dit que c’est une folie[2].

Une autre m’apporte les douceurs de l’espérance,
Et une autre me fait verser des larmes abondantes.
Elles s’accordent seulement à demander pitié,
Tout tremblant que je suis de la peur qui étreint mon cœur.
C’est à ce point que je ne sais de quel côté me tourner ;
Je voudrais parler et ne sais ce que je pourrais dire.
C’est ainsi que je me trouve comme égaré dans l’amour.
Et si je veux les accorder toutes
Il faut que j’en appelle à mon ennemie,
Madame la Pitié[3], pour qu’elle me vienne en aide[4].



  1. Tutti li miei pensier parlan d’amore
  2. Il y a ici deux versions différentes : Fraticelli lit folle, folie, version que j’ai suivie. Giuliani lit forte, ce qui signifierait que cette pensée est plus forte.
  3. Il explique lui-même que c’est par ironie qu’il appelle Madonna Pietà la mia nemica.
  4. Commentaire du ch. XIII.