La Vita Nuova (La Vie nouvelle) (1292)
Traduction par Maxime Durand-Fardel.
Fasquelle (p. 119-123).


ÉPILOGUE


Les lecteurs de la Vita Nuova peuvent désirer de savoir si Dante a toujours été fidèle à la mémoire de sa bien-aimée, après avoir repoussé la séduction à laquelle il avait cédé dans un entraînement bientôt suivi de regrets et de repentir. Je dirai, non pas ce que j’en sais, mais ce qu’il me sera permis d’exprimer, en dehors de ce qu’ont prétendu nous apprendre la légende, la tradition ou l’imagination des intarissables commentateurs de l’œuvre dantesque.

Oui, l’âme de Dante a été fidèle à la mémoire de Béatrice. Car, c’est peu de jours avant que sa glorieuse dépouille fût reçue par la modeste église de Ravenne que, dans des pages immortelles, il se montrait lui-même, son voyage terminé, regagnant la terre, et la laissant, elle, au séjour des Bienheureux, devant cette lumière surhumaine qui était Dieu, et, dans l’étincelante fulguration de la Rose mystique[1].

Mais son cœur était resté sur la terre : séparé à jamais de sa Béatrice que le ciel avait réclamée, séparé de toutes ses affections familiales que sa patrie lui refusait, il n’a pu sans doute le tenir définitivement fermé aux séductions qu’il devait rencontrer sur sa route, et à ce besoin d’aimer que laissent transparaître ses haines les plus vivaces et ses plus ardentes indignations.

Que savons-nous donc ? Je ne veux faire aucune allusion aux anecdotes, aux racontars que l’on a multipliés, non plus qu’aux déductions hasardées ou purement imaginaires que l’on a tirées de simples mots rencontrés dans son œuvre, ou de récits douteux. On a même énuméré les maîtresses de Dante. Sans doute, on n’y a pas trouvé les mille e tre de don Juan. Mais il y en a plus que le respect dû à la mémoire d’un grand homme ne permettait d’exhumer de rapports suspects ou de sources infimes et de venir ensuite offrir à l’histoire.

Y eût-il en effet dans la sienne quelques pages regrettables, ne devrions-nous pas jeter sur elles un voile pieux ? Car c’est à lui seul qu’il faut demander les secrets de sa vie amoureuse, ou du moins ceux qu’il a voulu lui-même nous laisser entrevoir.

La Divine Comédie est une véritable confession (Ozanam). Mais celle-ci n’a pas été dictée, comme tant d’autres, par quelque vanité cynique ou par une perversion ou un défaut de sens moral. C’est bien la confession des premiers temps de l’Église, confession à haute voix et devant les fidèles assemblés, et dont les larmes et le repentir consacraient l’expiation.

Lorsque Dante, parvenu au sommet du Purgatoire, s’apprêtait à franchir les espaces célestes pour atteindre au Paradis le séjour des Bienheureux, il se trouva soudain en présence de Béatrice transfigurée. Ici se place une scène, peut-être un peu théâtrale, mais dont il serait difficile de méconnaître la tragique grandeur[2].

Ce n’était plus la jeune fille de Florence, couronnée et vêtue de candeur et de modestie, tanto gentile e tanto modesta. C’était une sainte d’une grandeur écrasante. Sa tête était recouverte d’un voile blanc ceint d’olivier ; elle portait un manteau vert sur un vêtement couleur de feu. Son aspect était fier et royal, et sa voix était celle du commandement. Et sa beauté surpassait la beauté qui surpassait déjà celle des autres, au temps où elle était encore avec elles.

« Regarde-moi, lui dit-elle, je suis, je suis bien Béatrice. »

Puis, s’adressant aux créatures célestes qui l’entouraient : « la grâce divine avait si bien doué celui-ci que, dès le principe de sa vie, il semblait que toute habitude droite devait produire en lui des effets merveilleux. Mais une terre fournie de mauvaises semences et mal cultivée, devient d’autant plus mauvaise elle-même et plus sauvage qu’elle possédait plus de vigueur. Je l’ai soutenu quelque temps par mon aspect en lui montrant mes jeunes yeux. Je le menais avec moi sur le droit chemin. Dès que je m’approchai de ma seconde vie, il s’est séparé de moi et il s’est donné à d’autres. Alors que mon corps s’est élevé à l’état d’esprit, et que j’eus grandi en beauté et en vertu, je lui devins moins chère et moins agréable. Il tourna ses pas vers un chemin mensonger, courant après des images séduisantes et fausses qui ne rendent rien de ce qu’elles promettent. »

Puis, s’adressant à Dante lui-même : « Tu vas entendre quel effet contraire devait te produire l’enfouissement de ma chair. Ni la nature ni l’art ne t’a jamais représenté la beauté aussi bien que la belle enveloppe qui m’avait revêtue, et qui n’était plus que de la terre. Et, quand cette beauté suprême est venue à te manquer par ma mort, quelle chose mortelle devait donc attirer tes désirs ?… Et alors que tu n’avais plus l’excuse de la jeunesse et de l’inexpérience[3], devais-tu te laisser séduire par la beauté de quelque jeune fille et par d’autres vanités dont la jouissance devait être éphémère ?… »

Dante se tenait d’abord devant elle « comme les enfans honteux et muets, la tête baissée, qui restent à écouter, reconnaissant leurs fautes et se repentant, et à peine put-il articuler : « Ce que je rencontrais avait attiré mes pas par des plaisirs trompeurs, après que votre visage eut disparu de mes yeux… »

Puis il se sentit pénétré d’un repentir si poignant qu’il s’abîmait aux pieds de la Sainte et, vaincu par la violence de ses émotions, il s’évanouit.

Et les anges qui volaient autour de Béatrice chantaient : « In te, Domine, speravi… » Et les créatures célestes imploraient son pardon, et elles chantaient : « Nous sommes nymphes dans ce séjour, nous sommes étoiles dans le ciel, tourne, Béatrice, tourne tes yeux saints vers ton fidèle qui pour te voir a fait tant de chemin, et permets-lui de contempler ta seconde beauté… »



  1. C’est l’année même de sa mort qu’il écrivait dans son cantique du Paradis les derniers chants de la Divine Comédie. Il a donné le nom de Rose mystique à l’extraordinaire figuration qu’il a tentée de l’Assemblée des Bienheureux dans l’Empyrée.
  2. Ce qui suit est emprunté au Purgatoire de la Divine Comédie.
  3. Voir la note de la page 14 de l’Introduction.