La Vie littéraire/5/Maurice Barrès. L’Ennemi des lois

La Vie littéraire/5
La Vie littéraireCalmann-Lévy5e série (p. 279-285).

MAURICE BARRÈS
« L’ENNEMI DES LOIS »

Je viens tard pour vous dire ce que c’est que l’Ennemi des lois que M. Maurice Barrès nous a donné dans les derniers jours de l’année passée, et l’on souffrira que je prenne avantage de ce retard pour épargner au lecteur et à moi-même les embarras d’une critique méthodique et les ennuis d’une analyse. Aussi bien ne suis-je point un critique.

Tout ce qui sent la procédure littéraire m’est insupportable. Je serais bien malheureux qu’on me prît pour monsieur le juge. Faire le Perrin Dandin n’est point dans mon caractère. Le Dandin de Racine envoya le chien Citron aux galères. Je n’aurais point le cœur de mettre à l’amende les chiens de M. Maurice Barrès, le Velu et le Repasseur, bien que ces deux bonnes bêtes se trouvent parfois contrevenir aux règlements de police. Je me dis que la police contrarie la nature ; et je me dis aussi que le chien et l’homme sont des animaux sociables, et soumis, par conséquent, à la police des villes et à la police des champs. C’est là une difficulté de l’espèce qu’on nomme antinomie. Or, il se trouve que les antinomies me causent un embarras insurmontable. Malgré tous mes efforts, je n’en ai, de ma vie, concilié deux seulement. Au contraire, tandis que je m’y appliquais en vain, il m’en venait deux autres, puis quatre, six, huit, douze, et il en débouchait de tous les coins de mon esprit. Et des milliers et des milliers s’avançaient en colonne, musique en tête, avec leur état-major, leur train et leur artillerie, et je ne voyais plus qu’idées en tenue de campagne, se fusillant et se canonnant furieusement. Par quel moyen aurais-je pu les concilier ?

Et notez bien que, dans le livre de M. Maurice Barrès, tout le monde, André Maltère, la princesse Marina et même mademoiselle Pichon-Picard, sont précisément dans le cas du Velu et du Repasseur. Notez que ces gens civilisés, polis, ingénieux et aimables sont en révolte contre la coutume écrite, et c’est pourquoi le livre où ils figurent s’appelle l’Ennemi des lois.

Ce n’est pas à dire pour cela que ce délicieux petit ouvrage soit le manuel du parfait anarchiste et qu’on y sente passer un grand souffle révolutionnaire. L’Ennemi des lois ne ressemble en rien aux livres, à couverture rouge, du prince Kropotkine, qui sont évangéliques et pleins de foi.

Ce serait plutôt le bréviaire du sceptique et le livre de chevet du dilettante. M. Maurice Barrès a du goût, il a tant de goût, qu’il en peut, s’il lui plaît, manquer impunément et que l’impertinence lui sied à ravir. Hélas ! ce n’est pas avec le goût et la délicatesse de l’esprit qu’on change le monde. Il y faut la foi, la foi étroite et profonde.

L’André Maltère de M. Maurice Barrès n’a pas le cœur simple. Il n’a ni l’optimisme candide ni la philanthropie impitoyable des grands réformateurs. Il n’agit que par une sorte de dilettantisme pratique. Je l’aime ainsi. Je l’aime pour sa curiosité. Il est exquis, et il n’est pas méchant.

Il n’a pas de préjugés, il est accessible aux délicatesses du luxe et il a pitié des malheureux. C’est un être très fin, tout à fait agréable. On comprend que mademoiselle Pichon-Picard l’aime et aussi la princesse Marina. Elles l’aiment ensemble et se le partagent avec un bel accord, exempt de jalousie, sans doute parce qu’il ne donne pas grand’chose ni à l’une ni à l’autre. Il est très occupé de la culture de son moi. Il professe cette philosophie qui a été si bien développée par M. Barrès lui-même, et dont Guillaume de Humboldt avait donné la formule, en professant « que l’homme doit vivre pour lui-même, c’est-à-dire pour le développement le plus complet de ses facultés ». S’il agit, c’est par hygiène morale et pour exercer ses énergies naturelles.

« Il faut que j’agisse, puisque je vis », dit Homunculus sorti de l’alambic du docteur Wagner. Et, dans le fait, vivre, c’est agir. Malheureusement, l’esprit spéculatif rend l’homme impropre à l’action. L’empire n’est pas à ceux qui veulent tout comprendre. C’est une infirmité que de voir au delà du but prochain. Il n’y a pas que les chevaux et les mulets à qui il faille des œillères pour marcher sans écart. Les philosophes s’arrêtent en route et changent la course en promenade. L’histoire du petit chaperon rouge est une grande leçon aux hommes d’État, qui portent le petit pot de beurre et ne doivent pas savoir s’il est des noisettes dans les sentiers du bois. André Maltère passe son temps à cueillir des noisettes. Il est de la race de La Fontaine, qui allait à l’Académie par le plus long « pour que cela l’amusât ».

Aussi je ne crois pas qu’il exerce jamais une action décisive sur les affaires humaines. Au reste, cet homme libre ne se fait aucune illusion ni sur la destinée de ses semblables, ni sur la sienne propre. Il a le sens de l’évolution ; il transporte volontiers dans la politique cette belle loi des causes lentes que Charles Lyell a découverte en géologie, par une vue sublime. En effet, ce sont des actions presque insensibles et ininterrompues qui font sortir les continents du fond des mers, répandent les océans sur les Atlantides et changent la figure du globe. Il en est de même des révolutions sociales. Elles étaient commencées depuis de longs âges quand elles éclatent, et les individus y ont peu de part. Les grandes journées sont comme l’éruption des volcans. Les siècles les avaient préparées par un travail souterrain. Et fût-on Cromwell ou Danton, que fait-on autre chose que de grands gestes sur la coulée de laves ?

M. Maurice Barrès le sait bien, et il a si peu d’illusions qu’il se juge lui-même un utopiste. Il se placerait entre Thomas Morus et Campanella s’il avait autant qu’eux l’esprit de système et le goût des constructions symétriques. Mais c’est un utopiste qui se défie de l’utopie et qui ne s’amuse pas même à bâtir sa cité dans les nuages.

Est-ce à dire que son livre nous conduise, à travers l’ironie, au néant de l’homme et de la vie ? Non. Il y a dans l’Ennemi des lois, avec beaucoup de moquerie, et, comme nous le disions, avec une jolie impertinence, un sentiment vrai, qui se fait jour, un délicat fil d’argent qu’on saisit par endroits et qu’on retrouve après l’avoir perdu ; c’est la pitié, une pitié sensuelle, qui s’émeut des souffrances de la chair et du sang. Et si cette pitié s’arrête aux bêtes, découragée par les hommes, qui ne voit que c’est là un symbole et que les chiens de la petite princesse Marina représentent l’humanité misérable ? André Maltère fait le bonheur des animaux avant de faire celui des humains.

Il y a à cela des raisons considérables. D’abord c’est plus facile ; ensuite la méthode est la même dans son principe pour les chiens et pour les hommes. Et c’est là toute la philosophie du livre. Elle peut se résumer ainsi : tout par l’instinct et pour l’instinct. La raison, la superbe raison est capricieuse et cruelle ; la sainte ingénuité de l’instinct ne trompe jamais. Dans l’instinct est la seule vérité, l’unique certitude que l’humanité puisse jamais saisir en cette vie illusoire, où les trois quarts de nos maux viennent de notre orgueil et de nos préjugés.

Cette idée-là, je l’avoue, m’est très chère. J’en goûte l’innocence et la grâce paradisiaque. M. Maurice Barrès l’enseigne en même temps que M. Teodor de Wyzewa. Celui-ci y met plus de tendresse amoureuse. L’autre y mêle l’ironie ; et je leur sais gré, à l’un et à l’autre, de nous faire sentir qu’il y a un grand mal à contrarier l’instinct des êtres, sous prétexte que ces êtres sont intelligents et moraux.

Mais il me reste bien des doutes. Il y a des sociétés animales fondées sur l’instinct. On s’y entre-dévore, et ces sociétés sont parfois, comme chez les abeilles et les fourmis, horriblement tyranniques. Les sauvages accordent plus que nous à l’instinct et ils sont, s’il est possible, encore plus méchants et plus malheureux que nous. L’instinct des animaux et des hommes est chasseur et carnassier. Après cela, André Maltère et ses deux belles amies ne sont pas éloignés de croire que les hommes, en s’affinant, n’auront plus que des instincts très doux, assez généreux et d’une sensualité délicate. C’est possible. Mais cela n’apparaît pas encore très clairement, et il y aurait imprudence à supprimer tout d’un coup, comme le veut le prince Kropotkine, les codes et les juges. Ce prince a, dans son optimisme, une douceur terrible. André Maltère n’est pas si confiant en la bonté des hommes. Il craint visiblement que l’âge d’or ne se fasse attendre. S’il se dit l’ennemi des lois, c’est qu’il demande beaucoup pour obtenir très peu. Et peut-on prétendre contre lui que nos codes sont de tout point excellents, et que l’on fit bien de condamner l’autre jour à six mois de prison un pauvre homme qui avait volé un pain ?

Si c’est la loi, il faut l’adoucir et la faire correspondre aux mœurs qui vont s’humanisant. Un bourgeois de petite ville, sous Louis XVI, fit pendre sa servante qui lui avait volé des draps. Il demanda et obtint la peau de la malheureuse dont il se fit des culottes. Chaussé de cette peau, il avait coutume de frapper sur sa cuisse en criant : « La coquine ! » Cela le soulageait. C’était m homme jovial, estimé de ses voisins, bon père de famille et qui faisait mille gâteries à ses petits enfants. L’un de ces petits enfants pourrait être votre grand-père ou le mien. Nous ne sommes séparés de l’homme à la culotte que par quatre générations. N’est-il pas visible que les mœurs se sont adoucies depuis lors et que le commun des citoyens a plus de respect de la vie qu’on n’en avait il y a cent ans ? Les lois actuelles, sorties de la Révolution, témoignent de cet adoucissement. Mais ne se ressentent-elles pas, par endroits, d’un esprit encore impitoyable et dur ? Je le crois avec André Maltère à qui je pardonne de bon cœur son ironie en faveur de sa pitié.

Et puis il est individualiste excessivement, et très jaloux des droits de la personne. C’est aux socialistes d’État à l’en blâmer. Rêve pour rêve, j’aime mieux celui d’un monde où nous serons très libres que celui d’un État-magasin auquel nous serons tous asservis. Il faut rendre cette justice à André Maltère qu’il n’est pas du tout socialiste autoritaire. Enfin, ce livre de M. Maurice Barrès est écrit avec une grâce fantasque, une vivacité, une élégance capricieuse et hautaine, une clarté brusque, un bonheur constant. Ce sont là des charmes auxquels on se résiste pas.

22 janvier 1893.