La Vie littéraire/5/L’Argent
« L’ARGENT »
Ce roman est le dix-huitième de la suite des Rougon-Macquart, histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire. Il ne reste plus à M. Émile Zola qu’à écrire deux romans, l’un sur la guerre, l’autre sur la science, pour terminer cette vaste entreprise. Elle lui aura coûté vingt-cinq ans d’un labeur ininterrompu. M. Émile Zola avait, dès l’année 1869, conçu l’idée générale de la série qui devait s’appeler d’abord les Rougon-Machard.
On a vendu en effet, l’année dernière, avec les papiers de Louis Ulbach, une généalogie des Rougon-Machard, et un aperçu de l’histoire de cette famille, tout entiers de la main de M. Zola. Ces documents remontent, selon toute vraisemblance, à l’année 1869. L’année suivante, M. Zola composait la Curée, qui devait former le second tome de ces Rougon-Machard, devenus les Rougon-Macquart. Le 27 mai, il écrivait à M. Louis Ulbach, alors rédacteur de la Cloche, pour lui définir l’esprit et le sens du roman commencé : « J’y étudie, disait-il, les fortunes rapides nées du coup d’État, l’effroyable gâchis financier qui a suivi, les appétits lâchés dans les jouissances, les scandales mondains, etc… Je crois tout naïvement à un succès, car je soigne l’œuvre avec amour et je tâche de lui donner une exactitude extrême et un relief saisissant. » Cette lettre a été analysée sous le No 110 dans le catalogue d’autographes dressé après la mort de M. Louis Ulbach. La Curée ne parut qu’après la chute de l’Empire, mais il est hors de doute que le livre fut écrit sous le régime qui y est violemment attaqué. Si j’insiste sur ce fait, c’est qu’il a été plusieurs fois contesté et que M. Zola a intérêt à ce qu’il soit établi.
En 1871, M. Zola inaugura la publication de ses romans cycliques, et l’événement a prouvé qu’alors les longs espoirs et les vastes pensées lui étaient permis, puisque enfin le cycle est aujourd’hui presque achevé, non sans quelques disparates, à la vérité. Le premier roman, la Fortune des Rougon, est précédé d’une préface qui expose le but de l’œuvre. « Je veux expliquer, y dit M. Zola, comment une famille se comporte dans une société, en s’épanouissant pour donner naissance à dix, à vingt individus qui paraissent, au premier coup d’œil, parfaitement dissemblables, mais que l’analyse montre intimement liés les uns aux autres. » Et il ajoute : « L’hérédité a ses lois, comme la pesanteur. » On n’en peut douter. Mais les lois de la pesanteur ont été réduites en formules et celles de l’hérédité sont encore très mal connues. Les ascendants transmettent aux descendants le type de l’espèce. C’est une vérité qu’il n’y a pas besoin de démontrer. Les ascendants transmettent en outre aux descendants quelques particularités d’organisation et d’aptitude. Et cette propriété est mise à profit dans l’élève des chevaux et du bétail. Mais la théorie de l’hérédité, mal dégagée encore de la multiplicité des phénomèmes naturels qui ont pu être observés, est d’un faible secours dans l’ordre plus complexe des phénomèmes sociaux. Les physiologistes, qui veulent suivre l’influence de l’hérédité dans les évolutions de la société humaine, se contentent à ce sujet d’un aperçu très général.
« Ce qui se gagne, dit l’un d’eux, par les œuvres de natures meilleures, plus actives, plus perçantes, finit par se consolider dans les autres à l’aide du travail héréditaire. » Et cela ne signifie pas grand’chose. Mais, un jour, ayant mis la main sur un gros livre où le docteur Lucas traite de ces matières, M. Émile Zola crut que tous les mystères de la conception lui étaient expressément révélés et il s’empressa d’en faire des histoires abondantes. En réalité, sa généalogie des Rougon n’est ni moins fabuleuse, ni plus scientifique que la généalogie d’Huon de Bordeaux ou de Mélusine. C’est du pur roman. Je ne le lui reproche point. Mais de cette idée première, il resta à l’auteur une préoccupation de suivre la vie dans ses sources profondes, qui en fait le plus génital et le plus obstétrical des romanciers, ainsi qu’il apparaît dans Pot-Bouille, dans la Joie de vivre et en divers autres endroits de ses fictions cliniques. Les travaux obscurs de la chair inquiètent beaucoup M. Zola, qui est obscène avec effarement et qui voit le train ordinaire de l’amour sous un aspect apocalyptique. Ce que j’en dis est pour qu’on ne le confonde pas avec les auteurs immoraux.
Ces Rougon-Macquart imposent par la masse. Il fallait un vigoureux ouvrier pour accomplir une pareille besogne. Et l’on ne saurait méconnaître la grandeur de l’effort. Mais on peut se demander s’il n’y avait pas pour l’artiste plus d’inconvénients que d’avantages à se tracer, par avance, une tâche si longue et à s’imposer des obligations si rigoureuses.
Celle qui dut peser le plus à M. Zola fut de ne pouvoir sortir d’une époque qui s’enfonce de plus en plus dans les profondeurs du passé. Le second Empire, dans lequel il s’est condamné à vivre depuis vingt ans, n’est plus contemporain de nous : c’est désormais une période historique et l’on a pu dire, sans trop railler, que M. Émile Zola, voué à restituer une époque déjà lointaine, s’est consacré, comme Walter Scott, au roman historique. Condition cruelle pour le maître de l’école naturaliste, qui a préconisé l’emploi du document humain, c’est-à-dire, autant que je puis comprendre, l’observation directe, et la vie prise sur le fait. Déjà, la gêne que lui donnait son cadre chronologique s’était fait sentir çà et là. Mais dans le nouveau roman, l’Argent, elle est devenue une torture incessante.
L’Argent fait suite, logiquement, à la Curée dont nous parlions tout à l’heure. Nous y retrouvons ce Saccard « grêle, rusé et noirâtre », qui était à ses débuts un drôle de la pire espèce. Avec l’âge il a pris de l’envergure et il est devenu un financier, peu scrupuleux à la vérité, mais d’une belle imagination. Ce poète des millions est grand par l’audace des vues et par l’ampleur du rêve. C’est le Napoléon de la finance. Il fonde la Banque universelle. Mais cette Banque universelle, c’est, pour l’appeler de son vrai nom, l’Union générale. M. Zola a transporté en 1867 le krach fameux de 1882. L’anachronisme est choquant. Il faut rendre cette justice à M. Zola qu’il n’a rien fait pour l’atténuer. Il a laissé à l’entreprise financière sa couleur antisémite et sournoisement cléricale, son caractère troublant d’agio mystique. On l’en a repris avec raison. Notre confrère M. Augustin Filon lui a dit très joliment qu’en 1867 la guerre financière de religion était impossible, que, sous l’Empire, le catholicisme était d’autant plus impuissant qu’il était protégé et qu’alors, à la Bourse, « Dieu n’aurait pas fait un sou ».
Il n’y aurait que demi-mal si M. Zola ne prétendait pas à l’exactitude et à la vérité, s’il n’était pas le chef des naturalistes et s’il n’avait pas dit : « La littérature sera naturaliste ou elle ne sera pas. » C’est une parole que je lui reprocherais si je ne craignais qu’il n’y eût quelque duperie à disputer trop sérieusement du naturalisme avec M. Émile Zola, depuis que nous savons que M. Zola lui-même n’est pas persuadé plus que de raison de la vérité de ses doctrines. Le Journal des Goncourt, qui est un livre vraiment instructif, nous édifie à cet égard. On y voit qu’un jour, à table, sous la rose, attaqué dans ses théories littéraires par Gustave Flaubert, M. Zola répondit avec franchise qu’il réduisait volontiers son esthétique aux proportions d’une honnête réclame.
« Eh ! mon Dieu ! dit-il en propres termes, je me moque comme vous de ce mot naturalisme, et cependant je le répéterai parce qu’il faut un baptême aux choses, pour que le public les croie neuves… Voyez-vous, je fais deux parts dans ce que j’écris, il y a mes œuvres, avec lesquelles on me juge et avec lesquelles je désire être jugé ; puis, il y a mon feuilleton du Bien public, mes articles de Russie, ma correspondance de Marseille, qui ne me sont de rien, que je rejette et qui ne sont que pour faire mousser mes livres. J’ai d’abord posé un clou, et d’un coup de marteau, je l’ai fait entrer d’un centimètre dans la cervelle du public, puis, d’un second coup, je l’ai fait entrer de deux centimètres… Eh bien, mon marteau, c’est le journalisme que je fais moi-même autour de mes œuvres. »
Si je relève un tel aveu, ce n’est pas pour en faire un grief à M. Zola. C’est pour montrer au contraire, à son avantage, que le maître de Médan n’est pas du tout le sectaire de lettres qu’on croit et qu’en réalité il n’est pas incapable d’ironie. Tandis que nous combattions gravement ses doctrines et que nous opposions des idées aux siennes, il se moquait de nous. C’est un grand avantage qu’il prenait là et qu’il faut désormais lui reconnaître.
Et il avait bien raison de se moquer de nous. Car, enfin, nous devions savoir aussi bien que lui qu’il n’est pas d’art naturaliste, qu’il n’en fut et n’en sera jamais, et que les termes d’art et de nature sont contradictoires. Ce terrible homme m’a beaucoup fâché, pour ma part, et de diverses façons. Je n’avais pu souffrir les effroyables impuretés de la Terre[1] ; et puis le mysticisme éperdu du Rêve m’avait ensuite tant irrité[2] qu’en voyant tout à coup l’homme de Médan si chaste et d’une telle blancheur, j’étais tenté de lui dire, comme Sganarelle à son maître : « Monsieur, je vous aimais mieux tel que vous étiez avant. » Je regrette un peu mes colères. D’abord, il ne faut jamais se fâcher. Et puis, je n’avais pas assez considéré combien M. Zola est apocalyptique. Il faut beaucoup pardonner aux prophètes, notamment à l’endroit de la mesure et du goût. C’est un fait qu’ils parlent des vices des peuples avec des figures qui ne seraient point tolérées chez des écrivains moins inspirés. Quand il voit Nana en pantalon parmi les princes du peuple, M. Zola prophétise. C’est ce qui explique sa manière violente.
Cette fois encore, ayant surpris la baronne Sandorf trompant M. le procureur général avec le financier Saccard, il est tombé en crise prophétique ; il a eu une vision flamboyante. Ceux qui n’entendent rien au prophétisme ont été choqués de ses paroles, faute de savoir qu’elles étaient sublimes. Et il est vrai que, si elles n’étaient sublimes, elles seraient bien inconvenantes.
À cela près, le nouveau roman de M. Zola est une œuvre massive et lourde, mais solide, mais forte, didactique, encyclopédique et d’un grand sens. Tout le monde de l’argent, banquiers, agents de change, courtiers, remisiers, spéculateurs, y est étudié avec méthode. Je ne saurais trop dire si la peinture est exacte dans tous ses détails, ayant fort peu l’habitude des affaires. Mais d’ensemble le tableau semble vrai. Il est vaste, mouvant, animé, plein de vie. Sans doute, on y sent le procédé. On y retrouve les longues énumérations auxquelles M. Zola nous a habitués et les retours réguliers des mêmes formes de langage qu’on a comparées aux phrases-thèmes de Wagner. Le style, de plus en plus simple, est épaissi et négligé. Mais une puissance extraordinaire anime cette lourde machine.
Bien que fort opposé à toute métaphysique et nullement enclin à l’abstraction, M. Émile Zola a d’instinct une philosophie. Il professe une sorte de naturalisme religieux et, ainsi qu’il l’a dit lui-même, « une tranquille croyance aux énergies de la vie ». Sans guère sortir de sa brutalité triste, il montre çà et là des contentements sourds et fait entendre des murmures de satisfaction pareils à des grognements. Il me fait penser au Caliban de Shakespeare qui marchait courbé, le nez contre terre, mais qui portait sur ses reins des fardeaux énormes dont le délicat Ariel eût été sans faute écrasé, et qui se réjouissait confusément de la chaleur du soleil et de la bonté des fruits sauvages.
M. Zola aime la nature, comme le fils de Sycorax aimait son île, d’un amour morose, obscur et profond. Il a une sorte d’optimisme morne et stupide qui n’est ni sans grandeur, ni sans beauté, l’optimisme animal. Cet homme exprime puissamment le consentement de l’instinct aux lois universelles. Il est en harmonie avec l’infinité des forces aveugles qui entretiennent la vie dans l’univers ; toutes les âmes ténébreuses des bêtes et des hommes sauvages, qui ont voulu vivre, semblent atteindre en lui une demi-conscience. Il a souvent décrit, et toujours de la façon la plus expressive, la joie profonde qui résulte de l’appropriation parfaite de l’organe à sa fonction.
Cette fois, la joie de vivre est surtout amassée en madame Caroline, qui est une belle et bonne créature. Ses précoces cheveux blancs font ressortir la fraîcheur de son teint. Elle éclate de jeunesse et de santé. Elle est prudente et sage. S’il lui arrive un jour de se trouver, par mégarde, dans les bras d’un homme auquel elle n’avait pas fait attention jusque-là, c’est l’effet de sa bonne mine et de sa belle santé et en vertu, sans doute, du grand principe qui a créé le monde. Elle ne s’en afflige pas plus que de raison, car elle est philosophe et encline, dans sa belle indulgence, à pardonner aux hommes, à la nature et à elle-même. D’ailleurs, ayant beaucoup de lecture, elle a sans doute appris de Cunégonde qu’une femme d’honneur peut être exposée à de tels accidents, mais que sa vertu s’en fortifie. Madame Caroline, que la vie a beaucoup ballottée, mais qui a un bon estomac, ne peut se défendre de croire à la bonté finale et définitive de l’univers. C’est un exemple de l’optimisme physiologique que j’essayais d’expliquer. Le bien, c’est la santé. Et la création est bonne, puisque, en définitive, la santé l’emporte sur la maladie, la vie sur la mort.