La Vie littéraire/5/À propos de Thermidor
QUELQUES RÉFLEXIONS
À PROPOS DE « THERMIDOR[1] »
Nicolas Fréret fut mis à la Bastille en 1714 pour avoir douté, dans un Mémoire sur l’origine des Français, que la loi salique, fondamentale de la monarchie, eût été promulguée sous le règne de Pharamond. Ce savant homme avait, de la sorte, contesté la prérogative royale, qui, comme on sait, était d’institution divine. Il avait offensé Dieu, dans la personne de Louis. Il en fut puni. On voit clairement pourquoi Louis XIV ne permettait pas qu’on touchât à Pharamond. C’était l’effet de la monarchie absolue et du droit divin. Mais on conçoit moins bien que M. Pichon, au nom des droits de l’homme, refuse à M. Victorien Sardou le droit de juger Robespierre et que des radicaux, qui ne veulent point de religion d’État, prétendent nous imposer une histoire d’État, ce qui serait une grande nouveauté. Car cela n’existait pas même sous l’ancien régime, et, s’il n’était pas permis alors de toucher à la loi sahque, d’oii dépendait, après tout, l’unité nationale, on pouvait du moins juger la conduite des princes après leur mort et dire, avec Bossuet, que Philippe le Bel avait écrasé le peuple d’impôts, que Louis XI s’était montré superstitieux, défiant, injuste et cruel, que Charles IX fut d’un naturel dur, féroce, dissimulé. Il semble que nous ayons le droit de juger Robespierre avec la même liberté que Bossuet jugeait Charles IX. Et l’on s’étonnerait que l’usage de ce droit pût irriter quelques esprits si l’on ne savait que l’intolérance est de tous les temps.
Il n’est point de religion qui n’ait eu ses fanatiques. Aussi est-il naturel, à tout prendre, que le culte de la Révolution ait les siens, comme tous les autres cultes.
Nous sommes tous enclins à l’adoration. Tout nous semble excellent dans ce que nous aimons, et cela nous fâche quand on nous montre le défaut de nos idoles. Les hommes ont grand’peine, en général, à mettre un peu de critique dans les sources de leurs croyances et dans l’origine de leur foi. Aussi bien, si l’on regardait trop aux principes, on ne croirait jamais. L’autre jour, au Palais-Bourbon, je ne sais quel député radical écoutait impatiemment notre confrère, M. Henry Fouquier, qui, trop subtil pour lui, distinguait entre 89 et 93. Bientôt notre radical n’y put tenir et s’écria : « La Révolution est un bloc, qu’il faut prendre tout entier. » Parole simple et profondément religieuse ! Celui qui la prononça aurait été de tout temps un terrible homme de foi, et sa croyance, différente selon les temps, aurait toujours négligé les curiosités de la pensée et les spéculations du savoir. Il est dans le caractère des religieux de mépriser l’histoire et d’aimer la légende.
Les travaux de l’exégèse moderne nous ont révélé l’antagonisme de saint Pierre et de saint Paul. M. Renan, notamment, a montré, avec ce sens délicat des nuances qui lui est habituel, que la lutte fut vive entre le pieux chef des chrétiens judaïsants et l’apôtre impétueux des gentils. Mais l’Église chrétienne, unie dans un large sentiment d’amour, oublia ces disputes et réconcilia après leur mort les deux fondateurs de la religion nouvelle. Toute trace de dissentiment fut à jamais effacée, et le saint livre des Actes resta comme le témoignage d’union de cette petite Église qui devait devenir l’Église catholique.
De même, à la fin du dix-huitième siècle, les esprits philosophes, les âmes sensibles, oublièrent à l’envi les querelles retentissantes de Jean-Jacques et de Voltaire. Ces deux grands hommes, réconciliés après leur mort, dans tous les cœurs, partagèrent les louanges et les hommages publics et furent unis dans une gloire fraternelle. Pour peu qu’on eût de sensibilité et de philosophie on mettait sur sa cheminée Voltaire et Rousseau en pendants. Les morts se prêtent aux réconciliations avec une extrême facilité. Ils étaient d’une bonhomie charmante, ces deux petits bustes de bronze montés sur un socle de marbre et représentant, l’un le patriarche de Ferney, en bonnet de nuit, l’autre le citoyen de Genève, en bonnet d’Arménien, et l’on ne saurait en rencontrer encore quelque paire chez les brocanteurs, sans sourire avec un peu d’attendrissement à la mémoire de ces chers Français de 1789 qui s’embrassèrent si généreusement les uns les autres sur le Champ-de-Mars, au pied de l’autel de la patrie, le jour de la Fédération, et qui révèrent la liberté, l’égalité, la fraternité. Les petits bustes de Voltaire et de Rousseau, qu’ils mettaient sur leur cheminée, étaient pour eux le symbole de la raison et de la justice victorieuses. Et qu’importait que Voltaire eût jadis traité Jean-Jacques de coquin, si les deux philosophes, maintenant réunis dans les Champs Élysées, tournaient ensemble leurs regards attendris vers l’humanité, éclairée par l’un, rendue par l’autre à la nature, et lui annonçaient l’avènement prochain de l’âge d’or, le règne de la vertu, la félicité universelle.
C’est un bon instinct que de confondre dans la gloire et dans l’amour les ouvriers qui, bien qu’ennemis, travaillèrent en commun à quelque grande œuvre morale ou sociale. Les amis de la Révolution auraient voulu, sans doute, en réunir tous les héros dans un panthéon immense. Ils auraient voulu réconcilier Mirabeau, les Girondins, Danton, la Commune et Robespierre. Ils l’ont tenté pendant deux générations. On ne les en blâmera pas, mais ils n’ont pas pu. Ce n’est pas leur faute. C’était impossible. De 1820 à 1850 ils ont, en poètes, formé la légende. C’est par la légende seulement que peuvent se faire ces grandes conciliations, ces beaux arrangements qui contentent tout un peuple. La légende a des ressources merveilleuses pour mettre tout le monde d’accord. Nous avons celle de Jeanne d’Arc. Encore une fois, la légende de la Révolution n’a pas pu se faire.
Les témoignages historiques étaient là, trop proches, trop nombreux.
C’est au profit des Girondins et non des Montagnards que fut essayée instinctivement, à la première heure, la légende harmonieuse de la liberté. M. Edmond Biré, dans un livre royaliste et réactionnaire, mais exactement et fortement documenté, a fait voir comment l’opinion libérale, si puissante sous la Restauration, s’intéressa d’abord à l’éloquence et aux malheurs de la Gironde. Les mémoires de madame Roland, de Riouffe, de Barbaroux, de Buzot, publiés par Barrière, soulevèrent une émotion unanime. L’art exprima ce sentiment. Charles Nodier inventa le dernier banquet des Girondins, fiction éloquente qui passa pour la vérité même.
L’homme des foules, Alexandre Dumas, dans le Chevalier de Maison-Rouge, répandit son pathétique populaire sur la fin des Girondins, auxquels il fit chanter au pied de l’échafaud :
Nous, amis, qui loin des batailles
Succombons dans l’obscurité,
Vouons du moins nos funérailles
À la France, à la liberté.
Mourir pour la patrie,
C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie.
M. de Lamartine enfin célébra la Gironde dans une histoire éloquente, qui tient beaucoup de la légende.
Cependant l’histoire agissait de concert.
Avec M. Thiers, Mignet, Michelet et Louis Blanc, nous sommes dans la période épique de l’histoire de la Révolution. Que l’annaliste de cette époque préfère ou Danton ou Robespierre, il met la Révolution elle-même au-dessus des hommes ; il aime tout d’elle, il est soutenu, emporté par le grand souffle d’enthousiasme poétique et légendaire qui passe ; il s’efforce, comme on disait l’autre jour à la Chambre, de soulever le bloc.
Épopée et légende, c’était l’esprit du temps. Mais les choses ne pouvaient rester toujours dans cette incertitude poétique ; il fallait ou que la légende tuât l’histoire, ou que l’histoire tuât la légende et l’épopée. C’est l’histoire, l’histoire critique qui a vaincu. Même dans les ouvrages apologétiques qu’on publie aujourd’hui, on ne tente plus de concilier l’inconciliable. Les Girondins sont presque tout à fait abandonnés. M. Robinet accable madame Roland pour mieux défendre Danton. M. Bougeard ne se soucie que de Marat, M. Hamel ne connaît que Robespierre et Saint-Just. Je ne découvre guère que M. Aulard dont le docte fanatisme veuille encore embrasser tout le bloc. Mais il est accablé de documents, et beaucoup de bibliographie opprime son enthousiasme.
Hélas ! l’histoire de la Révolution gît sous d’innombrables dossiers. Lorsqu’on a feuilleté le catalogue des imprimés relatifs à l’histoire de Paris pendant la Révolution, dressé avec une admirable exactitude par M. Maurice Tourneux, et qu’on songe que la vérité est cachée sous tant de papier, on est effrayé. On se dit que connaître une époque où la pensée et l’action étaient si rapides et si multipliées est au-dessus des forces humaines, et l’on admire l’assurance avec laquelle nos modernes jacobins veulent dissiper nos doutes et hâter notre instruction en nous imposant sur de tels événements, et si nombreux, une opinion d’État.
Ils se plaignent à grands cris que M. Victorien Sardou ait calomnié la Révolution. Ils ne voient pas qu’ils la calomnient bien davantage en se réclamant d’elle pour opprimer l’art et la pensée.
Il est triste, en vérité, qu’en 1891 un Français ne puisse publiquement dire son avis sur la loi des suspects et sur la procédure du tribunal révolutionnaire.
N’est-ce donc pas en vertu du même droit que les uns exaltent Robespierre et que les autres l’attaquent ? N’est-on républicain que si l’on est terroriste ? Le noble Quinet était-il donc un mauvais citoyen quand il ne pardonnait pas une injustice à la Révolution ?
Les hommes de 93 furent dans une situation horrible. L’enthousiasme et l’épouvante, toutes les fureurs, les plus augustes comme les plus hideuses, précipitaient leurs pensées, et chacune de ces pensées était un acte public. Tenons compte que tous les mouvements de leur fièvre se changeaient en lois soudaines, et qu’ils ne pouvaient dire un mot sans porter l’épouvante ou la mort quelque part. Ils furent surpris, lancés, perdus dans une formidable explosion : ils n’étaient que des hommes. C’est là peut-être ce qu’on peut dire.
Mais il faut savoir tout entendre, souffrir la contradiction, ne terroriser ni l’art ni la pensée, laisser les amateurs de théâtre goûter en paix les spectacles qui leur plaisent le mieux, ne point imposer à l’histoire, qui est incertaine et douteuse de sa nature, l’esprit de parti et les opinions des sectaires, et se résigner enfin à ce que la Révolution, dont on n’a pu constituer la légende divine, soit discutée comme un événement immense pour le monde entier, mais humain et naturel.
- ↑ Drame de Victorien Sardou, représenté à la Comédie-Française le 24 janvier 1891 et interdit trois jours plus tard. Le 29 janvier, au cours d’un débat à la Chambre des Députés, provoqué par cette interdiction. Clémenceau lança les mots fameux : « La Révolution française est un bloc… » (Note de l’éditeur.)