La Vie littéraire/4/Notre cœur

La Vie littéraire/4
La Vie littéraireCalmann-Lévy4e série (p. 10-18).


NOTRE CŒUR[1]


Oui, sans doute, M. de Maupassant a raison : les mœurs, les idées, les croyances, les sentiments, tout change. Chaque génération apporte des modes et des passions nouvelles. Ce perpétuel écoulement de toutes les formes et de toutes les pensées est le grand amusement et aussi la grande tristesse de la vie. M. de Maupassant a raison : ce qui fut n’est plus et ne sera jamais plus. De là le charme puissant du passé. M. de Maupassant a raison : Tous les vingt-cinq ans les hommes et les femmes trouvent à la vie et à l’amour un goût qui n’avait point encore été senti. Nos grand’mères étaient romantiques. Leur imagination aspirait aux passions tragiques. C’était le temps où les femmes portaient des boucles à l’anglaise et des manches à gigot : on les aimait ainsi. Les hommes étaient coiffés en coup de vent. Il leur suffisait pour cela de se brosser les cheveux, chaque matin, d’une certaine manière. Mais, par cet artifice, ils avaient l’air de voyageurs errant sur la pointe d’un cap ou sur la cime d’une montagne, et ils semblaient perpétuellement exposés, comme M. de Chateaubriand, aux orages des passions et aux tempêtes qui emportent les empires. La dignité humaine en était beaucoup relevée. Sous Napoléon m, les allures devinrent plus libres et les physionomies plus vulgaires. Aux jours de sainte Crinoline, les femmes, entraînées dans un tourbillon de plaisirs, allaient de bal en bal et de souper en souper, vivant vite, aimant vite et, comme madame Benoiton, ne restant jamais chez elles. Puis, quand la fête fut finie, la morphine en consola plus d’une des tristesses du déclin. Et peu d’entre elles eurent l’art, l’art exquis de bien vieillir, d’achever de vivre à la façon des dames du temps jadis qui, sages enfin et coquettes encore, abritaient pieusement sous la dentelle les débris de leur beauté, les restes de leur grâce, et de loin souriaient doucement à la jeunesse, dans laquelle elles cherchaient les figures de leurs souvenirs. Vingt ans sont passés sur les beaux jours de madame Benoiton ; de nouveaux sentiments se sont formés dans une chair nouvelle. La génération actuelle a sans doute sa manière à elle de sentir et de comprendre, d’aimer et de vouloir. Elle a sa figure propre, elle a son esprit particulier, qu’il est difficile de reconnaître.

Il faut beaucoup d’observation et une sorte d’instinct pour saisir le caractère de l’époque dans laquelle on vit et pour démêler au milieu de l’infinie complexité des choses actuelles les traits essentiels, les formes typiques. M. de Maupassant y doit réussir autant et mieux que personne, car il a l’œil juste et l’intuition sûre. Il est perspicace avec simplicité. Son nouveau roman veut nous montrer un homme et une femme en 1890, nous peindre l’amour, l’antique amour, le premier né des dieux, sous sa figure présente et dans sa dernière métamorphose. Si la peinture est fidèle, si l’artiste a bien vu et bien copié ses modèles, il faut convenir qu’une Parisienne de nos jours est peu capable d’une passion forte, d’un sentiment vrai.

Michèle de Burne, si jolie dans son éclat doré, avec son nez fin et souriant et son regard de fleur passée, est une mondaine accomplie. Elle a ce goût léger des arts qui donne de la grâce au luxe et communique à la beauté un charme qui la rend toute-puissante sur les esprits raffinés. De plus, sous des airs de gamin et avec un mauvais ton tout à fait moderne et du dernier bateau, elle a cet instinct de sauvage, cette ruse de Peau-Rouge par laquelle les femmes sont si redoutables, j’entends les vraies femmes, celles qui savent armer leur beauté. Au reste d’esprit médiocre, ne sentant point ce qui est vraiment grand, affairée, frivole, vide et s’ennuyant toujours.

Elle est veuve. Son père l’aide à donner des diners et des soirées dont on parle dans les journaux. Ce père est aussi très moderne. Il ne prétend pas aux respects exagérés de sa fille, qu’il aime en connaisseur, avec une petite pointe de sensualisme et de jalousie. Très galant homme sans doute, mais poussant assez loin le dilettantisme de la paternité.

Madame de Burne reçoit dans son pavillon de la rue du Général-Foy des musiciens, des romanciers, des peintres, des diplomates, des gens riches, enfin le personnel ordinaire d’un salon à la mode. On sait qu’aujourd’hui les hommes de talent sont fort bien accueillis dans le monde quand ils sont célèbres. À mesure qu’on avance dans la vie, on s’aperçoit que le courage le plus rare est celui de penser. Le monde se croit assez hardi quand il soutient les réputations établies. Madame de Burne a un romancier naturaliste dont les livres se tirent à plusieurs mille et un musicien qui, selon l’usage, a fait jouer un opéra d’abord à Bruxelles, puis à Paris. Il y a cent ans, elle aurait eu un perroquet et un philosophe.

Son salon est très distingué, select, diraient les journaux : madame de Burne qui adore être adorée, a tourné la tête à tous ses intimes. Tous ont eu leur crise. Elle les a tous gardés, sans doute parce qu’elle n’en a préféré aucun. Mais un nouveau venu, M. André Mariolle qui l’aime à son tour, et le lui dit, parvient à lui inspirer l’idée qu’il est peut-être bon d’aimer. Elle se donne à lui sans marchander, généreusement. Elle a de la crânerie, cette petite femme ; mais elle n’est pas faite pour aimer. M. André Mariolle s’aperçoit bien vite qu’elle y met une distraction impardonnable. Il en souffre, car il aime profondément, lui, et il la veut toute. Après un an d’essais, fatigué, irrité, désespéré de la trouver toujours près de lui absente ou fuyante, il rompt, s’échappe et va se cacher, Mais pas très loin, à Fontainebleau seulement où il trouve une petite servante d’auberge qui lui prouve tout de suite que les femmes n’ont pas toutes, en amour, l’élégante indifférence de madame de Burne. Voilà le roman. Il est cruel et ce n’est point de ma faute. Quelques-uns de mes lecteurs, et non pas ceux dont la sympathie m’est la moins chère, se plaignent parfois, je le sais, avec une douceur qui me touche, que je ne les édifie point assez et que je ne dis plus rien pour la consolation des affligés, l’édification des fidèles et le salut des pécheurs.

Qu’ils ne s’en prennent pas trop à moi de tout ce que je suis obligé de leur montrer d’amer et de pénible. Il y a dans la pensée contemporaine une étrange âcreté. Notre littérature ne croit plus à la bonté des choses. Écoutons un rêveur comme Loti, un intellectuel comme Bourget, un sensualiste comme Maupassant, et, nous entendrons, sur des tons différents, les mêmes paroles de désenchantement. On ne nous montre plus de Mandane ni de Clélie triomphant par la vertu des faiblesses de l’âme et des sens. L’art du xviie siècle croyait à la vertu, du moins avant Racine qui fut le plus audacieux, le plus terrible et le plus vrai des naturalistes, et peut-être, à certains égards le moins moral. L’art du xviiie siècle croyait à la raison. L’art du xixe siècle croyait d’abord à la passion, avec Chateaubriand, George Sand et les romantiques. Maintenant, avec les naturalistes, il ne croit plus qu’à l’instinct.

C’est sur les fatalités de nature, sur le déterminisme universel que nos romanciers les plus puissants fondent leur morale et déroulent leurs drames. Je ne vois guère que M. Alphonse Daudet qui, parmi eux, semble admettre parfois une sorte de providence universelle, un impératif catégorique et ce que son ami Gambetta appelait, un peu radicalement, la justice immanente des choses. Les autres sont des sensualistes purs, infiniment tristes, de cette profonde tristesse épicurienne auprès de laquelle l’affliction du croyant semble presque de la joie. Cela est un fait, et il faut bien que je le dise, comme le moine Raoul Glaber notait dans sa chronique les pestes et les famines de son siècle effrayant.

M. de Maupassant, du moins, ne nous a jamais flattés. Il ne s’est jamais fait scrupule de brutaliser notre optimisme, de meurtrir notre rêve d’idéal. Et il s’y est toujours pris avec tant de franchise, de droiture, et d’un cœur si simple et si ferme, qu’on ne lui a point trop gardé rancune. Et puis il ne raisonne pas ; il n’est subtil ni taquin. Enfin, il a un talent si puissant, une telle sûreté de main, une si belle audace, qu’il faut bien le laisser dire et le laisser faire. Volontairement ou non, il s’est peint dans un des personnages de son dernier roman. Car il est impossible de ne pas reconnaître l’auteur de Bel Ami en ce Gaston de Lamarthe qu’on nous dit « doué de deux sens très simples, une vision nette des formes et une intuition instinctive des dessous ». Et le portrait de ce Gaston de Lamarthe n’est-il pas, trait pour trait, le portrait de M. de Maupassant ?

Gaston de Lamarthe, c’était avant tout un homme de lettres, un impitoyable et terrible homme de lettres. Armé d’un œil qui cueillait les images, les attitudes. les gestes, avec une rapidité et une précison d’appareil photographique, et doué d’une pénétration, d’un sens de romancier naturel comme un flair de chien de chasse, il emmagasinait du matin au soir des renseignements professionnels.

Mais, avec tout cela Michèle de Burne est-elle tout ce qu’il voulait qu’elle fût, est-elle le type de la femme d’aujourd’hui ? J’avoue que je serais curieux de le savoir. Je vois bien qu’elle est moderne par ses bibelots et ses toilettes et par la petite horloge de son coupé, encore que l’héroïne du roman parallèle de M. Paul Bourget ait pris soin de faire venir la sienne d’Angleterre. Je vois bien qu’elle s’habille chez D…, comme les actrices du Gymnase et les femmes de la haute finance, et je n’oserais pas la chicaner sur cette ceinture d’œillets, cette guirlande de myosotis et de muguets, et ces trois orchidées sortant de la gorge qui, entre nous, me semblent le rêve d’une perruche de l’Amérique du Sud plutôt que l’industrie d’une femme née sur le bord de la Seine, « au vrai pays de gloire ». Mais ce sont là des sujets infiniment délicats et beaucoup plus difficiles pour moi que la couleur et le tissu du style. Je vois — et c’est un grand point — que par ces robes « emplumées » dont elle était prisonnière, ces robes gardiennes jalouses, barrières coquettes et précieuses », qu’elle porte jusque dans le petit pavillon des rendez-vous, madame de Burne rappelle la Paulette de Gyp et cette madame d’Houbly dont la robe était fermée par soixante olives sous lesquelles passaient autant de ganses, sans compter les agrafes et une rangée de boutons. Et je me persuade que madame de Burne est très moderne et tout à fait éloignée de la nature. Elle est moderne, ce semble aussi par un tour d’esprit, un air de figure, un je ne sais quoi, un rien qui est tout.

Je le crois, je le veux, elle est une femme moderne comme elles sont toutes et disons-le — comme il y en a bien peu. Elle est la femme moderne, telle que les loisirs, l’oisiveté, la satiété l’ont faite. Et celle-là est si rare qu’on peut dire que numériquement elle ne compte pas, bien qu’on ne voie qu’elle, pour ainsi dire, car elle brille à la surface de la société comme une écume argentée et légère. Elle est la frange étincelante au bord de la profonde vague humaine. Sa fonction futile et nécessaire est de paraître. C’est pour elle que s’exercent des industries innombrables dont les ouvrages sont comme la fleur du travail humain. C’est pour orner sa beauté délicate que des milliers d’ouvriers tissent des étoffes précieuses, cisellent l’or et taillent les pierreries. Elle sert la société sans le vouloir, sans le savoir, par l’effet de cette merveilleuse solidarité qui unit tous les êtres. Elle est une œuvre d’art, et par là elle mérite le respect ému de tous ceux qui aiment la forme et la poésie. Mais elle est à part ; ses mœurs lui sont particulières et n’ont rien de commun avec les mœurs plus simples et plus stables de cette multitude humaine vouée à la tâche auguste et rude de gagner le pain de chaque jour. C’est là, c’est dans cette masse laborieuse que sont les vraies mœurs, les véritables vertus et les véritables vices d’un peuple.

Quant à madame de Burne, dont la fonction est d’être élégante, elle accomplit sa tâche sociale en mettant de belles robes. Ne lui en demandons pas davantage. M. de Mariolle fut bien imprudent en l’aimant de tout son cœur et en exigeant qu’une personne qui se devait à sa propre beauté renonçât à elle-même pour être tout à lui. Il en souffrit cruellement. Et la petite bonne de Fontainebleau ne le consola pas. S’il veut être consolé, je lui conseille de lire l’Imitation. C’est un livre secourable. M. Cherbuliez (il me l’a dit un jour) croit qu’il a été écrit par un homme qui avait connu le monde et qui y avait aimé. Je le crois aussi. On ne s’expliquerait pas sans cela des pensées qui, comme celles-ci, donnent le frisson : « Je voudrais souvent m’être tu, et ne m’être pas trouvé parmi les hommes, » M. de Mariolle ne s’y trompera pas : il sentira tout de suite que ce livre est encore un livre d’amour. Qu’il ouvre ce bréviaire de la sagesse humaine et il y trouvera ce précepte :

« Ne vous appuyez point sur un roseau qu’agite le vent et n’y mettez pas votre confiance, car toute chair est comme l’herbe, et sa gloire passe comme la fleur des champs. »



  1. Par Guy de Maupassant.