La Vie littéraire/4/Un cœur de femme

La Vie littéraire/4
La Vie littéraireCalmann-Lévy4e série (p. 19-26).

UN COEUR DE FEMME[1]

C’est un petit volume, un petit volume à couverture jaune, comme on en voit tant aux étalages des libraires, mais qui va courir, celui-là, sur toutes les plages et dans toutes les villes d’eaux où sont dispersées, par cet été frais et pâle, ces quelques milliers d’âmes subtiles, inquiètes et vaines qui composent la société parisienne, et parmi lesquelles il en est une centaine, revêtues d’une forme féminine, souriantes et bien chiffonnées, de qui dépend la fortune des romanciers. Ce petit livre porte sur sa couverture le nom de Paul Bourget et il s’appelle un Cœur de femme. C’est pourquoi il ira aux sources célèbres de la montagne, où sont les belles buveuses d’eau ; c’est pourquoi il aura sur les grèves de « la mer élégante ». « La mer élégante », le mot est de M. Paul Bourget lui-même.

Un des gentilshommes des comédies de Shakespeare, qui est bibliophile et galant comme il sied à un seigneur de la cour de la reine Elisabeth, dit en parlant des livres qui doivent entrer dans sa bibliothèque : « Je veux qu’ils soient bien reliés et qu’ils parlent d’amour. » Aussi bien, il était de mode alors en Angleterre et en France de revêtir les livres d’une enveloppe magnifique. On faisait encore ces reliures à compartiments chargées de fleurons et de devises dans le goût de la Renaissance, qui protégeaient le livre en l’honorant, comme une cassette de cuir doré.

Aujourd’hui, ainsi que le gentilhomme de la comédie, nous voulons que nos livres favoris, nos romans, parlent d’amour. Et c’est assurément le grand point pour les femmes. Mais personne ne se soucie qu’ils soient bien reliés, ni même qu’ils soient reliés d’aucune façon.

La couverture jaune se fane et s’écorne, le dos se fend, le livre se disloque sans qu’on en prenne le moindre soin. Et pourquoi s’en inquiéterait-on le moins du monde ? On ne relit pas ; on ne songe pas à relire. C’est une des misères de la littérature contemporaine. Rien ne reste. Les livres — je dis les plus aimables — ne durent point. Les lecteurs mondains et qui se croient lettrés n’ont pas de bibliothèque. Il leur suffit que les « nouveautés » passent chez eux « Nouveautés », c’est le mot en usage chez les libraires du boulevard. Il n’y a plus que les bibliophiles qui aient des bibliothèques, et l’on sait que cette espèce d’hommes ne lit jamais. Un livre de Maupassant ou de Loti est un déjeuner de printemps ou d’hiver ; les romans passent comme les fleurs. Je sais bien qu’il en reste çà et là quelque chose ; il ne faut pas prendre tout à fait à la lettre ce que je dis. Mais il n’est que trop vrai que le public des romans devient de plus en plus impatient, frivole et oublieux. C’est qu’il est femme. Si l’on excepte M. Zola, nos romanciers à la mode ont infiniment plus de lectrices que de lecteurs.

Et c’est aux femmes qu’on doit l’esprit et le tour du roman contemporain, car il est vrai de dire qu’une littérature est l’œuvre du public aussi bien que des auteurs. Il n’y a que les fous qui parlent tout seuls, et c’est une espèce de monomanie que d’écrire tout seul ; je veux dire pour soi, et sans espoir d’agir sur des âmes. Aussi est-il tout naturel que nos romanciers aient cherché presque tous sans le vouloir et parfois sans le savoir « ce qui plaît aux dames ». M. de Maupassant l’a trouvé avec un peu d’effort, peut-être, mais avec un plein bonheur. Ses derniers ouvrages, Plus fort que la mort et Notre cœur, ont eu des succès de salons.

Ce sont d’ailleurs de fort beaux livres dans lesquels le maître a gardé toute sa franchise et même toute sa rudesse. Mais le thème était agréable. Ce secret précieux de trouver les cœurs féminins, M. Paul Bourget l’avait deviné tout de suite et comme naturellement. Dès le début il s’était exercé à ces analyses du sentiment, à cette métaphysique de l’amour, qui est le grand attrait, le charme invincible. On n’en peut guère sortir sans risquer que les plus beaux yeux du monde se détournent avec ennui de la page commencée. Les femmes ne cherchent jamais dans un roman que leur propre secret et celui de leurs rivales. Un salon est toujours une sorte de cour d’amour ; il y a des décamérons et des heptamérons sur toutes les plages élégantes, et dans toutes les villes d’eaux. Nos Parisiennes cultivées se plaisent comme madame Pampinée, que nous montre Boccace, aux dissertations sur les exemples singuliers des sentiments tendres. Quand je dis cours d’amour et décamérons, quand je parle de dames qui dissertent, il faut entendre cela dans le sens le plus familier. L’esprit mondain a pris un tour facile et brusque, et la dissertation de madame Pampinée tourne vite au « potinage ». Mais le fond est le même ; aujourd’hui comme autrefois, les femmes aiment à parler autour de leur secret. Le conteur, quand il est M. Paul Bourget ou M. Guy de Maupassant, leur rend un grand service en leur donnant lieu de se confesser sous des noms fictifs ; la confession est un impérieux besoin des âmes. Le père Monsabré l’a dit avec raison dans une de ses conférences de Notre-Dame. Comme M. Bourget est bien inspiré quand il imagine une madame de Moraine ou une madame de Tillières dont toutes les femmes auront l’air de parler, tandis qu’en réalité, sous ces noms de Moraine ou de Tillières, elles parleront d’elles-mêmes et de leurs amies. Quelle rumeur de voix claires et charmantes, que d’aveux involontaires et d’allusions malignes soulève à l’heure du thé et sous les feurs des dîners, chaque roman nouveau de M. Paul Bourget ? Assurément, cette fois, avec l’héroïne d’un Cœur de femme avec madame de Tillières, elles ont beau jeu pour faire des confidences voilées et des allusions secrètes. Le cas doit sembler admirable aux belles théologiennes de la passion, aux savantes casuistes de l’amour. Songez donc que celle douce madame de Tillières, cette mince et pâle et fine Juliette, cette délicate et fière et pure créature, presque une sainte, a deux amants à la fois, l’un depuis dix ans, l’autre pendant deux heures. Comment cela se peut-il ? Je ne saurais trop vous le dire. Il faut un subtil docteur comme M. Paul Bourget pour résoudre de telles difficultés morales et physiologiques. Non, en vérité, je ne saurais vous le dire. Mais cela est. Madame de Tillières a mis un pied dans le labyrinthe ; elle s’y est égarée. Elle était plus romanesque qu’amoureuse, plus tendre que passionnée. C’est la pitié qui l’a perdue. Que les prêtres catholiques, qui sont parvenus à une si sûre connaissance du cœur humain, ont raison de dire que la pitié est un dangereux sentiment ! On lit dans {M. Nicole, qui pourtant était un bon homme, que la pitié est à source de la concupiscence. Voilà une bien grande vérité exprimée en un bien vilain langage ! Madame de Tillières s’est donnée une première fois par pitié, sans amour. C’est la faute d’Eloa, noble faute, sans doute, mais à jamais inexpiable. Vous savez qu’Eloa était une ange, une belle ange, car il y a des anges féminins, du moins les poètes le disent. Eloa eut pitié du diable ; elle descendit dans l’enfer pour consoler celui qui fut le plus beau des êtres et qui en est le plus malheureux, Satan ; et elle fut à jamais perdue pour le ciel. Encore pense-t-on qu’il y avait de l’amour inconscient dans la pitié de la céleste Eloa. L’erreur de madame de Tillières fut plus profonde, car elle se donna par pitié pure et sans véritable amour. C’est le crime de la douceur et de la bonté ; ce n’en est pas moins un crime. Elle en fut justement punie : elle aima, n’étant plus libre, et elle ne sut pas se défendre contre cet amour, et ainsi une noble faute la conduisit à une faute avilissante. Du moins, elle ne se pardonna pas à elle-même. Que Dieu la juge après M. Paul Bourget. Mais je crois qu’en vérité c’était une belle créature.

Voilà, n’est-ce pas ? une véritable histoire d’amour et sur laquelle on peut longuement disserter.

Le peu que je viens d’écrire n’est qu’une note en marge du roman de M. Paul Bourget. Je ne vous ai même pas dit le nom des deux fautes de Juliette. La première se nomme Poyanne, la seconde Casal. Poyanne eut des malheurs domestiques ; il a l’âme grande et un beau génie. C’est à lui que madame de Tillières se donne par pitié. Casal est un libertin, et c’est lui qu’on aime vraiment. Et à ce sujet M. Paul Bourget se demande d’où vient ce pouvoir de séduction qu’exercent sur les honnêtes femmes les libertins professionnels, et pourquoi Elvire est attirée par don Juan.

« Quelques-uns, dit-il, veulent y voir le pendant féminin de cette folie masculine qu’un misanthrope humoriste a nommé le rédemptorisme, le désir de racheter les courtisanes par l’amour. D’autres y diagnostiquent une simple vanité. En se faisant adorer par un libertin, une honnête femme n’a-t-elle pas l’orgueil de l’emporter sur d’innombrables rivales et de celles que sa vertu lui rend le plus haïssables ? Peut-être tiendrons-nous le mot de cette énigme, en admettant qu’il existe comme une loi de saturation du cœur. Nous n’avons qu’une capacité limitée de recevoir des impressions d’un certain ordre. Cette capacité une fois comblée, c’est en nous une impuissance d’admettre des impressions identiques et un irrésistible besoin d’impressions contraires. »

Tout cela est vrai ou peut l’être. Et puis la femme est sensible à toutes les renommées. Et puis les spécialistes ont de grands avantages sur le vulgaire, et puis que sait-on ?… M. Paul Bourget qui est un philosophe, et des plus habiles, a, çà et là, dans ce nouveau livre comme dans les précédents, de clairs aperçus sur la nature humaine. J’ai noté au passage cette fine remarque sur l’amitié des femmes entre elles :

« Ce qui distingue l’amitié entre femmes de l’amitié entre hommes, c’est que cette dernière ne saurait aller sans une confiance absolue, tandis que l’autre s’en passe. Une amie ne croit jamais tout à fait ce que lui dit son amie, et cette continuelle suspicion réciproque ne les empêche pas de s’aimer tendrement. »

L’excellent analyste, qui déjà avait si bien défini la jalousie, nous livre cette fois encore sur ce sujet des observations subtiles et profondes.

Voici, par exemple, une remarque qui n’avait pas été faite si nettement, que je sache, bien que l’occasion de la faire n’ait jamais manqué, certes, à la vieille humanité :

« Quand on aime, dit M. Paul Bourget, les plus légers indices servent de matière aux pires soupçons, et les preuves les plus convaincantes, ou que l’on a jugées telles à l’avance, laissent une place dernière à l’espoir. On suppose tout possible dans le mal, on veut le supposer, et une voix secrète plaide en nous, qui nous murmure : « Si tu te trompais, pourtant ! » C’est alors, et quand l’évidence s’impose, indiscutable cette fois, un bouleversement nouveau de tout le cœur, comme si l’on n’avait jamais rien soupçonné. »

En lisant ces romans d’amour mondain, Flirt de M. Paul Hervieu, Notre Cœur, de M. de Maupassant, un Cœur de femme, quelques autres encore, on se prend à songer que l’amour, le sauvage amour, a acquis, avec la civilisation, la régularité d’un jeu dont les gens du monde observent les règles. C’est un jeu plein de complications et de difficultés ; un jeu très élégant. Mais c’est toujours la nature, l’obscure, l’impitoyable nature qui tient le but. Et c’est pour cela qu’il n’y a pas de jeu plus cruel ni plus immoral.

  1. Par Paul Bourget