La Vie littéraire/4/César Borgia
CÉSAR BORGIA[1]
Il fallait qu’il y eût des Borgia, pour qu’on sût tout ce que fait la bête humaine quand elle est robuste et déchaînée. Ces Espagnols romanisés n’étaient point nés qu’on sache avec un autre cœur, avec une autre âme que le vulgaire. Leur longue habitude du crime ne les a pas déracinés tout à fait de l’humanité, à laquelle ils tiennent encore par des fibres saignantes. Les sentiments natures éclatent en eux avec violence. Le pape Alexandre a des entrailles de père : devant le cadavre de son premier-né, il pleure comme un enfant et prie comme une femme. Sa fille Lucrèce est capable d’attachement et donne des larmes sincères à la mémoire de son second mari et à celle de son frère. Et si le plus dénaturé des Borgia, César, n’eut pas, dans toute sa vie, une lueur de pitié ni un éclair de tendresse, il montra dans la conduite de la guerre et dans l’administration des pays conquis un esprit d’ordre, de sagesse et de mesure qui atteste du moins une certaine beauté intellectuelle. Non, les Borgia n’étaient pas des monstres au sens propre du mot. Leur personne morale n’était atteinte, à ce qu’il semble, d’aucun vice constitutionnel : ils ne différaient point, par leurs idées ou leurs sentiments, des Savelli, des Gaetani, des Orsini, dont ils étaient entourés. C’étaient des êtres violents, en pleine possession de la vie. Ils désiraient tout, et en cela ils étaient hommes ; ils pouvaient tout : c’est ce qui les rendit effroyablement criminels. Il serait dangereux de se le dissimuler : les sociétés humaines contiennent beaucoup de Borgias, je veux dire beaucoup de gens possédés d’une furieuse envie de s’accroître et de jouir.
Notre société en renferme encore un très grand nombre. Ils sont de tempérament médiocre et craignent les gendarmes. C’est l’effet de la civilisation d’affaiblir peu à peu les énergies naturelles. Mais le fonds humain ne change pas, et ce fonds est âpre, égoïste, jaloux, sensuel, féroce.
Il n’y a pas, dans nos administrations, de pauvre bureau qui ne voie, dans ses quatre murs tapissés de papier vert, toutes les convoitises et toutes les haines qui s’allumèrent dans le Vatican, sous la papauté espagnole. Mais la bête humaine y est moins vigoureuse, moins ardente, moins fière ; le tigre royal est devenu le chat domestique. Au fond, l’affaire est la même : il s’agit de vivre, et cela seul est déjà féroce.
César était encore adolescent quand son père, le cardinal Rodriguez Borgia s’éleva par la simonie au siège pontifical. C’était un vieil homme dur et rusé qui gardait pour la luxure et la domination des capacités énormes. Chez lui l’instinct était merveilleux, comme chez les bêtes. Son cynisme était magnifique. Il assit à son côté, dans la chaire de Pierre, cette belle Julie Farnèse que le peuple de Rome appelait, pour égaler le blasphème au scandale, la femme de Jésus-Christ, sposa del Christe. Les gens du peuple disaient encore, en montrant du doigt le frère de Julie, ce Farnèse, qu’Alexandre avait revêtu de la pourpre : « C’est le cardinal della Gonella, le cardinal du cotillon ». Le Romain riait et laissait dire. En ces jours-là, chez les petits comme chez les grands, dans tout le peuple, la chair débridée faisait rage. Ce vieux pontife obèse était grand d’impureté, quand, aux noces de Lucrèce, il versait des dragées dans le corsage des nobles Romaines, ou quand, après souper, assis à côté de sa fille, il faisait danser des courtisanes nues, qu’éclairaient les flambeaux de la table posés à terre. Cependant le Tibre roulait toutes les nuits des cadavres, et il y avait chaque jour quelqu’un dont on apprenait la mort en même temps que la maladie. Le saint-père avait des moyens sûrs de se défaire de ses ennemis. À cela près, bon chrétien, car il n’erra jamais en matière de foi et se montra fort désireux d’accroître le domaine de saint Pierre. Mais, à vrai dire, il n’aima rien tant que ses enfants, les accabla de biens et d’honneurs jusqu’à nommer sa fille Lucrèce garde du sceau pontifical, régente du Vatican et gouverneur de Spolète.
À quinze ans, César était archevêque de Pampelune ; à dix-sept, cardinal de Valence. L’ambassadeur du duc de Ferrare l’alla voir dans sa maison du Transtevère. Après une de ces visites, il écrivit dans une dépêche, les quelques mots que voici :
« Il allait partir pour la chasse : il était vêtu de soie, l’arme au côté. À peine un petit cercle rappelait le simple tonsuré. Nous cheminâmes ensemble à cheval, en nous entretenant. C’est un personnage d’un grand esprit, très supérieur, et d’un caractère exquis. Il est d’une grande modestie. » Les contemporains vantaient volontiers la modestie de César et celle de sa sœur Lucrèce. Il reste à savoir ce qu’ils entendaient par modestie, et si ce n’était pas l’élégante sobriété du geste et de la parole.
En ce cas, César méritait cette louange. Bien qu’instruit dans les sciences sacrées et les sciences profanes, théologien, humaniste et même poète, il demeurait silencieux et taciturne. C’était, disent ceux qui l’ont approché, un seigneur fort solitaire et secret, molto solitario e segreto. Amoureux des étoffes somptueuses, des bijoux ingénieux et des pierreries étincelantes, il passait magnifiquement vêtu, roulant entre ses doigts une boule d’or contenant des parfums, et la tête déjà pleine de ces grands desseins que Machiavel devait bientôt admirer. Sous un ciel et dans un temps où c’était une gloire que d’être beau, César était d’une beauté éclatante.
Cette race des Borgia, que l’obésité envahissait avec l’âge, était superbe dans la première sève de la jeunesse. Ce prince blond et charmant, biondo e bello, songeait à rejeter la pourpre qui l’embarrassait et à ceindre l’épée. Mais l’épée qu’il convoitait, l’épée de capitaine géneral des milices pontificales devant laquelle s’inclinait le gonfalon de l’Église, son frère, le fils aîné du pape, le duc de Gandia, la tenait et ne se la laisserait pas arracher.
À vingt ans, César commit son premier crime et ce fut le chef-d’œuvre des crimes. Les deux frères dînaient dans la maison de Madona Vanozza, leur mère, proche Saint-Pierre aux Liens. Dîner d’adieu ; ils devaient tous deux quitter Rome le lendemain, César pour assister au couronnement du roi de Naples, Gandia pour recevoir l’investiture des nouvelles possessions que lui avait données le pape. On se sépara assez avant dans la nuit. César sur sa mule, et Gandia sur son cheval, partirent ensemble. Ils prirent le chemin du Vatican et se séparèrent devant le palais du cardinal Sforza. Là, le duc de Gandia prit congé de son frère et s’engagea dans une ruelle.
Il ne rentra pas chez lui. Le pape le fit chercher partout pendant deux jours ; ce fut en vain. Le troisième jour on envoya trois cents mariniers fouiller le lit du Tibre ; l’un d’eux ramena dans ses filets le corps du duc de Gandia, percé de neuf blessures et la gorge ouverte. La douleur du père fut horrible et démesurée. Cet homme sensuel, déchiré dans ses entrailles, ne cessait point de gémir et de pleurer. Son orgueil s’était écroulé avec sa joie. Il demandait pardon à Dieu, cependant il poussait l’enquête, anxieux de connaître la vérité, impatient de lumière. Chaque jour apportait quelque indice. Des témoins avaient vu les assassins soutenir le corps vacillant sur un cheval, puis le jeter dans le fleuve. On allait découvrir les coupables. Tout à coup le pape arrêta l’enquête. Il craignait d’en savoir déjà trop. Il ne voulait plus connaître le meurtrier de son fils. Il ne voulait pas savoir le nom que Rome entière prononçait tout bas.
« Sa Sainteté ne cherche plus, dit un témoin, et tous ceux qui l’entourent ont la même opinion, il doit savoir la vérité. » Trois semaines plus tard. César était de retour à Rome. Le Sacré Collège se rendit au Vatican, où le pape attendait, selon l’usage, pour lui donner sa bénédiction pontificale, ce fils, qu’il n’avait pas revu depuis le meurtre. Arrivé au pied du trône, César s’inclina. Son père ouvrit les bras et le baisa silencieusement au front, puis il descendit de son siège. Eo deosculato, descendit de solio. En posant ses lèvres sur le front de Caïn, ce malheureux père a goûté sans doute toute l’amertume humaine, et son silence est plein d’une désolation infinie. Mais c’est un homme de premier mouvement, en qui toutes les impressions, même les plus fortes, sont fugitives. Bientôt il oubliera le cadavre sanglant que le Tibre a roulé. Il admirera malgré lui ce fils audacieux qui n’a craint ni Dieu ni son père. Il reconnaîtra son sang. Il débarrassera César de la pourpre qui va mal à un tel audacieux et il l’enrichira des dépouilles de la victime. C’est à César qu’il remettra le gonfalon de l’Église. Et quand César aura conquis les Romagnes et rendu à saint Pierre les villes de son patrimoine, les entrailles du père tressailleront de joie et d’amour. Trois ans plus tard, à la nouvelle que son fils va venir, le pape ne donne plus d’audiences, dit un clerc des cérémonies, il est fiévreux, agité ; il pleure, il rit en même temps.
Ces sentiments ne témoignent-ils pas d’une humanité terriblement rude et simple ? C’est ainsi, n’est-il pas vrai ? qu’on imagine l’âme des hommes des cavernes.
En fait de crimes. César ne fit jamais plus grand que l’assassinat de Gandia. Mais ses autres meurtres, celui, par exemple, d’Alphonse de Bisceglie, le second mari de Lucrèce, portent ce même caractère d’utilité pratique. César tua toujours froidement, sans fantaisie, par pur intérêt. Il n’est pas possible de mettre plus de lucidité dans le crime. Dans toutes ses entreprises, il portait un génie démesuré et des ardeurs surhumaines. Ce blond César, danseur gracieux, qui conduisait, entre deux assauts, des ballets symboliques, était un Hercule.
Le jour de la Saint-Jean, le 24 juin de l’année 1500, on avait organisé des courses de taureaux à Rome, derrière la basilique de Saint-Pierre, selon la mode apportée à Rome, depuis Callixte, par les Aragonais. César descendit, à visage découvert, dans l’arène, combattit à pied, simplement revêtu d’un pourpoint, avec l’épée courte et la muleta et, dans cinq passes successives, se mesura avec cinq taureaux qu’il mit tous à mort. Il abattit même le dernier d’un seul coup d’espadon, aux cris d’une foule en délire.
Aux fêtes du troisième mariage de Lucrèce Borgia, le 2 janvier 1502, il y eut encore des combats de taureaux sur la place Saint-Pierre. Celte fois, César descendit à cheval dans l’arène. Il salua l’assistance à la mode espagnole et, fonçant droit sur la bête, l’attaqua à la lance. Puis il se montra à pied au milieu du cuadrilla de dix Espagnols.
Il est croyable que, dans sa vie brûlante, il ne connut pas de plus grande joie que celle d’employer la force inépuisable de ses muscles. On le voyait sans cesse occupé à tordre une barre d’acier, à rompre un fer a cheval ou une corde neuve.
Les historiens nous le montrent à Césena, après la conquête, entouré de ses compagnons d’armes et de plaisirs, gravissant chaque dimanche la colline où les paysans se rassemblaient pour essayer leur force et leur adresse, et là prenant part, sans être reconnu, aux jeux en usage chez ces robustes et violentes populations des Romagnes et exigeant de tous les gentilshommes qu’ils acceptassent comme lui la lutte avec les rustres.
Il méprisait profondément les femmes. Ayant épousé Charlotte d’Albret, fille du roi de Navarre, il la quitta quelques jours après son mariage el n’eut plus le loisir de la revoir. Pendant une de ses campagnes dans les Romagnes, il vit la femme d’un de ses capitaines vénitiens, la trouva belle et la fit enlever. À Capoue, il garda pour lui les plus belles prisonnières. Ceux qui entraient dans sa tente apercevaient une grande belle fille sans nom, sans histoire, favorite muette, dit M. Yriarte, qu’il menait en campagne. On ne sait pas même le nom de la mère des deux bâtards qu’il laissa après lui. En somme, il ne donna jamais une pensée à une femme. Mais cet homme fort perdit, près d’une femme, en un jour, sa santé et sa beauté. À vingt-cinq ans son visage se couvrit subitement de pustules et de taches ardentes, qu’il garda jusqu’à sa mort. Ses yeux caves semblaient venimeux. Il fut horrible dès lors.
On sait comment la mort d’Alexandre VI ruina la fortune de César et comment, trahi par Gonzalve de Cordoue, le duc des Romagnes dut renoncer à tous droits sur les États qu’il avait conquis. On sait que, deux ans, prisonnier de Ferdinand le Catholique, César réussit à s’évader du château de Medina del Campo et, s’étant mis au service du roi de Navarre, son beau-frère, se fit tuer en furieux à Viana. Dans sa vie si courte, il étonna moins encore par la froideur de sa scélératesse que par l’éclat de son intelligence. C’était un capitaine excellent et un politique habile. Machiavel admirait l’homme qui allait toujours à la vérité effective de choses,
« Ce seigneur, a-t-il dit du duc des Romagnes, est splendide et magnifique et, dans la carrière des armes, telle est son audace, que les plus hautes entreprises lui semblent peu de chose ; dès qu’il s’agit d’acquérir de la gloire et d’agrandir ses États, il ne connaît ni repos, ni fatigue, ni danger. À peine arrive-t-il en quelque lieu, on apprend son départ. Il sait se faire bien venir du soldat. Il sut rassembler les meilleures troupes de l’Italie ; et toutes ces circonstances, jointes à une fortune insolente, font de lui un victorieux et un formidable. »
Nul doute que César Borgia n’ait été un des plus habiles hommes de son temps.
Des témoignages irrécusables nous le montrent doux à ses peuples, attentif à ne point les surcharger d’impôts, et, en marche dans les campagnes à la tête de ses troupes, libéral pour tous ceux qui venaient au-devant de lui demander des grâces, solliciter sa générosité, réclamer la liberté de quelque parent prisonnier ou exilé, ou de quelque soldat réfractaire. César ne les rebutait jamais, tandis qu’il se montrait impitoyable pour les concussionnaires. Enfin, il était assez habile pour se montrer juste et humain quand il le fallait.
Il eut, avec l’âme la plus noire, une brillante et vaste intelligence. Irons-nous jusqu’à dire qu’il eut un grand génie ? Non, car, en définitive, il ne fonda rien et le démon dont il était possédé précipita furieusement la ruine de son œuvre et de sa vie. D’ailleurs, il est bon et consolant de se dire, avec un historien optimiste, que la puissance créatrice est toujours le partage de la grandeur morale.
Tout ce qu’on vient de lire n’est qu’une suite de notes prises sur le livre de M. Charles Yriarte, et par endroits je dois le dire, ces notes suivent le texte de très près.
Ce livre est aussi intéressant que possible. Il est visible que M. Charles Yriarte a pris beaucoup de plaisir à l’écrire. C’est un grand curieux que M. Charles Yriarte. Son histoire de César Borgia, très étudiée dans l’ensemble, contient des parties neuves. Je signalerai particulièrement à cet égard les chapitres sur la captivité et la mort du héros, ainsi que quelques pages sur l’épée que César se fit faire en 1498 avec cette devise : Cum Numine Cesaris Omen.
- ↑ César Borgia, sa vie, sa captivité, sa mort, d’après de nouveaux documents des dépôts des Romagnes, de Simancas et des Navarres par Charles Yriarte, 2 vol. in-8o.