La Vie littéraire/4/Mysticisme et science

La Vie littéraire/4
La Vie littéraireCalmann-Lévy4e série (p. 39-46).

MYSTICISME ET SCIENCE

Dic nobis Maria

Je ne suis qu’un rêveur et sans doute je ne perçois les choses humaines que dans le demi-sommeil de la méditation, mais il me semble que la saison où nous sommes, l’équinoxe du printemps, est une époque de conciliation et de sympathie pendant laquelle il convient de faire entendre des paroles d’espérance et d’amitié. Et ce qui me fait croire cela, c’est, vous le dirai-je, la coutume des œufs de Pâques qui, datant d’un âge immémorial et remontant sans doute aux civilisations primitives, s’est conservée jusqu’à nos jours chez les peuples chrétiens. Cette longue tradition, qui atteste l’esprit conservateur des sociétés, montre aussi que bien des choses peuvent être conciliées, qui semblaient inconciliables.

Il faut entendre les leçons du calendrier. Au moment de l’année que nous avons dépassé de quelques jours, les mystères de la nature et les mystères de la religion se confondent en féeries magnifiques ; l’esprit et la matière célèbrent à l’envi l’éternelle résurrection ; les sanctuaires et les bois fleurissent ensemble. L’Église chante : « Dic nobis, Maria… Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu sur le chemin ? — J’ai vu le suaire et les vêtements, les témoins angéliques, et j’ai vu la gloire du Ressuscité. » Et ces paroles charmantes expriment avec la même puissance le retour du printemps et la victoire du Christ. Elles associent dans une image de passion et de gloire l’éternel Adonis et le Dieu des temps nouveaux. Tandis que de la nef montent avec l’encens ces paroles joyeuses : « Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu sur ton chemin ? » les oiseaux qui font leur nid dans le vieux clocher répondent par leur chant : « Marie, Marie, dans ton chemin, tu as vu les premiers rayons du soleil se mêler à la douce pluie, comme le sourire aux larmes, et se transformer en feuilles et en fleurs. La lumière se change aussi en amour quand elle pénètre dans nos cœurs. C’est pourquoi, saisis de l’ardeur de bâtir des nids, nous portons des brins de paille dans notre bec. Oui, la chaleur féconde se métamorphose en désir. Ce qui est une grande preuve de l’unité de composition de l’univers. M. Berthelot, qui est chimiste, commence à soupçonner ces choses, que les vieux alchimistes avaient devinées avant lui. Mais comment, de cette unité, sortit la diversité ? C’est ce qui passe l’intelligence des chimistes comme celle des oiseaux.

» Voilà, voilà ce que Marie a vu sur son chemin. Elle a vu la gloire du Ressuscité, qui meurt ei qui renaît tous les ans. Il renaîtra longtemps encore après que nous ne serons qu’un peu de cendre légère ; mais il ne renaîtra pas toujours, car il n’est (tout soleil qu’il est) qu’une goutte de feu perdue dans l’espace infini. Et que sommes-nous, nous les oiseaux ? Un rien, un monde. Nous aimons, nous couvons nos œufs, nous nourrissons nos petits. Nous sommes une parcelle de la vie universelle. Et tout, dans l’univers, est utile, à moins que tout ne soit qu’illusion et vanité ; ces deux idées sont également philosophiques. Mais les oiseaux croient que les oiseaux sont nécessaires et ils agissent en conséquence. »

Voilà le dialogue des orgues et des oiseaux tel que je l’ai entendu en passant devant une église de village, le matin de Pâques. Il m’a paru très religieux.

Dans tous les pays et dans tous les siècles, le solstice du printemps a mêlé ainsi, dans une solennité joyeuse, les espérances du mystique à l’allégresse de la nature. Le christianisme ne s’est pas dégagé, dans ses féeries pascales de ce doux paganisme qui l’enlace, au fond de nos campagnes, comme le lierre et la ronce embrassent une croix de pierre.

M. Camille Flammarion me contait un jour que dans le Bassigny, son pays natal, les paysans célèbrent encore le renouveau, comme au temps de Jeanne d’Arc, en associant aux cérémonies du culte catholique des rites plus anciens, qui témoignent d’un naturalisme candide. Et partout la rencontre de Marie avec le mystérieux jardinier devient le symbole des joies de la terre en même temps que des espérances célestes. « Dic nobis, Maria… Dis-nous, Marie, qu’as-tu vu sur ton chemin ?… » Je la retrouvais l’autre jour, cette parole liturgique, dans une revue de littérature et d’art, au début d’un de ces articles de critique morale qui trahissent le mysticisme de la génération nouvelle ; « Marie, qu’as-tu vu sur la route ? » répétait avec anxiété M. Paul Desjardins, ce jour de Pâques, en commençant d’écrire sur un des maîtres en qui la jeunesse a mis de grandes espérances[1].

Et ces pages, d’un accent si pur, d’un sentiment si généreux, témoignaient d’une telle inquiétude que j’en fus un peu troublé. Le Dic nobis, Maria y devenait la devise d’une palingénésie confuse, d’une religion indécise, d’un je ne sais quoi de meilleur qui va naître. Cet article de M. Desjardins est un signe, entre mille autres, du malaise de l’esprit nouveau.

Tout cela est bien trouble encore. Mais ii importe de suivre ce mouvement qui commence ; il faut le suivre avec sollicitude et dans cette humeur bienveillante qui nous pénétrait au moment d’écrire ces lignes. Nous nous attacherons à discerner la direction que prennent les jeunes intelligences. C’est aux plus fermes et aux plus sages d’essayer de conduire et d’éclairer ceux qui entrent aujourd’hui dans la vie intellectuelle. Je n’ai pas d’autre ambition pour ma part que de me débrouiller parmi ces nouveautés indécises. Je le dois, il le faut, puisqu’enfin j’écris, ce qui est terrible, quand on y songe.

Le plus clair c’est que la confiance dans la science, que nous avions si forte, est plus qu’à demi perdue. Nous étions persuadés qu’avec de bonnes méthodes expérimentales et des observations bien faites nous arriverions assez vite à créer le rationalisme universel. Et nous n’étions pas éloignés de croire que du xviiie siècle datait une ère nouvelle. Je le crois encore. Mais il faut bien reconnaître que les choses ne vont pas aussi vite que nous pensions et que l’affaire n’est pas aussi simple qu’elle nous paraissait. M. Ernest Renan, notre maître, qui plus que tout autre a cru, a espéré en la science, avoue lui-même, sans renier sa foi, qu’il y avait quelque illusion à penser qu’une société pût aujourd’hui se fonder tout entière sur le rationalisme et sur l’expérience.

La jeunesse actuelle cherche autre chose. Et, puisqu’on repousse cette science que nous apportions comme la révélation suprême, il faut bien que nous sachions pourquoi on la repousse.

On lui reproche d’abord son insuffisance. La science, nous dit-on, n’est pas fondée ; vous avez constitué des sciences, ce qui est bien différent. Et qu’est-ce que vous appelez sciences, s’il vous plaît ? Des lunettes, ni plus ni moins. Des lunettes ! Elles vous donnent une vue plus pénétrante et vous permettent d’examiner certains phénomènes plus exactement. D’accord ! Mais cela importe-t-il beaucoup ? Quand vous avez observé quelques mirages de plus dans cet abîme d’apparences qui est l'univers sensible, en connaissez-vous mieux la raison des choses, les lois du monde qu’il importerait de connaître ? Et croyez-vous que vos découvertes en physiologie et en chimie vous aient mis sur la voie d’une seule vérité morale ?

Votre science ne peut aspirer à nous gouverner parce qu’elle est d’elle-même sans morale et que les principes d’action qu’on pourrait en tirer seraient immoraux.

Elle est inhumaine ; sa cruauté nous blesse ; elle nous anéantit dans la nature ; elle nous rapproche des animaux et des plantes en nous montrant ce qu’ils ont en commun avec nous, c’est-à-dire tout : les organes, la joie, la douleur et même la pensée. Elle nous montre perdus avec eux sur un grain de sable et elle proclame insolemment que les destinées de l’humanité tout entière ne sont pas quelque chose d’appréciable dans l’univers.

En vain, nous lui crions que nous retrouvons l’infini en nous. Elle nous apprend que la terre n’est pas même un globule dans cette veine d’Ouranos, que nous nommons la voie lactée ; elle nous fait rougir de honte et de confusion au souvenir du temps où nous nous croyions le centre du monde et le plus bel ouvrage de Dieu, nous qui, en réalité, tournons gauchement autour d’une médiocre étoile, un million de fois plus petite que Sirius.

Notre imperceptible canton de l’univers semble assez pauvre, autant que nous pouvons en juger. Il n’a qu’un soleil, tandis que beaucoup de systèmes en ont deux ou trois. Son astre central doit avoir peu d’éclat, vu des systèmes les plus voisins. Il est rougeâtre, ce qui est signe qu’il ne brûle plus avec l’énergie des jeunes étoiles toutes blanches ; bientôt, dans quelques millions de siècles seulement, il ne montrera plus qu’un disque fuligineux, taché de larges scories noires ; et ce sera la fin, et le grain de poussière, qui se nomme la Terre et qui n’aura plus de nom alors, roulera avec lui dans la nuit éternelle.

L’humanité aura péri, sans doute, bien avant cette époque. En attendant, on nous enseigne que nous nous acheminons vers la constellation d’Hercule ; notre poussière y parviendra un jour dans l’ombre et le silence : c’est là tout ce que la science peut nous révéler des destinées de l’humanité.

Nous faisons le voyage en compagnie de quelques planètes dont les unes se perdent pour nous dans la lumière du soleil, comme Vénus et Mercure et les autres dans la nuit de l’espace, comme Uranus et Neptune. On croit avoir remarqué que Vénus ne présente jamais qu’une face au soleil. Mais on n’en est pas encore bien sûr. La seule planète dont nous ayons pu observer la surface est Mars, notre voisin ; on y a distingué des terres, des mers, des nuages, de la neige au pôle, et M. Flammarion en a dessiné la carte. M. Schiaparelli y a vu des canaux, l’an passé. Ces canaux se creusent comme par enchantement et, si ce sont là des ouvrages de l’industrie martienne, il faut reconnaître que les ingénieurs de cette planète sont infiniment supérieurs aux nôtres. Mais on ne sait pas si ce sont des canaux et il semble bien que ce monde soit mouvant et plus agité que la face de la terre. Sa figure change à toute heure. Il est infiniment probable qu’il est habité ; mais nous ne saurons jamais quelles formes y revêt la vie. Il est vraisemblable qu’elle y est aussi pénible que sur la terre ; nous pouvons le croire, et c’est là du moins une consolation que la science ne nous enlève pas.

Et quant à l’homme même, qu’en a fait la science ? Elle l’a destitué de toutes les vertus qui faisaient son orgueil et sa beauté. Elle lui a enseigné que tout en lui comme autour de lui était déterminé par des lois fatales, que la volonté était une illusion et qu’il n’était qu’une machine ignorante de son propre mécanisme. Elle a supprimé jusqu’au sentiment de son identité, sur lequel il fondait de si fières espérances. Elle lui a montré deux existences distinctes, deux âmes dans un même individu.

La génération nouvelle fait ainsi le procès à la science et la déclare déchue du droit de gouverner l’humanité.

Que veut-elle mettre à la place des connaissances positives ? C’est ce que nous avons le devoir de rechercher.

  1. Le vicomte Eugène Melchior de Vogüé.