La Vie littéraire/2/Un Poète oublié : Saint-Cyr de Raissac

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 105-114).


UN POÈTE OUBLIÉ
SAINT-CYR DE RAYSSAC


M. Théodore de Banville dit communément que les hommes ont besoin de poésie autant que de pain. Je serais tenté de le croire : les paysans, qui ne savent rien, savent des chansons et l’amour des vers est naturel aux personnes bien nées. Je l’ai bien vu l’autre jour quand j’ai reçu vingt lettres me demandant quel était ce Saint-Cyr de Rayssac dont j’avais cité un si beau sonnet[1].

J’ai goûté alors, je vous assure, plus de joie que je n’en avais encore éprouvé dans toute ma carrière littéraire. Je me suis dit : Il n’est donc pas tout à fait vain d’écrire ! Ces petits signes noirs que nous jetons sur le papier vont donc répandre par le monde l’émotion qui nous agitait quand nous les tracions. Il y a donc des esprits qui correspondent à notre esprit, des cœurs qui battent avec notre cœur ! Ce que nous disons répond quelquefois dans les âmes.

C’est ainsi que j’ai eu le bonheur de faire goûter, aimer quatorze beaux vers jusque-là inconnus et comme inédits. On m’a écrit de Paris, de Rome, de Bucarest : Quel est donc ce Saint-Cyr de Rayssac ? Ses poésies ont-elles été publiées ? Je réponds d’abord à la seconde question. Les poésies de Saint-Cyr de Rayssac ont été publiées en 1877, chez l’éditeur Alphonse Lemerre, avec une préface d’Hippolyte Babou. Quant au poète lui-même, je dirai avec plaisir ce que je sais de lui et pourquoi je l’aime.

Saint-Cyr de Rayssac naquit à Castres en 1837. Son père, cadet d’une vieille famille albigeoise, fier comme Artaban et pauvre comme Job, avait épousé, à quarante ans, après d’innombrables aventures d’amour, une innocente jeune fille, mademoiselle Noémi Gabaude. Royaliste et duelliste d’inclination, il était devenu directeur des postes par l’injure du sort. C’était un mari prodigieusement jaloux. Ses perpétuelles fureurs terrifiaient la pauvre créature, qui l’adorait en tremblant. Quand il la vit enceinte, ses soupçons redoublèrent : « Malheur à vous, lui criait-il, si votre enfant n’a pas les yeux bleus ! » Et la pauvre femme, frissonnant et pleurant, priait Dieu de bleuir les prunelles du petit enfant qu’elle portait dans son sein.

— Et voilà pourquoi j’ai les yeux bleus, disait parfois Saint-Cyr avec un sourire mélancolique. Mais voilà aussi pourquoi je suis venu au monde deux mois avant terme, et si chétif qu’on me croyait perdu.

N’ayant pu le porter assez longtemps, sa mère le couva si bien qu’il vécut. Il annonça dès l’enfance une âme ardente et tendre. À l’âge de douze ans, transplanté avec sa famille dans le Lyonnais, à Saint-Chamond, où son père venait d’être nommé directeur des postes, il dévora la bibliothèque publique que Saint-Chamond doit à la libéralité posthume de Dugas-Montbel, son plus illustre enfant. Le bon Dugas-Montbel, qui traduisit Homère avec simplicité, avait rassemblé les monuments de la poésie et de l’art antiques. Au milieu de ces nobles richesses, Saint-Cyr sentit l’amour du beau gonfler son cœur adolescent. On dit qu’en même temps la beauté vivante commençait à le troubler et qu’il était dès lors irrévocablement destiné à d’exquises souffrances.

Ses études terminées, il vint à Paris. Mais bientôt il fut appelé au chevet de son père mourant. Il perdit presque en même temps son frère cadet, qui revint du Mexique blessé mortellement. Assombri par ce double deuil, il alla chercher en Italie la divine consolation. L’Italie le reçut comme une mère. Au soleil de Florence il chanta. Il ne fit que passer, mais il emportait les ardentes images du beau. En quittant Florence, il lui laissa pour adieu un de ces sonnets à la fois précieux et négligés dans lesquels il coulait volontiers sa pensée :

Hôtesse aux bras ouverts, qui me jetais des fleurs,
Toi, l’amante d’un jour que jamais on n’oublie,
Qui, dès les premiers pas, fais aimer l’Italie,
Son ciel et sa beauté, sa gloire et ses malheurs,

Oh ! sans doute le temps a fané tes couleurs :
Mais tu gardes encor sous ta mélancolie
Ce parfum d’élégance et d’amitié polie
Qu’on cueille sur ta bouche et qu’on emporte ailleurs.

Pour tous les souvenirs tu tiens une merveille.
Ton enceinte riante est comme une corbeille,
Les festons sur le bord, les perles au milieu.

Bref, ton charme est si doux, colline de Florence,
Que je trouvai des pleurs, et je venais de France,
Des pleurs pour te bénir en te disant adieu.

Il resta plus longtemps à Rome, dont il aimait les splendeurs et les ruines. La désolation de la campagne romaine le charmait infiniment :

À peine à l’horizon voit-on sur un coteau
Quelques buffles errants, que le pâtre abandonne
Pour se coucher en paix sur un fût de colonne
Et dormir au soleil, drapé dans un manteau.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au ciel, pas un soupir, pas un battement d’ailes :

C’est bien la majesté des douleurs éternelles
Qui n’ont plus rien à dire et plus rien à pleurer.

C’est à Rome que Saint-Cyr de Rayssac eut la plus abondante révélation de la beauté. Son âme débordait d’enthousiasme. Tantôt il visitait pieusement les chambres de Raphaël au Vatican et s’exaltait dans la contemplation d’un art idéaliste :

Sages sous le portique, apôtres au concile,
Tous ils portent au front la lumière subtile,
Le voile transparent de l’immortalité.


Tantôt il adorait la Vénus du Capitole, « cette blanche goutte d’écume », toute pure de la pureté de ses formes, qui n’a de charnel,

Que son geste impudique et ses cheveux défaits,


et que revêtent comme des voiles augustes l’harmonie et la grâce. Saint-Cyr de Rayssac, à Rome, se promène avec ivresse des marbres antiques aux fresques de la Renaissance. Il admire également l’art grec et l’art chrétien. Pourtant, il réserve peut-être ses plus intimes tendresses à ces statues issues ou inspirées de l’esprit hellénique et qui ont apporté au monde cette chose incomparable : le divin naturel. Quelle force l’entraînait vers la Vénus du Capitole et le Génie du sommeil éternel ? Celle-là même qui, dans les années d’adolescence, lui faisait pressentir l’amour et la beauté sous la poussière des livres amassés par le vieux Dugas-Montbel, l’union féconde du sensualisme et de l’idéal, la généreuse ardeur qui fait le génie des Prud’hon et des Chénier. L’âme méditative de Saint-Cyr de Rayssac était servie par des sens exquis. C’est pourquoi il sentait si fortement la caresse des lignes et la divinité des formes. Il y avait aussi dans son génie une fierté, une pudeur que seul l’art hellénique contentait pleinement. Il savait gré aux sculpteurs antiques de leur sublime impassibilité :

S’ils eurent l’âme triste ou le front radieux,
Ils ne l’ont jamais dit aux marbres de l’Attique.

Aussi, quand enfin il lui faut quitter sa Rome bien-aimée, il revient s’attendrir une dernière fois dans cette salle où la Muse est si belle.

Il s’écrie :

Oh ! si ses bras chéris pouvaient enfin s’ouvrir !

Je crus un instant, ajoute-t-il,

Je crus que son regard mélancolique et tendre
Pour tomber dans le mien venait de s’allumer.

Puis, étonné, honteux de son généreux blasphème, il craint d’avoir offensé la Muse.

Pardonne, pardonne, j’étais fou de tendresse ;
Et je te vis sourire à force de t’aimer !

À son retour d’Italie, Saint-Cyr de Rayssac fréquenta l’atelier d’un artiste lyonnais, bien oublié aujourd’hui, Janmot, qui s’honorait de l’amitié d’Ingres, de Flandrin et de Victor de Laprade.

C’était un peintre mystique d’une grande distinction. Il peignait des anges. Volontiers il leur donnait la figure d’une de ses élèves, âgée de seize ans, pupille de madame Janmot, née de Saint-Paulet. Cette jeune fille royaliste, catholique ardente, étudiait avec zèle la musique et la peinture, dans cet atelier où régnait le calme des sanctuaires. Saint-Cyr de Rayssac, tout plein des images de l’art italien, vit en elle un de ces anges qui, descendus du ciel, ramassaient le pinceau échappé des mains de Fra Angelico et peignaient la fresque pendant le sommeil du bon moine. Il l’aima, l’épousa et l’aima encore.

Tous ceux qui ont connu Madame Saint-Cyr de Rayssac attestent sa rare beauté et son esprit charmant. Son mari l’a peinte en deux vers :

Française des beaux jours, héroïque et charmante,
Avec la lèvre humide et le coup d’œil moqueur.

Il dit ailleurs : « On loue votre taille et vos yeux. Rien n’est plus beau ; mais ce qui me charme le plus en vous, c’est votre voix. » Madame de Rayssac avait, en effet, une voix délicieuse. Quelqu’un qui a entendu cette dame a dit : « Quand elle parle, elle chante un peu, comme l’oiseau qui se pose vole encore. » Dès la première jeunesse, au dire du même témoin, elle avait la mémoire ornée et riche. Instruite par son père, qui avait beaucoup vu, et par sa marraine, une des femmes les plus brillantes de la société lyonnaise, elle contait avec beaucoup d’abondance et d’agrément. On lui dit un jour :

— Mais, pour parler ainsi de M. de Villèle et d’Armand Carrel, de M. de Jouy et de Victor Hugo, de madame de Souza et de madame de Girardin, d’Alfred de Musset et de Stendhal, quel âge avez-vous donc ?

Et elle répondit :

— J’ai l’âge de ma marraine, l’âge de mon père et quelquefois le mien.

Les vers d’amour que lui fit Saint-Cyr de Rayssac ont été heureusement conservés. Ils nous apprennent que Berthe (madame de Rayssac se nommait Berthe) était jalouse du passé. C’est un grand malheur auquel les âmes délicates et fières sont sujettes. Elle souffrait cruellement à la pensée que celui qu’elle aimait avait donné jadis à d’autres qu’elle une part du trésor où elle puisait maintenant avec délices. Elle ne put retenir ses plaintes. Le poète lui fit un sonnet pour la consoler.

Dans ce temps, j’épelais pour mieux savoir te lire,
Et tous les vieux amours qu’il te plaît de maudire
Enseignaient à mon cœur quelque chose pour toi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et j’ai mis à tes pieds, virginale maîtresse,

La brûlante moisson de toute ma jeunesse,
Le sauvage bouquet fait de toutes mes fleurs.

À son tour, il lui faisait des reproches. Il avait à se plaindre d’elle, puisqu’il l’aimait. Madame de Rayssac était musicienne et peintre avec ardeur. Elle chantait pendant de longues heures et allait dessiner dans son atelier. « Je m’effraye de ces dépenses », disait le poète avec l’accent d’un tendre reproche :

Ce qu’on donne à la poésie,
En es-tu sûre, enfant chérie,
N’est-il pas perdu pour l’amour ?

Tels étaient les soucis de ces deux êtres heureux et bons. Mais un jour le poète se réveilla pâle et souffrant. La phtisie l’avait atteint ; elle fit des progrès rapides. Saint-Cyr de Rayssac mourut à Paris le 15 mai 1874, dans sa trente-septième année.

Ses vers furent publiés quatre ans après par les soins d’Hippolyte Babou. Le public ne les connut pas. Les poètes de métier, je dois le dire, ne les goûtèrent que médiocrement. Saint-Cyr de Rayssac est un poète négligé. Cela ne se pardonnait pas en 1878. Ses sonnets ne sont pas réguliers. Ils sont rimés avec peu d’exactitude. On le vit et l’on ne vit pas que le sentiment en est rare et souvent exquis.

On lui sut mauvais gré d’être de l’école de Musset et de défendre l’auteur des Nuits. Musset passait pour léger, on l’en méprisait ; Saint-Cyr ne l’en admirait que plus.

Oh ! léger ! quelle gloire. — Amis, soyons légers,
Légers comme le feu, les ailes et la plume,
Comme tout ce qui monte et tout ce qui parfume,
Comme l’âme des fleurs dans les bois d’orangers.

Je le reconnais. Saint-Cyr de Rayssac a bien des défauts : chez lui, l’expression est parfois molle et incertaine. Mais il est simple, naturel, harmonieux ; il a le goût excellent, le style pur, le vers facile et chantant. N’est-ce donc rien que cela ? Il est profondément, intimement poète. Il a des images neuves. N’eût-il écrit que ces trois vers, sur la Madeleine du Corrège, je l’aimerais de tout mon cœur :

La voilà donc ; pieds nus, la belle pécheresse,
Pieds nus, cheveux en pleurs, et la tiède paresse
Gonfle, en les déroulant, les anneaux de sa chair.

Que cela est expressif et senti !

J’ai cité l’autre jour le sonnet Sur le Génie funèbre du Capitole, et la grâce morbide de ces quatorze vers a enchanté l’élite de mes lecteurs. Voici un autre sonnet d’un ton plus grave et non moins touchant :

UNE PIETÀ

Oh ! non, pas un blasphème et pas un désaveu ;
Mais je tombe, Seigneur, et je me désespère,
Mais quand ils ont planté le gibet du calvaire,
C’est dans mon cœur ouvert qu’ils enfonçaient le pieu !

Crois-tu que je t’aimais, moi dont le manteau bleu,
T’abrita quatorze ans comme un fils de la terre ?
Oh ! pourquoi, juste ciel, lui donner une mère ?
Qu’en avait-il besoin, puisqu’il était un Dieu ?

L’angoisse me dévore ; au fond de ma prunelle,
Roule toujours brûlante une larme éternelle
Qui rongera mes yeux sans couler ni tarir.

Seigneur, pardonnez-moi, je suis seule à souffrir.
Ma part dans cette épreuve est bien la plus cruelle,
Et je peux bien pleurer sans vous désobéir.

Je ne sais, mais il me semble que la poésie de Saint-Cyr de Rayssac est originale dans sa simplicité et qu’on y goûte un mélange particulier d’idéalisme et de sensualité. Je me figure que ce poète peut plaire à quelques délicats. Il est tout à fait inconnu. Je serai bien heureux si je l’avais fait goûter de quelques personnes bien douées. Celles-là penseraient de temps, en temps à moi et diraient : « Nous lui devons un ami. »



  1. Le sonnet sur le Génie du sommeil éternel, voir plus haut, p. 84 de ce volume.