La Vie littéraire/2/Sur le scepticisme

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 125-134).


SUR LE SCEPTICISME[1]


J’ai vécu d’heureuses années sans écrire. Je menais une vie contemplative et solitaire dont le souvenir m’est encore infiniment doux. Alors, comme je n’étudiais rien, j’apprenais beaucoup. En effet, c’est en se promenant qu’on fait les belles découvertes intellectuelles et morales. Au contraire, ce qu’on trouve dans un laboratoire ou dans un cabinet de travail est en général fort peu de chose, et il est à remarquer que les savants de profession sont plus ignorants que la plupart des autres hommes. Or, un matin de ce temps-là, il m’en souvient, je suivais à l’aventure les allées sinueuses du Jardin des Plantes, au milieu des biches et des moutons qui passaient leur tête entre les arbustes pour me demander du pain. Et je songeais que ce vieux jardin, peuplé d’animaux, ressemblait assez au paradis terrestre des anciennes estampes. Tout à coup je vis venir à moi l’abbé L*** qui, son bréviaire à la main, marchait avec la mâle allégresse d’une âme pure. C’était en effet un saint homme, que l’abbé L*** ; c’était aussi un savant ; son cœur était pacifique, mais son esprit disputait sans cesse. Il faut l’avoir connu pour savoir comment l’orgueil d’un prêtre, peut s’unir à la simplicité d’un saint. Sa messe dite, il argumentait tout le jour. Il avait lu tout ce qu’on peut trouver sur les parapets de théologie, de morale et de métaphysique relié en veau, avec des tranches rouges. Les bouquins dont il couvrit les marges de notes et de tabac sont innombrables. Il dépensait en conversations sur les quais et dans les jardins publics l’éloquence d’un incomparable docteur. Au reste, il était assez mal vu à l’évêché. Ses supérieurs estimaient la pureté de ses mœurs, mais ils redoutaient la superbe de son esprit. Peut-être n’avaient-ils pas tout à fait tort. Ce jour-là, l’abbé L*** me parla en ces termes :

« Jean le Diacre rapporte que saint Grégoire ayant pleuré à la pensée que l’empereur Trajan était damné, Dieu, qui se plaît à accorder ce qu’on n’ose lui demander, exempta l’âme de Trajan des peines éternelles. Cette âme demeura en enfer, mais, depuis lors, elle n’y ressentit aucun mal. Il est permis d’imaginer que le fils adoptif de Nerva erre dans ces pâles prairies où Dante vit les héros et les sages de l’antiquité. Leurs regards étaient lents et graves ; ils parlaient d’une voix douce. Le Florentin reconnut Anaxagore, Thalès, Empédocle, Héraclite et Zénon. Comment ne vit-il point aussi Pyrrhon parmi ces âmes coupables seulement d’avoir vécu dans l’ignorance de la loi sainte ? De tous les philosophes de l’antiquité, Pyrrhon fut le plus sage. Non seulement il pratiqua des vertus que le christianisme a sanctifiées, non seulement il fut humble, patient et résigné, amoureux de la pauvreté, mais encore il professa la doctrine la plus vraie de toute l’antiquité profane, la seule qui s’accorde exactement avec la théologie chrétienne. Né dans les ténèbres du paganisme, il connut qu’il était sans lumière et il faut le louer hautement d’avoir flotté dans l’incertitude. Encore aujourd’hui, si on a le malheur de n’être pas chrétien, la sagesse est d’être pyrrhonien. Que dis-je ? En tout ce qui n’est point article de foi, le philosophe chrétien est lui-même un pyrrhonien : il reste en suspens. Tout ce qui n’a pas été révélé est sujet au doute. Ce serait même une question de savoir si la religion chrétienne n’a pas fourni au scepticisme de nouveaux arguments et si la foi aux mystères ainsi qu’aux miracles n’a pas rendu la nature plus incompréhensible et la raison plus incertaine. »

L’abbé s’arrêta un moment devant la maison du zèbre. Il se frappa la poitrine.

« Pour moi, ajouta-t-il, c’est le monde invisible qui me révèle le monde visible. Je ne crois à la réalité de l’homme que parce que je crois à l’existence de Dieu. Je sais que j’existe uniquement parce que Dieu me l’a dit. L’Éternel m’a parlé, docutus est patribus nostris, Abraham et seminis ejus in sæcula. Et j’ai répondu : Me voici donc puisque vous m’avez parlé. Hors la révélation, tout, au physique comme au moral, est sujet de doute ; rien n’est distinct, par conséquent rien n’est intéressant, et la religion seule, me soulevant entre ses mains lumineuses, m’arrache à l’ataraxie pyrrhonienne. Sans l’amour de Dieu, je n’aurais point d’amour ; je ne croirais à rien si je ne croyais pas à l’impossible et à l’absurde. C’est pourquoi je tiens Pyrrhon pour le plus sage des païens. »

Ainsi parla l’abbé L***.

Je me rappelle littéralement ses paroles qui firent sur moi une profonde impression. Je n’avais jamais entendu de tels accents dans la bouche d’un prêtre, et je n’en ouïs plus jamais de tels depuis lors. Je crois ne pas me tromper en disant que l’Église se défie des apologistes qui, comme mon abbé L***, poussent en avant avec une excessive logique. Elle se rappelle à temps la mémorable parole du diable : « Et moi aussi, je suis logicien. » Le diable ne se flattait pas en parlant ainsi. Il demeure en définitive le seul docteur qu’on n’ait pas encore réfuté. Pour moi, c’est devant la maison du zèbre, en entendant l’abbé L***, que je commençai à douter de beaucoup de choses qui, jusque-là, m’avaient paru croyables.

Hélas ! l’abbé L***, qui mourut curé d’un petit village de la Brie, repose maintenant dans un cimetière inculte et fleuri, à l’ombre d’une svelte église du XIIIe siècle. La pierre qui couvre ses restes porte cette inscription en témoignage d’une foi vive : Speravit anima mea. En lisant ces mots, je songeai à l’épitaphe en forme de dialogue qu’un spirituel Grec de Byzance composa pour Pyrrhon :

« Es-tu mort, Pyrrhon ? — Je ne sais. »

Et je me pris à penser que, sauf un point, le philosophe et le prêtre avaient pourtant pensé de même.

Tous ces souvenirs me sont revenus tantôt à tire-d’aile, tandis que je lisais l’étude que M. Victor Brochard consacre à Pyrrhon dans son excellent livre sur les sceptiques grecs. Rien n’est plus intéressant. Ces Grecs ingénieux ont inventé d’innombrables systèmes philosophiques. Les écoles s’amusent de la brillante vanité des disputes, les esprits sont tiraillés, assourdis ; c’est alors que naît le scepticisme. Il paraît au lendemain de la mort d’Alexandre dans cette orgie militaire qui souille de crimes monstrueux la terre classique du beau et du vrai.

Démosthène et Hypéride sont morts. Phocion boit la ciguë.

Il n’y a plus rien à espérer des hommes ni des dieux. C’en est fait de la liberté et des vertus antiques. Il est vrai que l’état politique d’un peuple ne détermine pas nécessairement la condition privée de ses habitants. La vie est quelquefois très supportable au milieu des calamités publiques, mais véritablement les temps de Cassandre et de Démétrius étaient exécrables. D’ailleurs, il faut se rappeler que la tyrannie, même douce, répugna longtemps à l’âme hellénique.

Pyrrhon était d’Élis, en Élide ; peintre d’abord et poète, il naquit avec une imagination vive et une âme irritable. Mais il changea tout à fait de caractère par la suite. Ayant embrassé la philosophie, qui était alors en Grèce une sorte de monachisme, il suivit avec Anaxarque, son maître, l’expédition d’Alexandre. Il vit dans l’Inde les mages que les Grecs ont nommé des gymnosophistes et qui vivaient nus dans des ermitages. Leur mépris du monde et des vaines apparences, leur vie immobile et solitaire ; leur soif du néant et de l’oubli, tous ces caractères d’un pessimisme doux et résigné frappèrent le jeune Pyrrhon ; et certains caractères de la doctrine du philosophe d’Élis sont d’origine hindoue.

Après la mort d’Alexandre, Pyrrhon retourna dans sa ville. Là, sur les bords charmants du Pénée ; dans cette vallée fleurie où les nymphes viennent le soir danser en chœur ; il mena l’existence d’un saint homme. Il vécut pieusement (Grec : ehusethôs), dit son biographe. Il tenait ménage avec sa sœur Philista, qui était sage-femme. C’est lui qui portait à vendre la volaille et les cochons de lait au marché de la ville. Il balayait la maison et nettoyait les meubles.

Voilà l’exemple que ce sage donnait à ses disciples. Ainsi sa vie servait de témoignage à sa doctrine du renoncement et de l’indifférence. Il enseignait que les choses sont toutes également incertaines et discutables. Rien, disait-il, n’est intelligible. Nous ne devons nous fier ni aux sens ni à la raison. Il faut douter de tout et être indifférent à tout. Il ne subtilisait pas. Sa doctrine était surtout, dit M. Brochard, une doctrine morale, une règle de vie.

Selon Pyrrhon, « n’avoir d’opinion ni sur le bien ni sur le mal, voilà le moyen d’éviter toutes les causes de trouble. La plupart du temps, les hommes se rendent malheureux par leur faute ; ils souffrent parce qu’ils sont privés de ce qu’ils croient être un bien ou que, le possédant, ils craignent de le perdre, ou parce qu’ils endurent ce qu’ils croient être un mal. Supprimez toute croyance de ce genre, et tous les maux disparaîtront… »

Pour Pyrrhon, comme pour Démocrate, le bien suprême est la bonne humeur, l’absence de crainte, la tranquillité.

« Se replier sur soi-même, dit M. Victor Brochard, afin de donner au malheur le moins de prise possible ; vivre simplement et modestement, comme les humbles, sans prétention d’aucune sorte ; laisser aller le monde et prendre son parti de maux qu’il n’est au pouvoir de personne d’empêcher ; voilà l’idéal du sceptique. » Pyrrhon soutenait qu’il n’importe pas plus de vivre que de mourir ou de mourir que de vivre.

— Pourquoi donc ne mourez-vous pas ? lui demanda-t-on.

— C’est à cause de cela même, répondit-il, c’est parce que la vie et la mort sont également indifférentes.

Dans un grand péril de naufrage, il fut le seul que la tempête n’étonna point. Comme il vit les autres passagers saisis de crainte et de tristesse, il les pria d’un air tranquille de regarder un pourceau qui était là et qui mangeait à son ordinaire.

— Voilà, leur dit-il, quelle doit être l’insensibilité du sage.

À merveille. Le pourceau était sage ; mais il y avait peu de mérite. Il est difficile d’être insensible quand on pense vivement, et c’est pour la plupart des hommes un exemple décourageant que la sérénité d’un cochon. Laissez-moi vous redire, à ce sujet, ce qu’un disciple de Lamettrie dit un jour à la belle mistress Elliott, que les patriotes de Versailles avaient mise en prison comme aristocrate. Le geôlier donna pour compagnon de chambre à la jeune Écossaise un vieux médecin de Ville-d’Avray, fort entêté de matérialisme et d’athéisme.

Il pleurait. Les larmes délayaient la poussière dont ses joues étaient couvertes, et le visage du pauvre philosophe en était tout barbouillé.

Madame Elliott prit une éponge, dont elle lava son compagnon en lui murmurant des paroles consolantes :

— Monsieur, lui dit-elle, il est croyable que nous allons mourir tous deux. Mais d’où vient que vous êtes triste quand je suis gaie ? Perdez-vous plus que moi en perdant la vie ?

— Madame, lui répondit-il, vous êtes jeune, vous êtes riche, vous êtes saine et belle, et vous perdez beaucoup en perdant la vie ; mais, comme vous êtes incapable de réflexion, vous ne savez pas ce que vous perdez. Pour moi, je suis pauvre, je suis vieux, je suis malade ; et m’ôter la vie, c’est m’ôter peu de chose ; mais je suis philosophe et physicien : j’ai la notion de l’existence, que vous n’avez point ; et je sais exactement ce que je perds. Voilà, madame, d’où vient que je suis triste quand vous êtes gaie.

Ce vieux médecin de Ville-d’Avray était bien moins sage que Pyrrhon, mais il était plus touchant. Et, en vérité, ses larmes, encore qu’un peu trop imbéciles, sont plus humaines que l’insensibilité vertueuse du sage d’Elis. On rapporte de cette insensibilité un exemple merveilleux. Ayant vu, dit-on, Anaxarque, son maître, tomber dans un fossé, Pyrrhon passa sans daigner lui tendre la main. Non seulement le maître ne se plaignit point, mais il loua l’indifférence de son disciple. Bayle, qui rapporte ce fait, ajoute : « Que pourrait-on faire de plus surprenant sous la discipline de la Trappe ? »

M. Brochard a fort bien appelé Pyrrhon un ascète grec. C’est en effet dans les vies des pères du désert qu’on voit les exemples d’un pareil effort pour dépouiller l’homme de toute humanité.

La vie sainte que Pyrrhon menait à Élis le rendit vénérable à ses concitoyens qui l’élevèrent au sacerdoce. Il remplit les fonctions de grand prêtre avec exactitude et décence, comme un homme qui respectait les dieux de la République. En montrant ce respect, il n’abandonnait rien de sa philosophie, car le scepticisme ne nia jamais qu’il ne fallût se conformer aux coutumes et pratiquer les devoirs de la morale. Il prenait parti sur ces choses-là sans attendre la certitude. De même, notre Gassendi put professer la théologie sans croire en Dieu, et c’était un fort honnête homme.

P.-S.— Il n’était et ne pouvait être dans mon dessein de donner au lecteur une idée du livre de M. Victor Brochard. Ce livre a été couronné par l’Académie des sciences morales. On en trouvera une juste appréciation dans le rapport adressé en 1885 par M. Ravaisson à cette Académie. Ma causerie l’effleure à peine. Mais je ne voudrais pas avoir l’air d’ignorer les grands mérites de cet ouvrage, qui allie à la sûreté de la critique l’originalité des vues. Carnéade et Pyrrhon y sont présentés sous un jour nouveau. Il y a dans un petit roman que je viens de publier dans la Revue des Deux Mondes une dizaine de pages que je n’aurais jamais écrites si je n’avais pas lu le livre de M. Brochard. C’est là un aveu que M. Brochard n’a nul intérêt à entendre, mais-que j’avais le devoir de faire.



  1. Les Sceptiques grecs, par M. Victor Brochard. Impr. nat., 1 vol. in-8o.