La Vie littéraire/2/Euripide

La Vie littéraire/2
La Vie littéraireCalmann-Lévy2e série (p. 135-144).


EURIPIDE[1]


M. Leconte de Lisle nous donne aujourd’hui un drame lyrique, l’Apollonide, qui est une étude d’après l’antique. On sait qu’à l’exemple de Gœthe, l’auteur des Poèmes antiques et des Poèmes barbares a plusieurs fois transporté dans notre langue, avec un art consommé, les formes de la poésie grecque. Il a donné notamment, il y a douze ans, une tragédie, dont le sentiment et la couleur étaient empruntés à Eschyle.

L’Apollonide, qui paraît aujourd’hui en librairie, est une étude de même nature. Mais le modèle est bien différent. Cette fois, ce n’est plus Eschyle, c’est Euripide. L’Apollonide, c’est l’Ἴον du troisième tragique d’Athènes.

M. Leconte de Lisle, qui avait montré tant de vigueur en luttant contre le titan du théâtre grec, fait preuve de souplesse quand il lui faut se mesurer avec un génie fluide et caressant comme Euripide. Il a trouvé pour cette rencontre des trésors de douceur, de grâce et de tendresse. Lui, robuste et violent quand il lui plaît, s’est montré ici harmonieux et pur. En vérité, on ne saurait pousser plus avant que n’a fait ce maître l’art prestigieux du vers. Cette nouvelle œuvre, comme les précédentes, étonne par son infaillible perfection.

J’ai dit que la grâce de l’Apollonide était une grâce, pieuse. Il y a, en effet, dans l’original ? grec un parfum de sanctuaire que le poète français a soigneusement conservé. Le héros est un prêtre adolescent, la scène un temple, chaque chœur une prière, le dénouement un oracle.

Euripide n’était pas religieux. Il était athée. Mais il était tout ensemble athée et mystique. Il excellait à peindre les jeunes religieux qui, comme Ion et Hippolyte, unissent à la beauté de l’éphèbe la pureté de l’ascète.

Au lever du jour, ce jeune Ion, vêtu de blanc et couronné de fleurs, descend les degrés du temple d’Apollon et dit, en cueillant un rameau de laurier symbolique :

 Ô laurier, qui verdis dans les jardins célestes,
 Que l’aube ambroisienne arrose de ses pleurs !
 Laurier, désir illustre, oubli des jours funestes,
 Qui d’un songe immortel sais charmer nos douleurs !
 Permets que, par mes mains pieuses, ô bel arbre,
 Ton feuillage mystique effleure le parvis,
 Afin que la blancheur vénérable du marbre
 Éblouisse les yeux ravis !
 Ô sources, qui jamais ne serez épuisées,
 Qui fluez et chantez harmonieusement
 Dans les mousses, parmi les lis lourds de rosées,
 À la pente du mont solitaire et charmant !
 Eaux vives ! sur le seuil et les marches pythiques,
 Épanchez le trésor de vos urnes d’azur,
 Et puisse aussi le flot de mes jours fatidiques
 Couler comme vous, chaste et pur !

Ô magie des beaux vers ! Nous voilà transportés par enchantement dans la sainte Athènes des poètes, des sculpteurs, des architectes et des philosophes.

Ce petit rocher de Cécrops fut longtemps rude, couvert d’idoles raides et peintes, qui souriaient mystérieusement. Là vivaient des hommes à la fois grossiers et magnifiques, qui portaient des cigales d’or dans leurs longs cheveux nattés et tout un peuple de matelots nourri d’ail et de chansons. Les femmes, encore sauvages, déchiraient sur la place publique les messagers des désastres. Un génie héroïque et barbare dominait la petite cité et pesait sur les formes trapues du vieux Parthénon que les guerres médiques devaient détruire.

La plus belle des choses humaines, le génie attique, éclata soudainement. Marathon et Salamine, la Grèce sauvée par les Athéniens, les trésors conquis sur les Perses, la Victoire ôtant ses sandales dorées pour s’asseoir dans sa cité d’élection ; une gloire si prompte, et tant de joie transformèrent Athènes, en firent la ville aux blancs frontons, aux colosses d’or et d’ivoire, la protectrice opulente des cités ioniennes, la belle rivale de Sparte, la patrie enfin dont les tragédies de Sophocle reflètent le génie harmonieux. Mais ces heures radieuses dureront peu. Ils passeront vite, les jours de modération dans la puissance, de simplicité dans la richesse, d’obéissance aux dieux, de paix sereine, au cours de cette vie attique, si riche et si rapide. Quand l’harmonie, quand les parfaits accords se seront tus, lorsque les troubles de l’esprit philosophique agiteront les fils des soldats de Marathon, que les droits de la personne seront imprudemment proclamés, que la science ruinera les préjugés utiles, que les dieux de la cité seront, attaqués par le raisonnement et vengés, par le poison, légal, qui sera le poète des jours inquiets ? Quelle figure anxieuse et mélancolique exprimera la pensée nouvelle ? Euripide.

S’il en faut croire une histoire qui commence comme un conte de nourrice, Mnésarque, fils de Mnésarque, était cabaretier et sa femme Clito était marchande d’herbes dans l’île de Salamine ; où ils s’étaient réfugiés devant les Perses de Xerxès. Clito devint mère et les pauvres époux mirent de grandes espérances sur l’enfant attendu. Le bon Mnésarque alla consulter le dieu sur un sujet si cher et le dieu répondit que cette destinée qui allait commencer au cabaret s’achèverait dans les honneurs « avec de douces et saintes couronnes » . L’enfant naquit dans la première année de la soixante-quinzième olympiade, le jour de la glorieuse bataille qui ensanglanta l’Euripe, et il fut nommé Euripide. Pour aider à l’accomplissement de l’oracle, les pauvres parents firent de leur fils un athlète. Les couronnes de l’arène étaient les seules qu’ils pussent imaginer. D’ailleurs, la Grèce honorait les athlètes. Comment la mâle, beauté des lutteurs n’eut elle pas été chère à un peuple adorateur de la forme humaine ? Seuls, les philosophes estimaient viles les gloires du pugilat, du pentathle et de la course :

— L’athlète, disaient-ils, ne peut nous être comparé, car au-dessus de la force des hommes et des chevaux est notre sagesse.

Euripide était enclin à la philosophie. Pourtant, s’il abandonnai l’arène, s’il cessa d’oindre ses membres d’huile, ce fut pour peindre à la cire sur des tablettes de bois et s’appliquer à dessiner, selon le goût hellénique, des formes pures, présentées sans raccourcis et sans perspective. Mais il n’exerça pas longtemps le cestre et les baguettes rougies au feu. Se tournant vers un autre art, il étudia la rhétorique sous Prodicos. Ce maître enseignait que rien, n’est absolu, qu’on nomme bon ce qui est agréable et mauvais ce qui déplaît. Négateur des dieux qu’adorait le vulgaire, il paya de sa vie sa sage impiété : Il but la ciguë. En entrant dans la maison de Prodicos, Euripide avait trouvé des esprits amis, des parents intellectuels. L’orgueil de la pensée, l’amour des raisonnements subtils, une impiété douce, sa propre nature enfin lui étaient révélés. Mais le vrai maître d’Euripide fut Anaxagore de Clazomène, qui enseignait à Athènes les doctrines ioniennes. Conformément à l’esprit de ces écoles, il recherchait le principe des choses et il croyait l’avoir trouvé dans ce qu’il appelait « nous », c’est-à-dire l’esprit. Les animaux, les plantes, le monde, tout, disait-il, est diversement pénétré de l’esprit. Par lui, les plantes connaissent et désirent : elles se réjouissent de porter des feuilles et s’affligent en les sentant mourir. L’esprit, qui détermine toute forme et toute pensée, a donné l’empire à l’homme en lui donnant deux mains. La contemplation de la nature, une soumission triste et fière aux lois éternelles, le sentiment de la puissance des choses et de la faiblesse de l’homme, voilà ce qu’Euripide jeune était fait pour comprendre à l’école de ce philosophe, profond dans l’observation des phénomènes et grand par la liberté de son esprit. La physique d’Anaxagore était tout à fait rationnelle. Du fils d’Hypérion, de « l’infatigable Hélios qui, traîné par ses chevaux, éclaire les hommes mortels et les dieux immortels », elle faisait un bloc incandescent, plus grand que le Péloponnèse. Pour elle, les vents n’étaient plus divins et résultaient d’une raréfaction soudaine de l’air. Anaxagore révéla la cause des éclipses aux Athéniens qu’il priva ainsi d’une terreur antique et chère. Accusé d’impiété, il fut sauvé de la mort par les larmes de Périclès. Les Athéniens l’exilèrent ou plutôt, comme il le disait, ils s’exilèrent de lui. Il se retira à Lampsaque. Sa dernière pensée fut bienveillante et révèle un vieillard souriant : il demanda que l’anniversaire de sa mort fût un jour de congé pour les écoliers. Il mourut à l’âge de soixante-douze ans ; et l’on croit qu’il sortit volontairement de ce monde, où il avait beaucoup pensé.

Son disciple, bien jeune encore, se révéla poète. La première année de la 81e olympiade, il fit représenter sa première tragédie sur le théâtre de Bacchus, qui, adossé au rocher de Cécrops, était éclairé par de véritables rayons de soleil.

L’élève d’Anaxagore y montra les actions humaines sous un aspect nouveau. Il fit passer dans le drame la philosophie dont il s’était nourri. Le destin pesait jusque-là sur la tragédie et l’enveloppait d’une obscure épouvante. Une puissance insaisissable, inintelligible, extérieure aux hommes, qu’elle livre en proie les uns aux autres ; des héros gigantesques attendant dans une fière immobilité, dans une tranquille horreur, l’heure fatale de tuer ou de périr, des meurtres héréditaires, des égorgements pompeux comme des hécatombes, telles sont les images dont le vieil Eschyle épouvantait les yeux, oppressait les poitrines des spectateurs. Sophocle lui-même, le plus parfait des poètes, le plus pur des tragiques, avait conçu le destin comme une force indépendante de l’homme. Euripide vint et plaça le destin de l’homme dans l’homme même. Il détermina les mobiles des actes. Le premier, il montra tout l’intérêt du travail de la vie, toute la beauté de ces maladies de l’âme, plus chères mille fois et plus précieuses que la santé, je veux dire, les passions.

Ayant épousé Choerina, fille de Mnésiloque, il vivait en bonne intelligence avec son beau-père, qui était un homme excellent et lettré, mais il souffrait cruellement de la mauvaise conduite de sa femme. L’ayant perdue, il en épousa une autre qui le fit souffrir de même. Elle se nommait Melito. Une teinte de tristesse est répandue sur toute la vie d’Euripide. Il allait parfois méditer ses tragédies dans son île natale. Oh montra depuis, à Salamine, une grotte où le plus ancien des poètes de la mélancolie rêvait dan ! l’ombre. Un Alexandrin a dit de lui, avec une élégante brièveté :

« Le disciple du noble Anaxagore était d’un commerce peu agréable : il ne riait, guère et ne savait pas même plaisanter à table, mais tout ce qu’il a écrit, n’est que miel et que chant de sirènes. »

Bien qu’il aimât à converser avec quelques amis, il se plaisait surtout au commerce des livres.

Il possédait une bibliothèque, chose rare et nouvelle à cette époque, où chacun ne prenait guère de poésie, de science ou de philosophie, que ce qui en sonnait dans l’air plein de parfums et d’abeilles. Son goût de la lecture était si vif qu’il comptait pour un des bienfaits de la paix de pouvoir « dérouler ces feuilles qui nous parlent et qui font la gloire des sages » . Son long visage, que nous représentent les bustes antiques, portait les sillons de la fatigue et du chagrin. Un front, plus, haut que large, des cheveux rares au sommet de la tête et tombant en boucles au-dessous des oreilles, de grands yeux pensifs, les coins de la bouche un peu tombants, tout était en lui d’un homme doux et triste, que la vie n’a point épargné.

Il était lié d’amitié avec Socrate qui enseignait alors la sagesse dans les boutiques des barbiers. Le fils de Phénarète, qui n’allait guère au théâtre, assistait pourtant à la représentation de toutes les tragédies d’Euripide On dit même qu’il participa à la composition de quelques-uns de ces poèmes. On ne saura jamais quelle est la part de collaboration de Socrate dans les drames d’Euripide. Mais il n’est pas impossible de reconnaître, avec M. Henri Weil, les traces de l’enseignement socratique dans plusieurs maximes du poète et notamment dans l’opposition qu’il faisait, dans sa Médée, de l’amour physique à cet autre amour bien préférable (disait-il) qu’inspirent les belles âmes et qui est une école de sagesse, de vertu.

On sait qu’Anaxagore fut réclamé plus tard par les sceptiques. Il leur appartenait du moins, en effet, par l’indifférence philosophique avec laquelle il considérait ce que le vulgaire nomme des biens ou des maux. Il mettait la sagesse dans l’impassibilité. Telle était aussi la philosophie d’Euripide. Il tenait la méditation pour le souverain bien.

« Heureux, disait-il, qui possède la science ! il ne cherche pas à usurper sur ses concitoyens, il ne médite pas d’action injuste. Contemplant la nature éternelle, l’ordre inaltérable, l’origine et les éléments des choses, son âme n’est ternie d’aucun désir honteux. »

Voilà, de belles et nobles maximes. Mais comme Prodicos, comme Anaxagore, comme Socrate, Euripide avait sur les dieux des pensées contraires aux vieilles maximes de la cité. Cet esprit scientifique et moderne constituait aux yeux des observateurs une dangereuse impiété. Tout trahissait en Euripide le mépris des conceptions divines et héroïques de l’Hellade. De là, les haines, les outrages, les périls. Enfin, il fallut ou fuir comme Prodicos, ou mourir comme Anaxagore. Le poète de la philosophie quitta Athènes et alla chercher auprès d’un tyran cette liberté que la démocratie ne lui donnait pas. Il mourut dans la demeure royale d’Archélaos.

Voilà qu’insensiblement j’ai conté la vie d’Euripide. Je ne vous dis pas, comme celui qui montre la lanterne magique, que si c’était à recommencer je vous la conterais de même. Je crois, au contraire, que je la conterais d’une façon un peu différente. Je ne dirais plus qu’Euripide a été athlète et peintre parce qu’en réalité on n’en sait rien. Une pierre antique nous le montre incertain entre deux femmes représentant, l’une la Palestre, l’autre la Tragédie. Mais il faudrait savoir si cette pierre est antique et si elle représente vraiment Euripide, et enfin si le graveur ne s’est point inspiré d’une légende. M. Heuzey, avec sa science sûre et charmante, nous le dirait. Moi je ne saurais. On montrait à Mégare des tableaux peints, disait-on, par Euripide ; mais disait-on vrai ? Certes, il faut avoir la manie de conter pour conter des histoires aussi incertaines que celle-là. Comme j’aurais bien mieux fait de renvoyer simplement le lecteur à la belle introduction que M. Henri Weil a mise en tête d’un choix de sept tragédies d’Euripide ! C’est là que parlé la science. Mais à l’exemple des Grecs, j’aime les contes et je me plais à tout ce que disent les poètes et les philosophes. La philosophie et la littérature, ce sont les Mille et une Nuits de l’Occident.



  1. L’Apollonide, drame lyrique en trois parties et cinq tableaux (d’après l’Ἴον d’Euripide), par M. Leconte de Lisle in-8, Lemerre, éditeur.