La Vie littéraire/1/M. Alexandre Dumas moraliste
M. ALEXANDRE DUMAS
MORALISTE[1]
M. Alexandre Dumas est un moraliste aussi bien qu’un dramaturge. Voilà quinze ans qu’il partage avec M. Renan les fonctions de directeur spirituel de la foule humaine. Mais que ces deux confesseurs sont de tempérament contraire ! M. Renan absout toujours. — Toutes les voies, nous dit-il, mènent au salut. — Il nous apporte chaque jour de nouvelles indulgences. N’a-t-il pas, à son dernier jubilé, le 1er janvier de cette année, pardonné par avance à M. Laguerre tous les maux qu’une politique étroite et violente attirera sur la France ? Si nous en croyons ce paisible conducteur de nos âmes, on ne peut échapper à la bonté divine et nous irons tous en paradis, à moins qu’il n’y ait pas de paradis, ce qui est bien probable.
Une telle doctrine n’a pu naître que dans un esprit large et souriant. J’en goûte la sérénité. Mais l’orgueil du commun des pécheurs s’accommode mal de tant de mansuétude. Tous tant que nous sommes, nous ne faisons bon marché ni de nos vertus ni de nos vices. Nous voulons que nos faiblesses mêmes paraissent considérables, et l’on nous fâche quand on nous dit qu’elles sont sans conséquence. Je sais des dévotes qui se flattent de donner à leur confesseur et à leur Dieu de terribles inquiétudes. Celles-là n’iront jamais à M. Renan. Il ne se trouble pas assez. Je ne lui cacherai point que son article sur Amiel lui a fait perdre, il y a deux ans, une partie de sa clientèle spirituelle. Il s’y était montré miséricordieux à l’excès. S’il ne nous demande presque rien, ont pensé les âmes pieuses, c’est qu’il ne nous croit pas capables de grand’chose. Il nous méprise. — Et il est de fait qu’on ne s’empare pas des consciences par la douceur. Il y avait, au dix-septième siècle, un chanoine de Saint-Cloud nommé Nicolas Feuillet. C’était un grand preneur d’âmes. Il s’adressait à des personnes simples et il leur persuadait qu’elles n’avaient, de leur vie, mis un pied devant l’autre ou seulement ouvert la bouche sans faire pleurer Dieu et les anges, et que leurs moindres pensées allumaient dans les légions infernales un rire inextinguible. Ces bonnes gens admiraient qu’ils eussent tant d’importance dans l’autre monde, quand on leur en donnait si peu dans celui-ci. Ils en concevaient un orgueil et une épouvante qui les jetaient dans toutes les fureurs de l’ascétisme. M. Feuillet les expédiait au ciel en deux ou trois ans au plus. Voilà un bon directeur spirituel, ou je ne m’y connais pas !
Je ne crains pas de dire que M. Alexandre Dumas procède plus de M. Feuillet que de M. Renan. Il nous présente de nos péchés une image grossie et colorée qui nous étonne, nous intéresse et nous trouble. Il nous montre plus grands et plus forts dans le mal que nous ne sommes réellement ; c’est par cette flatterie qu’il nous prend : elle lui suffit et il se garde bien de nous en faire d’autres. Les personnes pieuses ne s’offenseront pas, j’espère, si j’ai comparé M. Alexandre Dumas au chanoine de Saint-Cloud. On reconnaît généralement que l’auteur des Idées de Madame Aubray est un mystique. Il a vu la Bête et soufflé l’esprit de Dieu aux comédiennes du Gymnase et de la Comédie-Française. Il est vrai qu’il n’est pas catholique et qu’il ne professe aucune religion révélée. C’est même ce qui l’empêche d’être un saint. Car, ne vous y trompez pas, il y a en cet homme l’étoffe d’un saint, et plus d’un bienheureux dont on lit le nom sur le calendrier était bâti comme lui. Je ne parle pas des saints de la dernière heure, abâtardis et crasseux, d’un curé d’Ars ou d’un saint Labre, ou d’un Louis de Gonzague, dont la modestie était si grande, au dire de son biographe, qu’il ne pouvait sans rougir rester seul enfermé dans une chambre avec la princesse sa mère. Non, non, je pense aux saints de la première heure, à ces hommes apostoliques qui annoncèrent la bonne nouvelle aux peuples et dont le souvenir est encore empreint dans l’âme des races. Je pense surtout à ceux qui répandirent leur âme et leur sang sur notre sol antique et dont la terre de France crie encore les noms : Hilaire, de Poitiers ; Martin, de Tours ; Germain, d’Auxerre ; Marcel, de Paris. Ils avaient, ceux-là, la poitrine large et le souffle puissant ; ils portaient haut la tête. Ils abattaient des chênes et disaient des choses nouvelles. Eux aussi, ils savaient tout de la vie et ils étaient mieux faits pour conduire les hommes que pour servir de modèles aux petites demoiselles. Ils ne mettaient pas leur morale en pièces de théâtre, ayant de bonnes raisons pour ne point faire de comédies. Mais leur parole était pleine d’images. Ils y joignaient l’action. C’est un avantage qu’ils doivent à la rudesse de leur temps et qui les met absolument au-dessus de M. Alexandre Dumas. Il est apôtre comme eux. Mais ils furent de plus des soldats. Cela passe tout le reste. Je dois vous le dire, monsieur Alexandre Dumas : il y a quelqu’un dans votre famille que j’estime plus haut que vous, et ce n’est point votre père. Certes, votre père fut un homme prodigieux. Il vint, comme un bon géant, apporter à pleines mains des joujoux à ces pauvres enfants que nous sommes. Il fut gai, il fut bon ; il consolait les hommes en leur contant des belles histoires qui n’en finissaient pas. C’était une âme énorme et candide. Mais vous avez su donner à votre parole un sérieux que la sienne n’eut jamais : il m’a amusé et vous m’avez instruit. Je vous dois plus qu’à lui, c’est pourquoi je vous prise davantage. Le plus grand des Dumas, ce n’est ni lui, ni vous, c’est le fils de la négresse, c’est votre grand-père, c’est le général Alexandre Dumas de la Pailleterie, le vainqueur du Saint-Bernard et du mont Cenis, le héros de Brixen. Il offrit soixante fois sa vie à la France, fut admiré de Bonaparte et mourut pauvre. Une pareille existence est un chef-d’œuvre auquel il n’y a rien à comparer. On est heureux de descendre d’un tel homme. Il y a des chances pour qu’on en garde en soi quelque chose. Je suis tenté de croire que l’énergie dans le travail, l’absolue franchise et le courage à tout dire qu’on estime chez le troisième Alexandre lui viennent du premier.
Admirez par quelles voies Dieu (me voilà devenu mystique par contagion) donna un directeur laïque aux âmes de ce temps ! Une pauvre Africaine, jetée à Saint-Domingue dans les bras d’un colon, enfante un héros qui produit à son tour un colosse dont le fils élevé dans les théâtres de Paris, y remue les consciences avec une rudesse exemplaire et une audace inouïe. En morale, M. Alexandre Dumas fils n’a touché, il est vrai, qu’un point. Mais c’est le point d’où tout sort, c’est le principe universel. Il nous dit comment on naît et il nous montre que nous naissons mal ; il nous dit comment nous donnons la vie et il nous montre que nous la donnons mal, et il annonce la fin de notre monde, si l’on ne rend pas bien vite
À l’époux sans macule une épouse impollue.
Ce qu’il combat, ce qu’il poursuit partout, c’est le trafic honteux de l’amour. À l’en croire, publique ou cachée, la prostitution a tout envahi. Elle s’étale dans nos rues. Le mariage l’a installée avec honneur au foyer du riche. Il n’y a guère que chez quelques courtisanes qu’il ne la voit pas. C’est la Bête aux sept têtes, dont les diadèmes dépassent les plus hautes montagnes.
Elle va dévorer la France, l’Europe et le monde.
Le voyant l’a regardée en face. « Cette Bête, nous dit-il, était semblable à un léopard ; ses pieds étaient comme des pieds d’ours, sa gueule comme la gueule d’un lion, et le dragon lui donnait sa force. Et cette Bête était vêtue de pourpre et d’écarlate, elle était parée d’or, de pierres précieuses et de perles, elle tenait en ses mains blanches comme du lait un vase d’or, plein des abominations et des impuretés de Babylone, de Sodome et de Lesbos. Par moments, cette Bête, que je croyais reconnaître pour celle que saint Jean avait vue, dégageait de tout son corps une vapeur enivrante au travers de laquelle elle apparaissait et rayonnait comme le plus beau des anges de Dieu, et dans laquelle venaient, par milliers, se jouer, se tordre de plaisir, hurler de douleur et finalement s’évaporer les animalcules anthropomorphiques dont la naissance avait précédé la sienne. Ils s’évanouissaient alors spontanément avec une toute petite détonation. Autrement dit, ils crevaient, et il n’en restait plus rien qu’une goutte de liquide, larme ou sang, que l’air absorbait aussitôt. La Bête ne s’en rassasiait pas. Pour aller plus vite, elle en écrasait sous ses pieds, elle en déchirait avec ses ongles, elle en broyait avec ses dents, elle en étouffait sur son sein. Ceux-ci étaient les plus heureux et les plus enviés[2]… »
Voilà le monstre ! Tout ce que l’apôtre, le prophète peut dire pour nous rassurer, c’est que la Bête dévorera ce qui doit périr, ce qui est condamné à mort pour incapacité morale, et que les purs, les forts, les bons, ceux enfin qui sont dignes de vivre survivront seuls. C’est précisément ce que les darwiniens appellent la sélection naturelle. Mais elle agit lentement, et, à juger par ce qu’elle a produit jusqu’ici, on ne peut espérer qu’elle nous délivre prochainement des méchants et des imbéciles.
Oh ! que M. Dumas est un moins suave docteur que M. Renan ! Il ne s’attaque pas seulement à la Bête. Il en veut à l’amour lui-même, à l’amour tel que nous le menons d’ordinaire. Lebonnard conclut, dans la Visite de Noces, que « cela finit par la haine de la femme et le mépris de l’homme ». Et Lebonnard n’est point un sot. M. de Ryons se montre plus cruel encore quand il dit à Madame de Simerose : « M. de Montègre va vous faire du mal, puisqu’il vous aime. » Ce M. de Ryons est très fort. Il est l’ami des femmes, ce qui veut dire qu’il ne les aime pas. « Je me suis promis, nous dit-il, de ne donner jamais ni mon cœur, ni mon honneur, ni ma vie à dévorer à ces charmants et terribles petits êtres pour lesquels on se ruine, on se déshonore et on se tue, et dont l’unique préoccupation, au milieu de ce carnage universel, est de s’habiller tantôt comme des parapluies, tantôt comme des sonnettes[3]. » À merveille ! C’est ce que le sage Épicure avait coutume d’enseigner dans des livres qui sont malheureusement perdus. Son écolier Lucrèce apprit et répéta la leçon avec ardeur. M. de Ryons est à son tour un grand philosophe. Il y a une raison à cela : c’est qu’il n’est pas amoureux. Qu’il le devienne, et voilà sa philosophie et celle d’Épicure, et celle de Lucrèce, et celle de Dumas en pleine déroute ! Notre homme fort sera un homme faible et il donnera tout ce qu’il possède en pâture à un petit être, sonnette ou parapluie.
Oh ! je vois bien le mal. Le mal est que l’Amour est le plus vieux des dieux. Les Grecs l’ont dit. Quand il est né, il n’y avait encore ni justice ni intelligence au monde. Le malheureux ne trouva pas dans la matière cosmique de quoi se faire un cerveau, ni des yeux, ni des oreilles. Il naquit instinctif et aveugle, et tel il est né, tel il est encore, tel il restera toujours. Il travaille à tâtons. On l’a représenté comme un enfant ailé. C’est une flatterie. Sa vraie figure est celle d’un taureau acéphale. Loin d’être fils de Vénus, il en est le père. Jetez un coup d’œil sur ses travaux. Ils sont immenses. Il a tout produit, mais sans esprit, sans morale, sans intelligence. Il fabriqua d’abord des bêtes, et quelles bêtes ! des coquillages, des poissons, des reptiles. En ce temps-là, il vivait dans l’eau. Voilà comme il se préparait à ménager un jour les pudeurs et les délicatesses des jeunes filles de notre monde ! Améliorant par hasard, peu à peu, ses procédés, il obtint les marsupiaux, puis les vivipares. Les mammifères lui donnèrent beaucoup de peine et les singes restèrent longtemps son chef-d’œuvre. Pour faire l’homme après eux, il ne changea ni de nature ni de méthode. Il resta obscur, aveugle, violent et n’appela point l’esprit à son aide. Il ne l’appellera jamais. Et il aura raison, car la vie finirait bientôt s’il dépendait de l’intelligence de la semer sur la terre. Il est aveugle et il nous conduit. Tout le mal est là. Et c’est un mal éternel ; car l’amour durera autant que les mondes.
Nous faisons comme M. de Ryons, nous lui opposons notre volonté et nous le dominons quand il est plus faible que nous. Mais, chaque fois qu’il est le plus fort, il nous domine à son tour. C’est ce qu’on appelle la lutte contre la passion. L’issue en est fatale. Il en est de la volonté et de l’instinct comme des deux plateaux d’une balance. C’est le plus chargé qui penche.
Je ne sais si ma mythologie est bien claire, mais je m’entends ; elle revient à dire qu’il y a dans l’homme des forces obscures qui, antérieures à lui, agissent indépendamment de sa volonté et dont il ne peut pas toujours se rendre maître. Faut-il, pour cela, prendre la vie en haine et l’homme en horreur ? Non, le Taureau acéphale lui-même a du bon. Il n’en faut pas trop médire. En définitive, il a toujours fait plus de bien que de mal. Sans cela, il ne durerait pas. Il vaut ce que vaut la nature, qui, après tout, est plus indifférente que méchante. Je croirai même qu’ils ont, elle et lui, un idéal secret. Par malheur, ce n’est pas le nôtre, et j’ai tout lieu de croire qu’il est inférieur au nôtre.
Les hommes valent mieux que la nature. C’est là une vérité consolante et pleine de douceur, que je ne me lasserai jamais de répéter.
S’ils pouvaient donner au Taureau acéphale un peu de cœur et de cervelle, soyez sûrs qu’ils le feraient tout de suite.
M. Alexandre Dumas les croit pires qu’ils ne sont ; il a pour cela deux bonnes raisons : il est dramaturge et prophète.
Le théâtre ne vit que de nos maux et, depuis Israël, les prophètes n’ont annoncé que des malheurs : leur éloquence est à ce prix.
S’il a raison de dire que l’homme est brutal et que la femme est absurde, on peut lui répondre, avec le Perdican de Musset, qu’ « il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux êtres si imparfaits ».