La Vie littéraire/1/La Réception de M. Léon Say à l’Académie française
LA RÉCEPTION DE M. LÉON SAY
À L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Nous avons entendu jeudi, à l’Institut, la fourmi faire l’éloge de la cigale. La louange était piquante, inattendue, heureuse. Il faut dire aussi que la fourmi n’est pas ce que croit le fabuliste ; elle est économe de la fortune publique ; c’est ce qu’on appelle économiste ; elle est sage, elle est laborieuse, elle n’est point ingrate et elle sait qu’il ne faut point offenser la cigale, aimée des Muses. Cela revient à dire que M. Léon Say a parlé agréablement de ce bon Jules Sandeau, dont le souvenir est si aimable. Le nouvel académicien a dit aussi sur Edmond About des choses tout à fait intéressantes. Il s’est exprimé en homme de goût, avec une élégance naturelle et la vivacité d’une intelligence aiguë, qu’affina la pratique des affaires. Il ne s’est pas piqué de littérature plus qu’il ne convenait. Il n’est point tombé dans le travers de Philippe, roi de Macédoine, qui voulait s’entendre en chansons mieux que les chansonniers. Il a voulu rester l’homme qui goûte et qui sent. Il a bien fait ; car son goût est fin et son sentiment juste. Pourtant, je le contredirai sur deux points, parce que, s’il faut toujours dire la vérité, c’est surtout aux triomphateurs qu’on doit la faire entendre. Mon principal grief est qu’il a passé un peu lestement sur les romans de Sandeau ; il n’a même pas nommé la Maison de Penarvan. Je reviendrai tout à l’heure sur ce sujet. Mon second reproche s’applique à un certain portrait qu’il a fait incidemment, en quelques traits rapides, d’une inexactitude que je tiens pour exemplaire. Il nous a montré « un maître charmant, plein de tact et de mesure, un poète très fin, qui dit les choses sans appuyer, laissant ainsi à l’auditoire le plaisir de croire qu’il collabore, en l’écoutant, avec l’homme d’esprit qui a écrit la pièce »… En ce maître charmant, en le fin poète, en cet homme d’esprit, il veut nous faire reconnaître M. Émile Augier. J’y éprouve, pour ma part, quelque peine, et j’affirme que le portrait manque de ressemblance. Ce n’est pas que l’auteur du Fils de Giboyer soit dépourvu de finesse et de mesure ; mais ses qualités essentielles sont tout autres. Il ne dit pas les choses sans appuyer : il appuie au contraire avec une heureuse rudesse. Il est robuste, il est ferme ; il frappe juste et fort. Il a plus d’énergie que de grâce et plus de droiture que de souplesse. Ses créations ne laissent rien à deviner. Le maître les jette en pleine lumière. Elles n’ont rien d’inachevé, rien de mystérieux. On n’avait qu’à nommer la Vigueur et la Probité pour faire apparaître M. Émile Augier entre ses deux Muses. À Dieu ne plaise, monsieur Léon Say, que vous sachiez ces choses aussi bien que moi. À Rome, au temps de Néron, certain tribun des soldats, fils d’un honnête publicain, montrait dans l’administration militaire des talents qu’il avait précédemment exercés dans l’administration civile. Il était laborieux et sage, mais il dormait au théâtre. Il n’en parvint pas moins à la première magistrature de l’État. Je soupçonne M. Léon Say d’avoir quelquefois sommeillé de même au Théâtre-Français pendant qu’on jouait Gabrielle ou les Fourchambault. Il n’y a pas grand mal à cela et M. Émile Augier est le premier, j’en suis sûr, à lui pardonner. Les hommes d’État n’ont pas toujours le loisir de fréquenter les Muses ; il faut seulement qu’ils ne se brouillent pas avec elles, car ce serait se brouiller avec la grâce et la persuasion, et qu’est-ce, je vous prie, qu’un président du conseil sans la persuasion et la grâce ? Il faut beaucoup de choses pour gouverner, beaucoup de bonnes choses et quelques mauvaises. Ne vous y trompez pas : il y faut du goût. Sans le goût, on choque ceux mêmes qui n’en ont pas. Mon confrère et ami M. Adolphe Racot prête au héros de son dernier roman cette idée que, pour la conduite des hommes, le goût vaut l’intelligence et la probité. Je n’irai pas jusque-là ; mais il est vrai que le goût suppose la justesse de l’esprit, la délicatesse des sentiments et plusieurs fortes qualités dont il est la fleur.
M. Léon Say a du goût. Il y paraît dans l’élégante simplicité, dans la clarté abondante de sa parole.
Ses discours politiques, particulièrement ceux qui traitent de finances, sont d’un art achevé. Tout y semble facile. C’est un rare plaisir que d’entendre M. Léon Say à la tribune du Sénat. La voix est claire. Au début, elle semble un peu aigre. C’est justement ce qu’il faut pour qu’on sache gré à l’orateur de l’adoucir ensuite. Dès la seconde phrase, elle ne garde d’aigu que ce qu’il faut pour bien entrer dans les oreilles. Elle les mord sans les blesser. La diction, bien qu’aisée, n’est pas coulante à l’excès. M. Léon Say n’a pas cette parole savonnée qui glisse et ne pénètre pas. Certes, la tribune n’est pas faite pour les orateurs pénibles ; ceux-là font partager à leurs auditeurs la fatigue qu’ils éprouvent ; par une sympathie involontaire, on souffre de leur souffrance. Mais un orateur dont la parole est trop fluide et se répand d’un cours égal n’inspire, dans une Assemblée, qu’un intérêt superficiel. Il faut que celui qui parle paraisse chercher et choisir ses idées et ses paroles. La recherche doit être rapide et le choix sûr ; encore faut-il que l’un et l’autre se sentent dans quelques inflexions de la voix et dans certains ralentissements du débit. Il faut enfin que le travail de la pensée reste sensible au milieu de l’action oratoire. M. Léon Say a ce qu’on peut appeler la parole vivante. Il anime les abstractions ; il trouve, pour amuser et soutenir l’attention, plusieurs des ressources qu’avait M. Thiers. Il explique, il compare, il cite des exemples, il raconte des historiettes, il est familier, il pénètre dans l’intimité des choses. Il a ces finesses qui font un piquant contraste avec la rondeur de sa personne. S’il ne sait point s’échauffer, il ne dit rien qui exige de la chaleur. Comme il est toujours maître de son sujet, il le renferme dans les limites de son talent et il s’arrange pour n’avoir jamais besoin des qualités qui lui manquent.
Il intéresse avec des chiffres. C’est là un grand mérite. Quant à dire, comme on le fait si souvent, que c’est un tour de force, je m’en garderai bien, la louange serait fausse. Les questions financières sont par elles-mêmes aussi intéressantes que toutes les autres grandes questions. Pour être plus abstraites que d’autres, elles n’en sont pas plus arides. L’esprit trouve à les étudier une profonde satisfaction. Elles offrent aux déductions des bases solides et larges. Elles plaisent à la raison par leur exactitude et à l’imagination par leur étendue. Enfin, elles sont chose humaine. Elles appartiennent à l’homme par leur principe et par leur fin. Elles sont donc intéres santes par elles-mêmes et se prêtent naturellement au bien-dire. Il y a un bon style de finances comme il y a un bon style littéraire.
Mais je reviens à ma querelle. Je m’y obstine d’autant plus que c’est une mauvaise querelle. J’aurais voulu que M. Léon Say dit à Jules Sandeau, dans son aimable langage, — pourquoi ne pas l’avouer ? — tout ce que je voudrais dire moi-même. Au fond, nous ne reprochons jamais aux gens que de ne pas sentir et de ne pas penser comme nous.
C’est que, pour moi, Sandeau, c’est mieux encore qu’un délicat écrivain et qu’un romancier poète, c’est un souvenir d’enfance. Que de fois, en allant ou revenant du collège, je l’ai rencontré, ce brave homme dont la bienvenue souriait à tout le monde, sur les quais illustres où il était chez lui ; car ils sont la patrie adoptive de tous les hommes de pensée et de goût. L’excellent vieillard ! On peut dire de celui-là qu’il avait le dos bon, un de ces larges dos qui, visiblement, ont porté avec un naïf courage le fardeau de la vie et que les douleurs de l’âme ont courbé lentement. Il n’était point beau, ni guère brave en ses habits. Je lui connus longtemps un grand pardessus, devenu vert et jaune, qui remontait par derrière et pendait en pointe par devant. Avec cela, le chapeau sur l’oreille et un pantalon à la hussarde ; en sorte que la crânerie se mêlait chez ce vieillard à la bonhomie. Les braves gens ressemblent presque tous en quelque sorte à des soldats. Sandeau, avec ses yeux limpides, son gros nez rouge, sa rude moustache blanche, son air d’innocence, avait je ne sais quel air de capitaine en retraite. Je veux parler de ces vieux braves qui gardent dans le cœur et dans les yeux la candeur de l’enfance, parce qu’il n’ont jamais cherché à gagner de l’argent et qu’ils n’ont connu dans la vie que le devoir, le sentiment et le sacrifice. Toute la personne de Jules Sandeau respirait la bonté, et, quand la tristesse d’un deuil mortel s’imprima sur ses traits, il avait l’air encore du meilleur des hommes. Or, vous le savez, la douleur n’est bonne que chez les bons.
Pour dire vrai, si, quand j’avais quinze ans, je contemplais M. Jules Sandeau, sur les quais, avec tant d’intérêt et de curiosité, c’est qu’alors je lisais Marianna pendant la classe, derrière une pile de bouquins. Que l’honnête M. Chéron, mon professeur de rhétorique, me le pardonne ! Pendant qu’il m’expliquait Thucydide, j’étais aux genoux de madame de Belnave. Juste ciel ! quel feu s’allumait dans mes veines ! J’étais bien loin, monsieur Chéron, des verges en mi et des années de l’octaétéride dont vous nous faisiez le compte. J’étais ravi dans les sphères de la passion idéale ; j’aimais, j’aimais Marianna. Je souffrais par elle, je la faisais souffrir ; mais mon mal et le sien m’étaient chers. On m’a averti depuis que Marianna est un livre qui enseigne le devoir ; à quinze ans, il ne m’enseignait que l’amour. M. Léon Say dit que ce livre a vieilli. Il en parle avec détachement. On voit bien qu’il ne l’a pas lu, comme moi, entre les feuillets de son dictionnaire grec. Non ! non ! Marianna ne vieillira jamais pour moi. Mais, par prudence, je ne la relirai jamais.
Vous concevez, après ce que je viens de dire, que je ne pouvais rencontrer M. Sandeau aux abords du palais Mazarin sans frissonner des pieds à la tête. Il me semblait un être extraordinaire, marqué d’un sceau mystérieux. Ce que j’entendais chuchoter autour de moi, quand il passait, de son ardente amitié avec une femme illustre et de la mélancolie qu’il en avait gardée toute sa vie, me le rendait encore plus intéressant et plus extraordinaire. J’ouvrais de grands yeux avides pour voir cet être privilégié qui avait vécu dans des régions merveilleuses, inconnues, où je n’espérais point entrer jamais. Je reconnaissais bien qu’il n’était pas beau et qu’il avait l’air simplement d’un bon vieil homme. Pourtant, je l’admirais. J’éprouvais à le voir quelque chose comme le sentiment dont madame Bovary fut saisie en contemplant le vieillard qui avait été soixante ans auparavant l’amant de la reine. Voilà, me disais-je, voilà celui qui revient du pays de l’idéal. J’enviais ses souffrances. On est avide de souffrir à quinze ans.
Après cela, je ne dis pas qu’il ne faille donner raison à M. Léon Say. Marianna a vieilli et moi aussi. J’avais déjà perdu bien des illusions quand il m’arriva de lire les véritables chefs-d’œuvre de Sandeau, Mademoiselle de la Seiglière et la Maison de Penarvan. Ils ne m’ont pas troublé comme Marianna. La faute en est à moi et non à l’auteur. Du moins, ils m’ont paru gracieux. Ce sont des poèmes intimes dont les héros flottent, entre la réalité et l’idéal, dans une région moyenne, où il est délicieux de se promener. Et remarquez qu’il y a dans cet idéalisme autant et plus de vérité que n’en peut avoir le réalisme le plus scrupuleux. Sandeau a très bien saisi le caractère de l’époque qu’il a voulu peindre ; il a choisi avec un bonheur parfait ses personnages et son action. Balzac a peint aussi, et avec un génie incomparable, les types du siècle : l’acquéreur de biens nationaux, le colonel du premier empire, le vieux gentilhomme, etc., mais il ne les a pas fait mouvoir dans une action aussi simple ; il ne les a pas fixés dans des formes assez pures ; il ne les a pas enfermés dans un poème indestructible et parfait. Il les a éparpillés au long d’aventures infinies. Sandeau, moins puissant, a été plus heureux. S’il n’a embrassé que sous des aspects peu variés l’histoire sentimentale de l’ancien régime en face du nouveau, il a exprimé sa vision en des fables aussi aimables que sages.
Son talent lui était bien naturel et ne devait rien à l’étude. Sandeau, qui vivait dans les livres, n’en lisait guère. Ce brave homme n’était curieux que de sentir. Il y a dans l’étude des sciences un fonds d’orgueil et d’audace amère que cette âme paisible et douce ne connut jamais. On ne le voyait pas feuilleter de bouquins. Il laissait bien tranquilles ces nids à poussière dont s’échappent, comme des mites, dès qu’on les ouvre, le doute et l’inquiétude. Je n’offenserai pas sa mémoire en disant que, bibliothécaire de la Mazarine, il ne connut jamais très bien sa bibliothèque. Qui lui en ferait un grief ? Il avait de trop beaux livres dans la tête pour s’inquiéter de ceux qui chargeaient la salle où il siégeait à côté de Philarète Chasles.
On raconte à ce propos qu’un savant, qui travaillait à la Mazarine, consultait journellement la Bibliothèque du père Lelong. Il aurait pris lui-même ce livre, s’il lui avait été permis de le faire ; car il en savait bien la place. C’était pour se conformer au règlement qu’il le demandait au bibliothécaire. Un jour, le malheur voulut que le bibliothécaire fut Jules Sandeau. À la demande qui lui fut faite :
— La bibliothèque du père Lelong, répondit Sandeau, ce n’est pas ici, monsieur. Ici, c’est la bibliothèque Mazarine.
— Derrière vous, s’écria l’autre en allongeant le bras vers l’in-folio qu’il était pressé d’ouvrir.
— Derrière moi, c’est le Louvre, monsieur, répliqua doucement Sandeau.
Je me hâte d’ajouter que je ne crois pas un mot de cette histoire et que je ne la conte que pour l’amusement des bibliophiles, qui sont gens de bien.