La Vie et les Œuvres de Madame Desbordes-Valmore/Seconde conférence


SECONDE CONFÉRENCE


Mesdames et Messieurs,

J’ai raconté la vie de madame Desbordes-Valmore, marquée à peine par quelques rayons de bonheur, pleine, au fond, d’épreuves et de souffrances. J’ai montré la source où elle a puisé ses inspirations, c’est-à-dire son âme vive, tendre, ingénûment passionnée, et vous m’avez prêté une attention sympathique. Aujourd’hui, ce sont les œuvres de notre illustre concitoyenne qui défraieront notre entretien.

Je n’ai pas, croyez-le bien, la prétention de venir à propos des poésies de Marceline Desbordes, faire devant vous de la critique littéraire. Je ne m’occuperai pas d’examiner de point en point si elle a toujours exactement observé les règles de la poétique applicable aux divers genres qu’elle a traités ; je me garderai d’analyser et de discuter ses procédés de composition et de style, de signaler ici des défaillances, là de l’incorrection ou quelqu’obscurité : cela vous intéresserait médiocrement et m’écarterait de mon but. D’ailleurs, si jamais écrivain résista, par la nature de son talent, à l’analyse littéraire, c’est bien notre Desbordes-Valmore qui se doutait à peine que composer des vers fût un art, et chez l’inspiration venait toute spontanée sous le coup des événements de sa vie et des mouvements de son cœur. Dans ses œuvres donc, c’est Elle toujours, Elle avant tout, que nous chercherons.

La liste serait longue de toutes les publications de madame Desbordes-Valmore. De 1818 à 1855, elles, se succédèrent à des intervalles inégaux, sous des titres variés : Elégies, idylles, romances, poésies diverses, contes en vers pour les enfants, Nous avons d’elle, en outre, bon nombre d’ouvrages en prose, romans et contes, les Veillées des Antilles, une Raillerie de l’amour, l’Atelier d’un peintre, le Salon de Lady Betty, les Scènes de la vie de famille, les Anges de la famille, Jeunes têtes et Jeunes cœurs, etc.

On trouve dans les compositions en prose de madame Desbordes-Valmore, de l’esprit d’observation, beaucoup de sentiment, un style vif, élégant, souvent relevé par des traits d’une originalité piquante. Mais ne perdons pas de vue que notre époque abonde en romans où le talent d’écrire ne manque pas et qui sont d’une lecture attachante. Une âme de poëte, c’est plus rare. Ce don divin de la poésie a fait de madame Desbordes-Valmore la femme célèbre que nous honorons. Resserré dans d’étroites limites de temps, je ne m’occuperai que de ses poésies, qui ont charmé ses contemporains, qui sont véritables titres devant la postérité.

Il est une exception cependant que je devrai faire, et en faveur d’un simple conte pour les enfants, intitulé les petits flamands. L’amour de la terre natale et la force des souvenirs d’enfance sont deux traits singulièrement accentués de la physionomie poétique de madame Desbordes-Valmore. Pour ma part, je ne connais pas d’écrivain célèbre qui se soit plus identifié avec le lieu de sa naissance, et qui, jusqu’à son dernier jour, ait tourné vers la terre où fut son berceau un regard plus attendri. Le conte « Les petits flamands » est à lui seul toute une charmante galerie de tableaux d’intérieur : dans ces tableaux pleins de couleur locale et de vie, madame Desbordes a peint avec amour tout ce qui l’entourait aux jours de son enfance, la petite maison où elle vécut aimée et heureuse, les édifices qui frappaient ses regards autour du logis paternel, l’église, le cimetière, le vieux rempart, la tour sombre où apparaissaient derrière des barreaux de fer des figures de prisonniers, enfin les rues, les places, les champs, les bords riants de la Scarpe où elle allait courir et jouer avec ses jeunes compagnes, au sortir de l’école.

Dans l’esquisse du vieux Douai et du berceau de Marceline que je vais tracer d’après elle-même, passez-moi, je vous prie, quelques détails trop menus, quelques vulgarités sans doute. Si je me fais peintre en ce moment, veuillez vous souvenir que je suis de l’école flamande ; nécessairement, à ce titre, vous me trouverez excusable de serrer d’assez près la réalité :

Nous sommes en 1788. Devant nous, qui venons de la place d’armes de Douai, voici que s’ouvre largement, à l’est, la rue Notre-Dame. Sur le rang de droite, au-dessus de la porte d’une vieille hôtellerie, une enseigne aux vives couleurs attire nos regards. Cela nous représente un superbe sauvage, à la figure tatouée et terrible, et la tête empanachée de grandes plumes blanches ; fraîchement repeinte par les soins de l’hôtelier, cette portraiture est pour les petits garçons et les petites filles un objet en même temps d’effroi et d’admiration.

L’hôtelier de l’Homme sauvage, comme dit le populaire Douaisien, a un fils, qui un beau jour s’est fait soldat. On commence à en parler comme d’un garçon de belle espérance. En effet, quand sonnera l’heure où il faudra courir à la frontière, où le pays sera aux prises avec l’Europe coalisée, ce garçon là sous des chefs qui s’appelleront Kellermann, Hoche, Moreau, Napoléon, montrera vertu et talent militaires, conquerra pied à pied tous ses grades, se fera, pour son pays, cribler de blessures, depuis Valmy jusqu’à Austerlitz, et il sera le général Scalfort, une des illustrations guerrières d’une prodigieuse époque. Dans sa retraite, à Douai, au milieu de ses concitoyens, vieux soldat mutilé, il s’honorera encore par un trait héroïque : un jour d’émotion populaire, après le désastre de Waterloo, au moment où sera près d’éclater sur la place publique une collision sanglante, il se jettera entre le peuple et la garnison exaspérée, et la poitrine devant la bouche d’un canon, s’adressant à ses anciens compagnons d’armes, il s’écriera : « Amis, si vous tirez, c’est moi que vous frapperez le premier. »

Je n’ai pas résisté au plaisir de saluer en passant la vieille hôtellerie où est né un de nos héros légendaires ; j’arrive au logis de la petite Marceline : C’est la porte à côté de L’homme sauvage. Elle est restée à peu près la même, cette humble maison, et elle est bien reconnaissable à la niche qui la surmonte. Là était la madone vénérée devant laquelle Marceline et ses sœurs, les jours de fête allumaient pieusement de petits cierges, et qu’elles se plaisaient à entourer de guirlandes de feuillages et de fleurs.

La maison d’aujourd’hui ne nous regarde point ; mais celle où Marceline vint au jour, où elle fit ses premiers pas, celle qui, à ses yeux d’enfant, comme elle le dit quelque part elle-même, « paraissait grande et si belle, » c’est autre chose ; jetons-y donc un regard curieux, si vous le voulez bien.

Voici l’étroit corridor que la diligente mère de famille, fidèle aux traditions de la propreté flamande, a soin de laver à grande eau souvent. Entrons dans la première pièce, à gauche ; c’est la salle commune, avec son poêle de fonte dans l’âtre, une lampe de fer accrochée à l’un des piliers de la cheminée, un rouet près de l’une des deux fenêtres, et derrière la porte une horloge antique dont on entend le tic-tac sous sa longue gaîne de bois. Dans cette pièce, la vénérable aïeule va et vient, faisant le ménage et veillant sur le pot-au-feu. Cette jeune femme, assise à son rouet, c’est la mère de Marceline, véritablement belle, avec une magnifique chevelure blonde ; elle passe ses jours et de longues soirées à filer le lin. Les soyeux écheveaux qu’elle a préparés d’une main délicate sont renommés dans les Flandres parmi les tisseurs de batiste. Dans un coin, on aperçoit les premières marches en grès d’un escalier qui mène à une cave habitée, laquelle par un autre escalier s’ouvre sur la rue. Le ménage installé dans ce séjour souterrain se compose d’un mari, ancien tambour de régiment, présentement restaurateur de vieilles chaussures, une des fortes têtes du quartier, et d’une femme marchande de verdures, qui a son étal sur les premières marches. Cette cave, au double escalier, établit avec le dehors une communication auxiliaire dont profitent, à certains jours les gens de la maison (les enfants surtout), lorsqu’ils ont intérêt à sortir, ou à rentrer à la sourdine.

Au-dessus de la première pièce que je décrivais tout à l’heure, et qui est un peu basse de plafond, il existe une sorte d’entre-sol qui forme chambre pour les enfants. Dans cette chambre attiédie par la chaleur de l’étuve d’en bas se voient trois petits lits bien blancs et un berceau d’osier ; c’est le berceau de Marceline. Sur le mur, d’un côté est fixé un petit miroir que surmonte un rameau de buis bénit, de l’autre, sont quelques rayons où les enfants viennent prendre, à l’heure de l’école, le petit panier aux provisions, leurs livres et leurs cahiers, et où ils sont plus ou moins exacts à les venir déposer après la classe.

La deuxième pièce du rez-de-chaussée s’ouvre au fond du corridor et est éclairée sur la cour ; on l’appelle la chambre rouge. Elle doit ce nom à son carrelage soigneusement frotté et entretenu dans tout le vif de sa couleur primitive. D’habitude cette chambre demeure fermée à clé. Dans les grands jours, la famille s’y réunit. Les carreaux rouges sont alors saupoudrés de sable blanc. Un feu clair pétille dans la cheminée. La table est couverte d’une belle nappe, et ces jours-là, Marceline émerveillée admire, entre autres choses sur la table, des couverts d’argent et des bouteilles fluettes, transparentes, qu’on appelle en Flandre des religieuses, et qui laissent, sous leur verre mince, apercevoir un vin clairet, destiné à célébrer quelque fête de famille, ou l’arrivée extraordinaire d’un parent ou d’un ami.

Pour en finir avec la maison, jetons un coup d’ail sur la cour. Elle est étroite, peu visitée du soleil, mais ce puits qu’on aperçoit sur l’un des côtés, ne manque pas d’un certain caractère, au point de vue des habitudes locales. Il est mitoyen et fermé de chaque côté par un grand volet. Sa double margelle est comme une sorte de parloir établi entre les deux maisons qu’il dessert. C’est là que matin et soir, les ménagères, tout en puisant l’eau nécessaire aux besoins de l’intérieur, échangent entr’elles les nouvelles du jour, ou se font part mutuellement de leurs peines et de leurs griefs personnels.

À cent pas de la maison Desbordes, s’élève la masse imposante de la tour Notre-Dame, dans l’épaisseur de laquelle est ouverte une des portes de la ville. La partie supérieure de cette tour sert de prison militaire. Les murs de cette prison sont percés d’un étroit guichet et de quelques rares fenêtres armées d’un treillis de barres de fer. Nous verrons plus loin l’impression que faisait sur l’âme de Marceline quelque pâle figure de prisonnier entrevue à travers les barreaux.

Le rempart (« son vieux rempart » comme elle l’appelle), il est là avec sa ceinture de murailles datant du moyen âge, crénelées, flanquées de tours et portant encore les stygmates des boulets de Louis XIV. Que de fois s’échappant du logis paternel, Marceline accourt avec ses joyeuses compagnes pour grimper à l’envi sur les talus gazonnés et jouer à l’ombre des ormes séculaires !

Mais les lieux dont le souvenir est le plus vivant dans la mémoire et dans les vers de notre compatriote, c’est l’église Notre-Dame et son cimetière, tout voisins du logis paternel. Il est aisé de voir, à la lecture des Petits Flamands et de diverses poésies de madame Desbordes-Valmore, que, pour elle, il n’y a pas, comme pour nous, une seule Notre-Dame, à Douai, mais qu’il y en a deux. L’enfance de Marceline, ne l’oublions pas, répond à ces dix années qui ont vu des choses si disparates et de si étranges changements, je veux dire à l’espace de temps, renfermé entre 1786 et 1797. Marceline a un lointain souvenir qui lui représente une superbe église, resplendissante d’ornements et de pompes religieuses ; elle croit entendre encore les hymnes sacrés et la grande voix de l’orgue qui retentissaient sous les voûtes. Là, pour la première fois, elle s’est mise à genoux devant l’autel et elle a prié Dieu avec une naïve ferveur. Mais cette belle image semble se perdre dans la nuit. Voici qu’une autre bien différente la remplace : au fond de sa mémoire. Marceline revoit les mêmes lieux, les mêmes gothiques murailles ; mais ce ne sont plus que sombres nefs, nues, dégradées, silencieuses. La terreur révolutionnaire en a fait presque des ruines. Non loin du théâtre de guerres terribles, elles ont servi tantôt de magasins militaires, tantôt d’hôpital pour les blessés ; leur enceinte profanée est désormais livrée au premier venu. Les enfants eux-mêmes s’y hasardent dans leurs jeux, mais pour s’enfuir bientôt, au moindre bruit, le cœur serré d’un vague effroi.

Le cimetière Notre-Dame (il faut bien que je le dise pour être de tous points véridique), ne s’est jamais montré aux yeux de Marceline et de ses sœurs que sous un jour aimable. Dès qu’elles ont su faire leurs premiers pas, elles sont venues là jouer sur le gazon parmi les tombes. Si près de la maison paternelle, c’était comme leur jardin ; c’était leur lieu habituel de récréation. L’enfance ne comprend pas la mort ; elle ne sait pas accepter les idées tristes, même celles que le spectacle des tombeaux éveille si fortement chez l’homme plus avancé dans la vie. Dans les Petits Flamands, madame Desbordes-Valmore nous peint l’essaim de petites filles qui venaient, après l’école, au cimetière, s’asseoir et faire des bouquets, parfois même danser autour des tombes vertes. « Elles y portaient, dit-elle, leurs paniers d’école pleins de fruits, de pains d’alouette, d’herbes fines mêlées au beurre et au laitage choisi des jours de fête. On dressait l’innocent banquet sur une haute tombe. » Ailleurs les billes et les osselets retentissaient sur une dalle funéraire, ou bien la bande joyeuse prenait d’assaut la margelle croulante d’un vieux puits abandonné. Dans ce séjour de la mort, un seul objet glaçait parfois le sourire sur les lèvres de Marceline, quand ses regards s’arrêtaient sur lui : c’était, contre un des piliers de la vieille église, une grande figure de pierre, d’un travail rude, mais plein d’expression, qui représentait le Christ, les mains liées par des cordes, le Christ flagellé et couronné d’épines.

Je me suis bien attardé dans cette reproduction des lieux que Marceline a connus, fréquentés dans dans son enfance, et aimés, jusqu’à la fin, de toute son âme. Du moins cette photographie du vieux Douai, que j’ai cherché à faire aussi fidèle que possible, va nous aider, je l’espère, à bien saisir les différents traits tout empreints de couleur locale et de souvenirs d’enfance, dont abondent les poésies de madame Desbordes-Valmore. J’ai hâte maintenant de la laisser parler elle-même :

Écoutons-la raconter avec une naïveté charmante les excursions qu’elle faisait en compagnie de son frère Félix, dans une ruelle voisine de Notre-Dame, alors toute bordée de jardins, excursions entremelées de quelques tentations de maraude :

« En me haussant au mur dans les bras de mon frère,
Que de fois j’ai passé mes bras par la barrière
Pour atteindre un rameau…
… qui s’enfuyait toujours,
Quand nous allions chercher pour le repas du soir
Notre lait à la Cense, et longtemps nous asseoir
Sous ces rideaux mouvants qui fermaient la ruelle !
Hélas ! qu’aux plaisirs purs la mémoire est fidèle !
Errants dans les parfums de tous ces arbres verts,
Plongeant nos fronts hardis sous leurs flancs entr’ouverts,
Nous faisions les doux yeux aux roses embaumées. »

Mais voici qu’apparaît la figure du propriétaire fronçant le sourcil à la vue des petits indiscrets :

« Et nous ne partions pas à sa voix sans courroux.
Il nous chassait en vain ! l’accent était si doux !
En écoutant souffler nos rapides haleines,
En voyant nos yeux clairs comme l’eau des fontaines,
Il nous jeta des fleurs pour hâter notre essor ;
Et nous d’oser crier ! Nous reviendrons encor ! »

Dans l’élégie intitulée : La vallée de la Scarpe, madame Desbordes-Valmore s’adresse à son frère, qui a continué d’habiter la ville de Douai, tandis qu’elle, cédant à sa destinée, elle est forcée de vivre loin du pays natal, objet de son profond amour :

« Mon beau pays, mon frais berceau,
Air pur de ma verte contrée,
Lieux où mon enfance ignorée
Coulait comme un humble ruisseau !
… Un peu de ma vie ira-t-elle paisible
Se perdre sur la Scarpe au cristal argenté ?
Cette eau, qui m’a portée innocente et sensible,
Frémira-t-elle un jour sous mon sort agité ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Oh ! qui n’a souhaité redevenir enfant !
Dans le fond de mon cœur que je le suis souvent !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Il est doux en fuyant de regarder la rive
Où naguères l’on vint jouer avec l’espoir,
Là de la vague enfance un regret, qui sommeille
Dans les fleurs du passé, tout à coup se réveille ;
Il reparaît vivant à nos yeux d’aujourd’hui ;
On tend les bras, on pleure en passant devant lui.

Ce tendre abattement vous saisit-il, mon frère,
Le soir, quand vous passez près du seuil de mon père ?
Croyez-vous voir mon père assis, calme, rêveur ?
Dites-vous à quelqu’un : « Elle était là, ma sœur ! »

Eh ! bien, racontez-moi ce qu’on fait dans nos plaines.
Peignez-moi vos plaisirs, vos jeux, surtout vos peines.
Dans l’église isolée où tu m’as dit adieu,
Mon frère, donne encor à l’aveugle qui prie ;
Dis que c’est pour ta sœur, dis, pour ta sœur chérie ;

Dis que ta sœur est triste et qu’il en parle à Dieu.
Et le vieux prisonnier de la haute tourelle

Respire-t-il encor à travers les barreaux ?
Partage-t-il encor avec sa tourterelle
Son pain qu’avaient déjà partagé ses bourreaux ?
Cette fille de l’air à la prison vouée,
Dont l’aile palpitante appelait le captif,
Était-ce une âme aimante au malheur envoyée ?
Était-ce l’espérance au vol tendre et furtif ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Et lui, voit-il encor froide sentinelle
Attachée en silence au cercle de ses jours ?
D’une faute expiée est-ce l’ombre éternelle ?
Sur ses rêves troublés veille-t-elle toujours ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Oh ! que j’ai vu souvent ses yeux luire dans l’ombre,
Étonné qu’un enfant vint lui tendre les bras !
Il me montrait ses mains l’une à l’autre enchaînées.
Je les voyais trembler, pâles et décharnées.
Au poids de tant de fer joignait-il un remord ?
Est-il heureux enfin ? est-il libre ? est-il mort ?
Que j’ai pleuré sa vie !

Un de nos concitoyens, M. Romain Duthilleul, grand admirateur du talent et du caractère de madame Desbordes-Valmore, et qui était sûr de toucher chez elle la fibre sensible en lui envoyant un souvenir de sa terre natale, lui avait fait parvenir un bouquet de fleurs écloses à Douai. Voici un passage de la pièce de vers qu’elle lui adressa en réponse :

« Ô fleur du sol natal ! ô verdure sauvage !
Par quelle main cachée arrives-tu vers moi ?

Ô mon pays ! quelle âme aimante, à ton rivage,
A compris qu’une fleur me parlerait de toi ?
Quel charme m’environne, et quel Dieu rompt ma chaîne ?
La vie est libre encor !…, je lui pardonne tout.
Sol natal ! Sol natal ! Dans ta suave haleine,
Dans tes parfums, la vie a comme un autre goût.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Emporte-moi, souffle errant, doux génie,
Sur mon rempart tant chanté, tant aimé ;
Et que ma cendre un jour soit réunie
À l’humble terre où mon cœur s’est formé !…

Après de longues années d’absence, Marceline Desbordes est venue revoir sa ville de Douai. Son émotion fut profonde ; elle l’a exprimée dans une pièce de vers touchante, à laquelle elle n’a pas su donner d’autre nom que celui de tristesse.

« Vous aussi, ma natale, on vous a bien changée !
Oui, quand mon cœur remonte à vos gothiques tours,
Qu’il traverse rêveur notre absence affligée,
Il ne reconnaît plus la grâce négligée
Qui donnait tant de charme au maternel séjour.

Il voit rire un jardin sur l’étroit cimetière
Où la lune souvent me prenait à genoux ;
L’ironie embaumée a remplacé la pierre
Où j’allais, d’une tombe indigente héritière,
Relire ma croyance au dernier rendez-vous.

Tristesse ! après longtemps revenir isolée,
Rapporter de sa vie un compte douloureux,
La renouer malade à quelque mausolée,
Chercher un cœur à soi sous la croix violée,
Et ne plus oser dire : « il est là. » C’est affreux.


Douce église, sans pompe et sans culte et sans prêtre,
Où je faisais dans l’air jouer ma faible voix,
Où la ronce montait fière à chaque fenêtre,
Près du Christ mutilé qui m’écoutait peut-être,
N’irai-je plus rêver du ciel comme autrefois ?

Oh ! n’a-t-on pas détruit cette vigne oubliée
Balançant au vieux mur son fragile réseau,
Comme l’aile d’un ange aimante et dépliée ?
L’humble pampre embrassait l’église humiliée
De sa pâle verdure où tremblait un oiseau.

Notre-Dame, aujourd’hui belle et retentissante,
Triste alors, quel secret m’avez-vous dit tout bas ?
Et quand mon timbre pur remplaçait l’orgue absente,
Pour répondre à l’écho de la nef gémissante,
Mon frêle et doux Ave ne l’écoutiez-vous pas ?

« Madame Desbordes est un poëte si instinctif, si tendre, si éploré, si prompt à toutes les larmes et à tous les transports, si brisé et battu par les vents, si inspiré par l’âme seule, si étranger à l’école et à l’art qu’il est impossible, auprès d’elle, de ne pas considérer la poésie comme indépendante de tout but, comme un simple don de pleurer, de s’écrier, de se plaindre, d’envelopper de mélodie sa souffrance. »

C’est Sainte-Beuve qui la juge ainsi, qui fait ainsi ressortir le sincère et admirable cachet de son talent. Il ajoute : « Madame Desbordes est toute poëte par l’amour. » Nous venons de voir comme elle savait aimer même des choses inanimées, mais vivantes pour elle par les souvenirs, sa terre natale, sa maison, son berceau, tous les lieux où elle a marqué ses premiers pas et promené ses joies enfantines ; avec quel naïf amour ne s’attachera-t-elle pas aux premières âmes aimantes qu’elle rencontrera dans la vie, aux douces et gracieuses jeunes filles qui, parmi ses compagnes d’école et de jeux, viendront à elle avec les plus affectueux sourires ? Rose-Marie, Albertine, voilà celles qu’elle a aimées, enfant, de toute son âme, qui lui ont ont été ravies par l’éloignement, par la mort, mais dont bien longtemps après, elle redira encore les noms chéris dans des vers pleins de larmes.


LA GUIRLANDE DE ROSE-MARIE


« Te souvient-il, ma sœur, du rempart solitaire
Où nous cherchions, enfants, de l’ombrage et des fleurs,
Et de cet autre enfant qui passait sur la terre
Pour sourire à nos jeux, pour y charmer nos pleurs ?
Son dixième printemps la couronnait de roses.
Marie était son nom, Rose y fut ajouté.
Pourquoi ces tendres fleurs, dans leur avril écloses,
Tombent-elles souvent sans attendre l’été ?

Tu sais, ma sœur, tu sais qu’elle était belle.
Tous les enfants cherchaient à l’embrasser ;
Quand son regard venait nous caresser,
Pour la voir plus longtemps nous courions après elle,

Avec des cris d’amour nous arrêtions ses pas ;
Sa fuite dans nos bras n’avait plus de passage ;
Elle disait : « Cessez ; j’aimerai la plus sage. »
Et nous rompions sa chaîne et nous parlions plus bas.

Bientôt elle eut douze ans ; j’étais plus jeune encore,
Quand le malheur entra dans notre humble maison.
J’allai lui dire adieu ; sa voix frêle et sonore
Du haut du vieux rempart cria deux fois mon nom.
Elle avait dit : « Déjà !… » Sa surprise timide
À ce Déjà plaintif n’ajouta qu’un baiser.
Hélas ! elle pleurait. Sa joue était humide…
Et je pleurai longtemps sans pouvoir m’apaiser.

Marceline Desbordes dit quelques mots de son lointain et fatal voyage, où elle était

Comme un oiseau perdu loin du nid paternel.
Mais je reviens, je vole et je cherche Marie…
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Parmi tous les témoins de ma première aurore,
Le vieux rempart, les champs semblaient m’aimer encore,
Le soleil d’autrefois brillait sur mon chemin ;
Mais personne, ma sœur, ne me serra la main…
Les jeux avaient cessé pour moi, pauvre et craintive,
Et celle qui pleura de nos premiers adieux,
Qui m’eût tendu les bras dans sa pitié naïve,
Ne vint pas essuyer mes yeux.

J’ai trouvé dans un champ sa nouvelle demeure.
Je l’ai nommée encore en tombant à genoux.
Oh ! ma sœur, à douze ans se peut-il que l’on meure !
Quoi ! moins que sa guirlande elle a vécu pour nous !
L’herbe seule a voilé cette vierge endormie ;

Elle aimait les fleurs autrefois.
Tout est triste au tombeau de notre jeune amie ;
Son chapelet d’ivoire en orne seul la croix.

Plus désolés encore sont les vers qu’inspira à Marceline Desbordes le souvenir de sa chère Albertine. Ensemble elles avaient atteint l’adolescence, puis la jeunesse ; ensemble elles avaient connu les premières épreuves de la vie. Albertine était la confidente et le soutien de la pauvre Marceline à une époque où celle-ci avait bien besoin d’un coeur ami qui pût recevoir ses aveux, partager ses tristesses, relever son courage. Elle aussi lui fut enlevée par la mort. La perte d’Albertine avait laissé dans son âme un vide immense, une blessure profonde. Écoutons le cri de sa douleur dans l’élégie intitulée « Albertine » :

Que j’aimais à te voir, à t’entendre, Albertine !
À te deviner seule en écoutant tes pas !
Oh ! que j’aimais mon nom dans ta voix argentine !
Quand je vivrais toujours je ne l’oublîrais pas.

Albertine ! Albertine ! ô ma douce compagne,
Tes pas avant les miens se sont donc arrêtés ;
Tes cris qui m’appelaient par l’écho répétés
Ne m’attireront plus à travers la campagne !

Oh ! que c’est mourir jeune ! Un jour ta faible voix,
(Elle devenait faible et j’en étais troublée),
Ta voix me dit : « Bientôt, pour la première fois,
Je ne guiderai plus ta course désolée.

» Tu viendras seule alors à notre rendez-vous,
Sous le saule qui pleure au tombeau de mon frère,
Et de même bientôt tu pleureras sur nous.
Pour moi, près de Julien, il reste assez de terre ;
J’y songe tous les jours, on est bien dans la mort. »


Seule au monde aujourd’hui j’achève mon chemin.
Quand mon cœur est gonflé d’amertume et d’alarmes,
Tendre, tu ne viens plus le presser sous ta main ;
Tu n’y viens plus verser de l’espoir ou des larmes.

Personne, quand je suis assise tristement,
Ne vient tout près, tout bas m’appeler « son amie ; »
Ta seule ombre épiant ma douleur endormie
Vient me consoler un moment.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Ainsi toujours aimante et déçue, ou trahie,
Mes plus doux sentiments se fanent tour à tour ;.
Et l’amitié coûte à ma vie
Autant de larmes que l’amour.

Quelle vérité dans ces accents de la douleur ! À côté de ces vers où un cœur profondément ému exhale sans préparation et sans art le sentiment qui l’oppresse, combien une poésie de convention, avec les prétentions les plus habiles nous paraîtrait froide et sans force !

Je ne quitterai pas Albertine, objet pour Marceline Desbordes de si émouvants souvenirs, sans vous lire aussi un fragment d’une élégie où cette mémoire chérie arrache encore à la jeune fille poëte des vers empreints d’une navrante tristesse :


LE MAL DU PAYS


Je veux aller mourir aux lieux où je suis née.
Le tombeau d’Albertine est près de mon berceau,

Je veux aller trouver son ombre abandonnée ;
Je veux un même lit près du même ruisseau.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Oh ! quand je descendrai rapide, palpitante,
L’invisible sentier qu’on ne remonte pas,
Reconnaîtrai-je enfin la seule âme constante
Qui m’aimait imparfaite et me grondait si bas ?
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Oui, je reconnaîtrai tes traits pâles, charmants…
Oui, tu ne m’es qu’absente, et la mort n’est qu’un voile,
Albertine, et tu sais l’autre vie avant moi.
Un soir j’ai vu ton âme aux feux blancs d’une étoile ;
Elle a baisé mon front, et j’ai dit : « C’est donc toi ? »

Viens encor, viens ! j’ai tant de choses à te dire !
Ce qu’on t’a fait souffrir, je le sais ; j’ai souffert…
Ô ma plus que sœur, viens ! Ce que je n’ose écrire
Viens le voir palpiter dans mon cœur entr’ouvert !

Madame Desbordes a dit d’elle-même :

« À quelque chère idole en tout temps asservie… »

Sainte-Beuve, en peintre excellent de cette âme livrée tout entière au besoin d’aimer, de s’attacher à un autre être, de s’identifier avec lui par une tendresse sans bornes, nous la montre adorant une fleur, un arbrisseau, lui parlant à genoux, lui confiant ses peines, jouissant des mêmes printemps ou souffrant des mêmes vents d’hiver, puis il ajoute : « Jugez quand ce fut Lui !… » Oh ! Lui, l’idéal de ses rêves, Marceline l’a cherché, a cru l’avoir trouvé, l’a aimé de toute son âme ingénue et ardente. Elle a connu, ses vers le marquent en traits assez brûlants, le trouble, l’ivresse de la passion, les espérances infinies que par moments elle donne, puis sont venus les doutes, les soupçons, les noirs orages. Marceline s’est crue trompée, trahie ; elle n’a plus vu que l’horreur de l’abandon, de la solitude morale, du désespoir, et son cœur a éclaté en douleurs et en plaintes les plus désolées que jamais la langue poétique ait fait entendre. Vraiment je diminuerais à vos yeux celle dont nous sommes venus ici honorer ensemble la mémoire si je ne vous faisais pas entrevoir du moins cette autre Corinne dans l’élan de la passion, si par quelques citations je ne vous faisais juger des accents que l’amour arrachait à cette femme née, comme elle-même nous l’a dit, « pour aimer et souffrir. »

Commençant par les notes les moins vives, je vous demande d’écouter d’abord les jolies stances que Marceline adresse à une de ses amies, Pauline Duchambge. Cette amie, éprouvée par des chagrins d’amour, paraissait résolue à quitter le monde pour aller s’ensevelir dans un cloître. Marceline, qui connaissait ce même mal, était loin d’être convaincue de l’efficacité du remède. C’est ce qu’elle exprime avec autant de finesse que de sentiment dans les prudents conseils qu’elle envoie à son amie :

Quand tu pourrais, sœur morave,
Silencieuse à toujours,

Sous une loi morne et grave
Immobiliser tes jours,
Cesserais-tu, mon pauvre ange,
D’écouter vivre et souffrir,
Ton cœur, ce malade étrange
Qui n’a peur que de guérir ?

Quand sur le marbre et la pierre
Tu verserais l’oraison,
Pour évoquer la lumière
Qui rallume la raison ;
Quand ta voix éteinte au monde
S’enfermerait sans retour,
Une autre voix plus profonde
Te crierait encor : « Amour ! »

Reste au monde ; plaide encore ;
Ton procès n’est pas fini.
Pour un crime que j’ignore
L’amour tendre y fut banni.
Aime en vain. Donne et pardonne
À qui ne t’a pas compris.
Souris à qui t’abandonne.
Va ! l’on n’aime qu’à ce prix.

Un homme s’est rencontré dont Marceline n’a pu voir sans trouble les yeux attachés sur elle, dont elle n’a pu entendre sans tressaillements la voix caressante et émue. Et voici que cet homme a laissé entre ses mains un billet où respire un tendre amour ; ce billet, elle ne se lasse pas de le lire ; elle le serre sur son cœur. La nuit est venue cependant. Oh ! ce n’est pas le sommeil, c’est l’insomnie qu’elle invoque :

Je ne veux pas dormir. Ô ma chère insomnie,
Quel sommeil aurait ta douceur ?
L’ivresse qu’il accorde est souvent une erreur,
Et la tienne est réelle, ineffable, infinie.
Quel calme ajouterait au calme que je sens ?
Quel repos plus profond guérirait ma blessure ?
Je n’ose pas dormir… Non, ma joie est trop pure ;
Un rêve en distrairait mes sens.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Berce mon âme en son absence,
Douce insomnie, et que l’amour
Demain me trouve à son retour
Riante comme l’espérance.

Pour éclairer l’écrit qu’il laissa sur mon cœur,
Sur ce cœur qui tressaille encore,
Ma lampe a rallumé sa propice lueur,
Et ne s’éteindra qu’à l’aurore.
Laisse à mes yeux ravis briller la vérité ;
Écarte le sommeil, défends-moi de tout songe.
Il m’aime ! il m’aime encor ! Ô Dieu ! pour quel mensonge
Voudrais-je me soustraire à la réalité !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Les premières inquiétudes se sont éveillées dans l’âme de Marceline. Un jour c’est l’absence de celui qu’elle aime qui fait naître en elle de tristes pressentiments

« Attends-moi, » m’as-tu dit, j’attends, j’attends toujours.
L’été, j’attends de toi la grâce des beaux jours :
L’hiver aussi j’attends ! fixée à ma fenêtre,
Sur le chemin désert je crois te reconnaître.
Mais les sentiers rompus ont effrayé tes pas ;
Quand ton cœur me cherchait, tu ne les voyais pas.

Un peu plus tard, la jeune fille, avec un profond abattement, repasse dans sa mémoire ce qu’il était aux jours heureux, quand il savait prendre tous les dehors de l’amour passionné. Aujourd’hui, elle le croit insensible, et ces vers désolés lui échappent :

« Quand il pâlit un soir, et que sa voix tremblante
S’éteignit tout-à-coup dans un mot commencé,
Quand ses yeux, soulevant leur paupière brûlante,
Me blessèrent d’un mal, dont je le crus blessé ;
Quand ses traits, plus touchants, éclairés d’une flamme
Qui ne s’éteint jamais,
S’imprimèrent vivants dans le fond de mon âme…
Il n’aimait pas, j’aimais.

Plus de doute ! c’en est fait ! il est perdu pour elle… Et la pauvre Marceline épanche sa douleur infinie au sein d’une sœur qui l’aime :

« Ma sœur, j’ai vu la mort à la triste lumière
Qui passa tout-à-coup dans le fond de mon cœur,
Un soir qu’il m’observait, roulant sous sa paupière
Je ne sais quoi d’amer, de sombre et de moqueur.
Oh ! que l’âme est troublée à l’adieu d’un prestige !
L’épi touché du vent tremble moins sur sa tige,
L’oiseau devant l’éclair éprouve moins d’effroi :
Je sentis qu’un malheur tournait autour de moi,
Pour la première fois dans sa cruelle adresse
Jouant avec mon cœur qu’il déchirait… hélas !
Il parlait de bonheur sans parler de tendresse !
Il parlait d’avenir, et ne me nommait pas !

Sa main, qui refusait comme lui de m’entendre
S’éloigna de ma main ;

Ses yeux, qui tant de fois me priaient de l’attendre,
Ne disaient plus : Demain !
Pâle, presqu’à genoux, suppliante, craintive,
J’ai dit… je n’ai rien dit, mais on entend les pleurs ;
Et ce morne silence où parlent les douleurs,
Ce cri prêt d’entr’ouvrir le sein qui le captive,
Tout en moi, tout parlait… il n’a pas entendu !
C’en était fait, ma sœur !… De mes larmes suivie,
Je repris ma raison sans reprendre la vie,
J’écoutai… de ses pas le bruit s’était perdu ;
J’étais seule !

Mais son malheur n’est pas au comble, un jour, devant elle, un fâcheux personnage, qui se donne pour le confident de celui qui l’a délaissée, s’en vient rapporter, étaler les preuves de son infidélité ; alors, maudissant l’Indiscret, elle s’écrie :

Faut-il qu’un nom trop cher puisse m’atteindre encor,
Pour m’apprendre, nouvelle affreuse !
Que j’étais seule malheureuse,
Et qu’on m’oublie avant ma mort !

Du plus sincère amour quel châtiment terrible !
Je n’étais pas aimée !… ô confidence horrible !
Il a parlé longtemps. Mes yeux gonflés de pleurs,
Se détournaient en vain de ses lèvres légères,
Dont le souffle éteignait mes erreurs les plus chères
Et dont le rire affreux outrageait mes malheurs.
Lui n’a vu mon effroi, ni ma pâleur extrême ;
L’indiscret n’a point d’âme.
 · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

Ah ! j’aurais dû crier : C’est moi… je l’aime… arrête !
Par ton Dieu, par ta mère et tes premiers amours,

Dis qu’il n’est point parjure ; oh ! dis-le ! je suis prête
À t’entendre, à tout croire, à t’écouter toujours…
Mais non, il n’a pas vu ma main, faible et glacée
Rassembler mes cheveux pour voiler mon affront ;
Il n’a pas vu la mort, par lui-même tracée,
Sous le bandeau de fleurs qui tremblaient sur mon front,
Aveugle ! il n’a pas vu se troubler et s’éteindre
Mon œil longtemps fermé !
Quand j’ai dit : « Se peut-il ? »… ma voix n’a pu l’atteindre…
Il n’a donc pas aimé !…

L’amour malheureux tient une place immense dans la poésie de Marceline Desbordes, miroir toujours fidèle de sa vie et de son cœur. Rien ne peut la consoler ; ni le temps écoulé, ni les incidents de son existence précaire et agitée ne la distraient même de ses affections brisées, de son bonheur perdu. À toute occasion, dans ses épanchements les plus familiers, sa tristesse déborde, sa plainte douloureuse trouve des accents qui dominent tout. Cette effusion d’une inguérissable souffrance se voit surtout dans les Lettres à Délie qui comptent parmi les œuvres exquises de Marceline Desbordes.

Délie ! la femme désignée sous ce pseudonyme paraît avoir exercé sur la jeune destinée de Marceline une grande et maligne influence. Elle est belle, de formes séduisantes, très-entourée d’hommages, et toujours parfaitement maîtresse de son cœur. Je crois voir en elle quelque reine de théâtre, fort expérimentée, aimable au plus haut point quand il lui plaît de l’être, amie peu sûre, dangereuse conseillère.

Dans une de ses épitres, Marceline compare son délaissement et sa douleur à la sérénité radieuse de Délie au milieu de ses triomphes : Elle lui dit :

 « Du goût des vers pourquoi me faire un crime ?
Leur prestige est si doux pour un cœur attristé !
Il ôte un poids au malheur qui m’opprime,
Comme une erreur plus tendre il a sa volupté.

Légère, libre encor, d’hommages entourée,
Dans les plaisirs coulent vos heureux jours,
Et paisiblement adorée
Vous riez avec les amours.
Ah ! loin de la troubler qu’ils charment votre vie !
Que pour vous le printemps soit prodigue de fleurs ;
Que tout prenne à vos yeux ses brillantes couleurs !

Riez, riez toujours, ô volage Délie !
Abandonnez vos nuits aux songes les plus doux ;
Qu’ils soient de vos beaux jours une image fidèle !
À force de bonheur soyez encor plus belle,
Et qu’au réveil l’Amour vous le dise à genoux !

Mais quoi ! Si vous trouviez un rebelle à vos charmes,
Après mille serments s’il trahissait vos vœux,
La douce flamme de vos yeux
S’éteindrait bientôt dans les larmes.
Vous sentiriez alors le besoin de rêver,
De livrer au hasard votre marche incertaine,
De ralentir vos pas au bruit d’une fontaine,
Et d’y pleurer les maux que je viens d’éprouver.
N’enviez plus à votre amie
Un plaisir aussi douloureux.
Ravir la plainte aux malheureux,
C’est leur dire : « Quittez la vie. »

Des révélations dont nous n’avons pas le secret sont venues dessiller les yeux de la pauvre Marceline. Délie ne lui apparaît plus que comme une amie perfide et la complice de celui qui a abusé son cœur. Ensemble ils l’ont trahie. Son âme honnête se révolte, et pour faire honte de leur crime aux coupables, elle trouve des accents de fierté indignée d’une énergie peu commune.

« Oui, cette plainte échappe à ma douleur :
Je le sens, vous m’avez perdue !…
Vous avez malgré moi disposé de mon cœur ;
Et du vôtre jamais je ne fus entendue.

Ah ! que vous me faites haïr
Cette sainte amitié qui coûte tant de larmes !
Je n’étais point jalouse de vos charmes ;
Cruelle ! de quoi donc vouliez-vous me punir ?

Vos succès me rendaient heureuse ;
Votre bonheur me tenait lieu du mien ;
Et quand je vous voyais attristée ou rêveuse,
Pour vous distraire encor j’oubliais mon chagrin.

Mais ce perfide amant dont j’évitais l’empire,
Que vous avez instruit dans l’art de me séduire,
Qui trompa ma raison par des accents si doux,
Je le hais encor plus que vous.

Par quelle cruauté me l’avoir fait connaître ?
Par quel affreux orgueil voulut-il me charmer ?
Ah ! si l’ingrat ne peut aimer,
À quoi sert l’amour qu’il fait naître ?

Je l’ai prévu ; j’ai voulu fuir,
L’amour jamais n’eut de moi que des larmes ;

Vous avez ri de mes alarmes
Et vous riez encor quand je me sens mourir.

Grâce à vous, j’ai perdu le repos de ma vie ;
Votre imprudence a causé mon malheur ;
Et vous m’avez ravi jusques à la douceur
De pleurer avec mon amie.

Laissez-moi seule avec mon désespoir.
Vous ne pouvez me plaindre, ni m’entendre.
Vous causez la douleur, sans même la comprendre ;
À quoi me servirait de vous la laisser voir ?

Victime d’un amant, par vous-même trahie,
J’abhorre l’amitié, je la fuis sans retour ;
Et je vois à sa perfidie
Que l’ingrate est sœur de l’amour.

Mais un grand changement s’est fait dans la vie de madame Desbordes-Valmore. Désormais elle va se présenter à nous sous un tout autre aspect : aux orages de la passion, au déchirement du cœur ont enfin succédé des jours paisibles, des joies sereines. Les plus douces affections remplissent l’âme de Marceline ; elle est épouse aimée ; elle est mère heureuse. Son mari, il est vrai, assujetti aux pénibles conditions de sa carrière d’artiste dramatique est souvent obligé à une vie nomade, il faut alors qu’il emmène en de lointains voyages sa jeune femme et ses enfants au berceau. Mais Marceline, pour suivre partout celui qu’elle aime, a un cœur vaillant ; elle accepte, le sourire aux lèvres, les peines et les fatigues de la vie errante. Comme la simplicité et la force du dévouement, conjugal : se montrent bien dans les stances suivantes, composées au moment où il faut se résoudre à un nouveau départ !

« Viens, mon jeune époux,
Quittons ce rivage ;
Viens, j’ai du courage,
Et te suivre est doux.
Au temps où tout passe,
Confions nos maux,
Il faut peu d’espace
Pour un long repos.

Sur ton cœur de père
Prends ton premier-né.
Au bonheur, j’espère,
Dieu l’a destiné.
Quand l’homme est en proie
Au dédain du sort,
Son enfant, sa joie,
Lui sourit encor.

Laisse-moi mes filles,
Prix de mes douleurs ;
Des humbles familles
Elles sont les fleurs.
Leur tendre sourire,
L’azur de leurs yeux
Semblent-ils pas dire :
« Nous venons des cieux. »

Quand les hirondelles
Affrontent le vent,
Leurs petits près d’elles
Voltigent souvent.
Quittons ce rivage,
Viens, mon jeune époux,

Viens, j’ai du courage,
Et te suivre est doux.

Le bonheur d’une mère est fragile. Un jour, une heure peuvent changer les plus douces joies en une douleur inconsolable. Madame Desbordes-Valmore, je l’ai déjà dit, a connu ces terribles épreuves. Successivement elle s’est vue arracher par la mort ses deux premiers-nés, sa plainte maternelle s’est exhalée bien souvent dans ses vers ; avec quelle vérité bien au-dessus de toutes les habiletés de l’art, avec quel sentiment pris au plus profond de son cœur, vous allez en juger :

LES REGRETS

« … Cet enfant, cet orgueil de mon âme,
Je ne le devrai plus qu’aux erreurs du sommeil.
De ses beaux yeux j’ai vu mourir la flamme
Fermés par le repos qui n’a point de réveil.

Comme échappé du ciel il passa dans le monde ;
D’un ange il y montra la forme et les attraits.
Pour payer ce moment de douceur sans seconde,
Mes pleurs doivent couler pour ne tarir jamais.

Tu t’es enfui, doux trésor d’une mère,
Gage adoré de mes tristes amours ;
Tes beaux yeux en s’ouvrant un jour à la lumière
Ont condamné les miens à te pleurer toujours.

À mes transports tu venais de sourire,
Mes bras tremblants entouraient ton berceau ;

Le sommeil me surprit dans cet heureux délire…
Je m’éveillai sur un tombeau !

Moment affreux dont je suis obsédée,
Pour vous tracer, je n’ai force ni voix.
Faut-il le perdre, à toute heure, en idée ?
Mon Dieu, pour en mourir c’est assez d’une fois ! »

Mère une seconde fois, madame Desbordes-Valmore voyait avec bonheur grandir son enfant. C’était un fils ; déjà il avait de cinq à six ans. Elle le croyait sauvé des dangers de la première enfance ; mais, à son tour, il est frappé ! Après de terribles alternatives, la malheureuse mère voit mourir son fils dans ses bras… Anéantie dans sa douleur, voici qu’elle se rappelle, en frémissant, un rêve que le pauvre petit, un matin, était venu ingénûment lui raconter ; elle s’écrie :

LE RÊVE DE MON ENFANT

« Oh ! moitié de ma vie à ma vie arrachée !
Viens ; redis-moi ton rêve, il m’a prédit ton sort.
Que ta plainte une fois de mon cœur épanchée
Rappelle un jeune Cygne à son doux chant de mort,
« Écoute, m’as-tu dit, écoute mon beau songe. »
(Le premier, le dernier qui berça ton sommeil ;
De ce récit confüs, prophétique mensonge,
Cher innocent, tu vins saluer mon réveil.)
« Écoute ; je dormais ; j’avais dit ma prière.
J’ai vu venir à moi deux anges. Qu’ils sont beaux !
Je voudrais être un ange !…
… L’un d’eux a dit : « mon frère,

Nous venons te chercher ; veux-tu nous suivre ! » — Oh ! oui.
Je veux vous suivre. On chante… Est-ce fête aujourd’hui ?
― C’est fête ; viens chercher des parures nouvelles. » ―
Et mes bras s’étendaient pour imiter leurs ailes ;
Je m’envolais comme eux ; je riais… j’avais peur !
Dieu parlait. Dieu pour moi montrait une couronne ;
C’est aux enfants chéris que sa bonté la donne ;
Et Dieu me l’a promise ; et Dieu n’est pas trompeur.
J’irai bientôt le voir ; j’irai bientôt… — Ma vie !
Où donc étais-je alors ?… — Attends… je ne sais pas…
Tu pleurais sur la terre où je t’avais suivie. ―
― Tu me laissais pleurer ! — Je t’appelais tout bas…
― Tu voulais me revoir ? — Je ne pouvais, ma mère ;
Dieu ne t’appelait pas. » Un froid saisissement
Passa jusqu’à mon cœur ; et cet être charmant
Calme rêvait encor sa céleste chimère.

Dès lors un mal secret répandit sa pâleur
Sur ce front incliné qui brûlait sous mes larmes.
Je voyais se détruire avant moi tant de charmes,
Comme un frêle bouton s’effeuille avant la fleur ;
Je le voyais… et moi, rebelle, suppliante,
Je disputais un ange à l’immortel séjour.
Après soixante jours de deuil et d’épouvante,
Je criais vers le ciel : « Encore, encor un jour ! »
Vainement. J’épuisais mon âme tout entière.
À ce berceau plaintif j’enchaînai mes douleurs.
Repoussant le sommeil et m’abreuvant de pleurs,
Je criais à la mort : « frappe-moi la première ! »
Vainement. Et la mort, froide dans son courroux,
Irritée à l’espoir qu’elle accourait éteindre,
En moissonnant l’enfant ne daigna pas atteindre
Sa mère expirante à genoux.

Mais c’est assez de ces tableaux de douleur et de deuil, dont rien ne dépasse la vérité navrante.

Si l’âme de madame Desbordes-Valmore se montrait tout entière dans l’élégie, son esprit délicat et flexible lui a permis d’ailleurs de se distinguer dans d’autres genres. Elle a produit une foule de jolies romances que notèrent les compositeurs les plus en renom, et « qui furent, dès les premiers jours, nous dit Sainte-Beuve, sur toutes les lèvres de 15 ans, » il ajoute :

« Ces délicieuses romances :

Douce chimère…
Vous souvient-il de cette jeune amie ?…

Qui réveillent pour la génération d’alors les plus frais parfums de jeunesse, et font naître une larme en souvenir des printemps, sont encore sues des mémoires fidèles. On a oublié qu’on les doit à madame Valmore. »

Elle savait peindre avec charme les beautés de la nature agreste, et prendre le ton naïvement délicat de l’idylle. Quelques-unes de ses idylles furent goûtées à ce point que l’on a dit d’elle : « C’est l’André Chénier femme. » L’éminent critique qui relève ce jugement ajoute : « avec moins d’art incomparablement, elle a la source de sensibilité plus intime, plus profonde. »

Enfin madame Desbordes-Valmore qui adorait les enfants a beaucoup écrit pour eux. Plusieurs de ses contes en vers seront longtemps lus et relus dans l’intérieur des familles. Elle y a mis toute la grâce de son esprit, et mieux que cela, tout son cœur maternel. Pour nous distraire de tant d’images sombres qui nous passaient tout à l’heure sous les yeux, écoutons madame Desbordes nous racontant le coucher d’un petit garçon :

Couchez-vous, petit Paul ; il pleut ; c’est nuit, c’est l’heure.
Les loups sont au rempart ; le chien vient d’aboyer.
La cloche a dit : « Dormez ! » Et l’ange gardien pleure,
Quand les enfants si tard font du bruit au foyer. »

— Je ne veux pas toujours aller dormir, moi ! j’aime
À faire étinceler mon sabre aux feux du soir ;
Et je tûrai les loups, je les tûrai moi-même. —
Et le petit méchant, tout nu, vint se rasseoir.

» Au colombier fermé nul pigeon ne roucoule ;
Sous le cygne endormi l’eau du lac bleu s’écoule ;
Paul, trois fois la coureuse a compté ses enfants ;
Son aile les enferme ; et moi, je vous défends.

» La lune qui s’enfuit, toute pâle et fâchée,
Dit : « Quel est cet enfant qui ne dort pas encor ? »
Sur son lit de nuage elle est déjà couchée ;
Au fond d’un cercle noir la voilà qui s’endort.

» Le petit mendiant, perdu seul à cette heure,
Rôdant avec ses pieds las et froids, doux martyr,
Dans la rue isolée où sa misère pleure,
Mon Dieu ! qu’il aimerait un lit pour s’y blottir ! »

Et Paul qui regardait encor sa belle épée,
Se coucha doucement…
Et sa mère bientôt ne fut plus occupée
Qu’à baiser ses yeux clos, par un ange assoupis.

Je crains d’avoir abusé des citations, et je me sens entraîné cependant à vous lire encore une partie de l’épitre intitulée : « À mes enfants. » Ce petit poème, à mes yeux, résume fidèlement la destinée de madame Desbordes-Valmore et les motifs habituels de ses touchantes mélodies : résignation à sa vie errante, mélancolie, tendresse maternelle, puissance des souvenirs, élans du cœur.

Après un séjour de quatre années, il lui faut dire adieu à Bordeaux, à cette ville qu’elle aime. Son mari est appelé au loin ; elle est prête à le suivre ; mais toute préoccupée de ses enfants au berceau, dans sa tristesse, elle s’adresse à eux, elle leur dit :

Oui, nous allons encor essayer un voyage…
À l’ombre de ma vie abritez votre sort ;
Innocents pélerins, suivez ma destinée.
Dans la vôtre, (Que Dieu rende plus fortunée !)
Allez cueillir des jours libres et triomphants :
Moi, je bénis les miens ; vous êtes mes enfants !
Le mortel le plus humble est fier de son ouvrage.
Combien ce tendre orgueil m’a donné de courage !
Oh ! que de fois sensible et vaine tour à tour,
J’ai pensé qu’une reine envîrait ma fortune !
Et je plaignais la reine en sa gloire importune.
Elle est à plaindre ; elle a d’autres soins que l’amour.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Mais par le monde errante, et partout étrangère,
À vos berceaux de mousse à la hâte formés,
Seule, ardente à veiller mes amours tant aimés,
J’ai trouvé l’heure agile et ma tâche légère.

Et vous, enveloppés de pavots frais et purs,
Vous laissez votre vie à ma garde attentive.
· · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Il faut partir. Ce toit qu’il fut doux d’habiter,
Qui nous couvrit l’hiver, il faut donc le quitter !
Toujours quelque lien se rompra dans l’absence.
Je suis comme le lierre arraché malgré lui ;
J’aimai si longtemps la présence
De ce que je quitte aujourd’hui !
Quoi ! toujours effleurer des rives orageuses !
Quoi ! poursuivre sans cesse un fuyant horizon !
Qui n’a quelque pitié des brebis voyageuses
Laissant à chaque haie un peu de leur toison !
Oh ! que de fils brisés dans ma trame affaiblie !
Que d’adieux recelés dans le fond de mon cœur !
Déjà, je sais déjà comment fuit le bonheur,
Je ne sais pas comme on l’oublie.

Aux coteaux de Lormont j’avais légué ma cendre.
Lormont n’a pas voulu d’un fardeau și léger ;
Son ombre est dédaigneuse au malheur étranger,
Dans la barque incertaine il faut donc redescendre !
Venez, chers Alcyons, pressez-vous sur mon cœur,
Jetez un tendre adieu vers la rive sonore ;
Je le sens, quelque vœu nous y rappelle encore,
Quelque regard nous suit plein d’un trouble rêveur.
Adieu… Ma voix s’altère, et tremble dans les larmes.
Enfants, jetez vos voix sur l’aile des zéphirs ;
Dites que j’ai pleuré, dites que mes soupirs
Retourneront souvent à ces bords pleins de charmes.
Là de quatre printemps j’ai respiré les fleurs.
Ainsi partout des biens, ainsi partout des pleurs !
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·

En 1860, un an après la mort de madame Desbordes-Valmore, un volume de ses poésies inédites paraissait à Genève. Au milieu des plus pénibles soucis, cette femme au cœur inépuisable, avait bien des fois ravivé la source de ses inspirations. Les vers qu’elle laissait alors négligemment tomber sur quelque feuille détachée, soit au souvenir de ses anciennes douleurs, soit sous l’impression des faits de chaque jour, s’étaient accumulés devant elle ; dans sa modestie profonde et comme désintéressée de sa gloire, elle n’avait pas songé à les publier. A. sa mort, M. Révilliod, un Genevois, ami des lettres, professant un vrai culte, pour une mémoire qui avait tous ses respects et son admiration, s’empressa de recueillir et de publier ces poésies posthumes. Les critiques les plus autorisés les eurent en grande estime, ils remarquèrent que si c’était encore la verve attendrie et saisissante des premiers chants, il s’y trouvait la marque du travail et un art caché qui rendaient plus entiers l’essor et l’effet poétiques.

Je ne résiste pas au plaisir d’emprunter aux oeuvres posthumes de Madame Desbordes-Valmore ce morceau d’un mérite accompli, selon moi.


LES SÉPARÉS


N’écris pas. Je suis triste et je voudrais m’éteindre.
Les beaux étés sans toi, c’est la nuit sans flambeau.
J’ai refermé mes bras qui ne peuvent t’atteindre,
Et frapper à mon coeur, c’est frapper au tombeau.
N’écris pas !


N’écris pas. N’apprenons qu’à mourir à nous-mêmes.
Ne demande qu’à Dieu… qu’à toi si je t’aimais !
Au fond de ton absence écouter que tu m’aimes,
C’est entendre le ciel sans y monter jamais,
N’écris pas !

N’écris pas. Je te crains ; j’ai peur de ma mémoire ;
Elle a gardé ta voix qui m’appelle souvent.
Ne montre pas l’eau vive à qui ne peut la boire,
Une chère écriture est un portrait vivant.
N’écris pas !

N’écris pas. Ces deux mots que je n’ose plus lire !
Il semble que ta voix les répand sur mon cœur,
Que je les vois brûler à travers ton sourire ;
Il semble qu’un baiser les empreint sur mon cœur…
N’écris pas !

Sainte-Beuve qui marquait bien haut, comme nous l’avons vu, la place de madame Desbordes-Valmore parmi les poëtes dont la France s’honore, lui a rendu un dernier et précieux hommage en publiant un volume consacré à mettre en relief, par des fragments de la correspondance qu’elle a laissée, les sentiments et le naturel si bons et si élevés de cette femme d’élite.

« Les Anglais, dit-il au commencement de son livre, ont une manière excellente de payer un dernier tribut à leurs grands ou à leurs aimables poëtes : C’est de recueillir et de publier de chacun, au lendemain de sa mort, un choix de textes, de documents familiers, de lettres écrites ou reçues. L’amitié et la confiance de MM. Valmore père et fils m’ont permis de jeter les yeux sur le trésor domestique tout intime qu’ils ont pieusement conservé et mis en ordre… Je me figure que le tableau de cette existence si délicate, si généreuse et si combattue, pourrait être d’un véritable intérêt et d’une consolation efficace pour bien des âmes également éprouvées, à qui le sort n’a cessé d’être inclément et dur. »

Et moi aussi je voudrais largement profiter de ce trésor domestique, mis à contribution avec bonheur par un grand esprit tel que Sainte-Beuve, mais, au terme d’un travail déjà trop étendu, je suis forcé de me borner à de courtes citations :

— Madame Desbordes-Valmore avait un frère, ancien soldat de l’empire, qui vivait à Douai, vieux, infirme et dans le dénûment. Si gênée qu’elle fût elle-même, elle s’ingéniait à trouver quelqu’argent qu’elle pût envoyer à son frère Félix, et ses secours fraternels, elle les accompagnait toujours de bonnes paroles propres à relever et à réconforter ce pauvre vétéran :

« (14 janvier 1843)… Hélas ! Mon bon Félix, quand nous n’en pouvons plus du fardeau de nos peines, n’oublions pas que la bonté de Dieu ne nous a pas tout-à-fait abandonnés et qu’enfin nous sommes ses enfants. Quelque chose de grand est caché sous nos souffrances. — Allons ! plus nous aurons payé d’avance, plus il nous dédommagera de l’avoir aimé et cherché au milieu de toutes nos épreuves ; j’ai des moments où je croule ; mais je me sens toujours soutenue par cette main divine qui nous a faits frère et sœur pour nous aider et nous chérir, mon bon Félix. Tu sais quel bonheur je trouve à remplir ma mission, et je te remercie d’avoir également rempli la tienne ; en m’aimant fidèlement, tu m’as bien souvent consolée des amitiés légères et oublieuses de ce monde. La nôtre sera de tous les mondes. »

« (14 avril 1843). Tu me rends bien heureuse de m’avouer la tendance de ton âme à prier, mon bon frère ; je ne sais s’il y a sur la terre rien de plus utile et de plus doux que de retourner de bonne volonté à la source de notre être et de tout ce que nous avons aimé au monde. Tous les biens se perdent et s’évanouissent ; ce but seul est immuable. Rien n’humilie avec la foi dans ce juge équitable et tendre. J’aime beaucoup Dieu, ce qui fait que j’aime encore davantage tous les liens qu’il a lui-même attachés à mon cœur de femme. Tu sentiras aussi par degrés toutes les fougues de ton cœur d’homme s’apaiser devant cet immense amour qui purifie tous les autres, et tu seras comme un enfant qu’une fleur contente et rend riche. »

« (1844)… Mme S., arrivée il y a quatre jours, m’a remis ta lettre et tes manuscrits, que je n’ai pas eu le loisir d’ouvrir encore, car je suis comme au pillage de mon temps : partout le travail, les correspondances, ménage, couture et visites, qui remplissent mes journées ; elles sont de huit heures jusqu’à minuit, plus tard, je t’en parlerai ; rappelle-toi ce que je t’ai dit quant aux notions qui peuvent t’être restées précises sur notre famille et nos chers père et mère. Je vous ai tous quittés si jeune, que je sais peut être moins que vous de notre origine. Tout ce qui est resté gravé dans ma mémoire, c’est que nous ayons été bien heureux et bien malheureux, et qu’il y avait pour nous bien du soleil à Sin[1], bien des fleurs dans les fortifications : un bien bon père dans notre pauvre maison, une mère bien belle, bien tendre et bien pleurée au milieu de nous. »

« (8 mars 1847). Tu vois, mon ami, que je t’écris seulement aujourd’hui pour te dire d’attendre, et je n’ai pas voulu retarder ma lettre jusqu’au moment où je pourrai y joindre un envoi d’argent. Je veux avant tout t’épargner l’inquiétude qu’un silence plus long te causerait, sachant bien que ton cœur s’en rapporte au mien de l’empressement que je mettrai à partager avec toi le premier rayon bienfaisant que la vierge m’enverra. Ce dernier déménagement m’a tout pris. C’est fièrement douloureux d’interrompre ainsi les seules douceurs consolantes de ma vie. »

« (7 avril 1847)… Ta bonne lettre me trouve au milieu de nouvelles et vives afflictions. À peine avais-je été frappée de la perte foudroyante de M. Martin (du Nord), que je suis saisie de douleur par celle de Mademoiselle Mars. Cette bien-aimée de toute ma vie, je l’adorais dans son génie et dans sa grâce inimitable ; je l’aimais profondément comme amie fidèle que nos infortunes n’ont jamais refroidie. Au milieu de sa fatale maladie, elle était encore agitée du désir de placer mon cher Valmore à Paris. Mon bon Félix, je t’en prie, dis une prière pour cette femme presque divine. Si tu savais quelle part profonde elle a pris à mon malheur de mère, tu l’aimerais comme on aime un ange, et c’est comme telle que je la pleure. Je suis donc une femme bien désolée, mon pauvre ami… »

— « (8 octobre 1849)… L’excellent M. Martin (du Nord), dont la vie a été bonne à tous ceux qui l’ont approché ! Ce nom sera toujours dans ma bouche comme un éloge et une prière. Depuis qu’il n’est plus, tout est fini pour nous. Lui, M. de Chateaubriand et madame Récamier ont laissé en moi autant de tristesse que de gratitude[2].

— La famille de Marceline Desbordes s’était dispersée. Longtemps notre illustre concitoyenne eut à Rouen ses deux sœurs, mariées, mères de famille, et qui vivaient à grand’peine de leur travail. Elle les aimait de toute son âme, et leur venait en aide aussi souvent qu’elle le pouvait. L’une d’elles mourut. Un jour, triste de son impuissance à réunir quelques fonds qu’elle eût voulu envoyer à Cécile, sa sœur aînée, la survivante, elle lui écrivait :

« (9 novembre 1854)… Tu dois savoir depuis longtemps qu’il n’y a guère que les malheureux qui se secourent entre eux. Va ! c’est bien vrai. Sans être plus méchants que nous, les riches ne peuvent absolument pas comprendre que l’on n’ait pas toujours assez pour les besoins les plus humbles de la vie. Ne parlons donc pas des riches, șinon pour être contents de ne pas les sentir souffrir comme nous. Avant-hier, dans la nuit, j’ai eu le bonheur de rêver à toi et de t’embrasser avec une effusion d’amitié et de joie si vive que je m’en suis réveillée. — Nous allions au-devant l’une de l’autre, les bras ouverts. Tu portais un beau châle de laine à palmes, et je portais le pareil, en vraie sœur. Hélas ! nous étions bien contentes de nous regarder et de nous serrer les mains. Ce bon rêve résume ce que j’ai senti bien des fois dans la vie, qu’il n’y a rien de comparable, ni de pareil à une amitié de sœur. »

— Un dernier coup a frappé Marceline Desbordes ; elle vient de perdre Cécile, sa dernière sœur : Elle écrit à sa nièce Camille :

« (30 janvier 1855.)… Me voilà donc sans frère, ni sœurs, toute seule des chères âmes que j’ai tant aimées, sans la consolation de survivre pour accomplir leur vœu qui était toujours, et toujours, de faire du bien !… Que dire devant ces arrêts de la Providence ? Si nous les avons mérités, c’est encore plus triste. Cette réflexion ne regarde que moi ma bonne amie. Je cherche souvent en moi-même ce qui peut m’avoir fait frapper si durement par notre cher créateur, car il est impossible : que sa justice soit sans cause, et cette pensée achève bien souvent de m’accabler.


Il faut pourtant que je m’arrête… Il faut que je résiste à la tentation, en présence de tant de lettres si expressives, image fidèle de tout ce qu’il y avait de grâce naturelle, de vive originalité, de candeur et de générosité dans cette aimable femme.

Qu’on m’accorde encore cependant (et c’est par là que je termine) de reproduire quelques charmantes lignes de la correspondance de madame Desbordes-Valmore avec son fils, le seul de ses enfants qui lui ait survécu, dont elle était fière à juste titre, et dont elle disait dans une de ses lettres : « Hippolyte va bien à son devoir et se fait aimer partout. C’est un brave enfant et une intelligence très-distinguée ; il a de plus le charme d’un caractère candide, et les goûts les plus sobres. J’espère que Dieu le bénira toujours. » À lui-même plus tard elle écrivait ainsi :

— « (21 octobre 1840, Bruxelles)… Hier mardi, ton père a reçu ta lettre et le dessin qu’elle contenait, mon cher fils, il t’en remercie et partage ainsi que moi tes adorations pour Michel-Ange. Que ce monde renferme de bonheur quand on possède en soi le sens le plus humble et le plus grand tout ensemble, l’admiration ! Il console de toutes les misères et donne des ailes à la pauvreté. »

— « (26 octobre 1840)… Je comptais travailler ici dans la solitude, mais elle ressemble à celle où je voudrais m’enfermer à Paris. Les lutins entrent par la serrure… — Je suis bien contente d’avoir ici ton volume sur l’Allemagne. Chaque ligne de madame de Staël est une lumière qui pénètre mon ignorance d’admiration et toujours d’attendrissement. Quel génie ! mais quelle âme !… Quel bonheur de croire à notre immortalité, pour la voir aussi, comme je l’ai rêvée une fois ! D’un autre côté, plus je lis, plus je pénètre sous les voiles qui nous cachaient nos grandes gloires, et moins j’ose écrire ; je suis frappée de crainte, comme un ver luisant mis au soleil. »

Après le mariage de sa fille, il y avait comme une embellie dans le ciel toujours si nuageux de madame Valmore. Elle passait, à côté de sa chère Ondine, une saison heureuse à Saint-Denis-d’Anjou, dans les propriétés de son gendre, M. Langlais. De là, elle écrivait à son fils. Hippolyte :

« (Octobre 1852)… Hier, avec Langlais, nous. avons fait le tour de la ville ; (je crois qu’ils disent la ville). Toutes nos visites sont rendues. J’ai vu dans ces maisons bizarres des petites dames très-jolies et de très-beaux enfants, des fruits par paniers, des fleurs toujours. Oui, Dieu est partout ! juge s’il est dans ce silence profond des haines politiques et littéraires. On n’entend parler que de blés mûrs, de vendanges et de poules qui pondent sans s’arrêter. Sans doute ce n’est pas l’Espagne (dont tu m’envoies le charmant écho dans cette vraie colombe dont tu traduis la langue avec émotion[3]), mais c’est du calme, de l’air, sans sonnette aux portes, sans pianos, sans bonnet grec dans un grenier. — Ici tout va de plain-pied…, du moins à la surface des prés que j’ai parcourus. La mélancolie y est sans volupté, sans trop d’épines non plus. Les poëtes n’y font pas de nids, et les tourterelles mangent comme des ogres. »

Mesdames et Messieurs, les mêmes sentiments de haute sympathie et de profond regret qui, pendant ces deux conférences, vous ont attachés à la vie, aux œuvres, au nom glorieux de Madame Desbordes-Valmore, éclatèrent dans notre ville, quand on apprit que cette noble vie venait de s’éteindre. La population de Douai s’empressa d’exprimer par des témoignages publics son deuil pour une telle perte et sa juste fierté d’inscrire une telle gloire littéraire à côté de celles qui l’honorent dans le monde des beaux-arts. En mémoire de madame Desbordes-Valmore, un service solennel fut, par les soins de l’administration municipale, célébré dans l’église Notre-Dame, le 4 août 1859. Le Conseil municipal, dans sa séance du 16 du même mois, décida qu’un buste de Marceline Desbordes serait exécuté aux frais de la ville, et placé au Musée dans une des galeries de sculpture. Enfin le nom Desbordes-Valmore fut donné à un des quais de la Scarpe dans l’intérieur de la ville.

J’ai fini. Dans ces conférences, trop longues peut-être, du moins j’ai cherché de tout cœur à remplir complétement la mission que je m’étais donnée. Je voulais vous faire bien connaître notre illustre concitoyenne ; pour cela, j’ai puisé à toutes les sources ; j’ai soigneusement recueilli les jugements qu’ont portés sur elle les grands esprits qui furent ses contemporains ; avec vous j’ai interrogé ses écrits ; j’ai laissé parler ses poésies mêmes où son âme se montre avec tant de candeur et de vérité. Nous l’avons suivie dans sa correspondance avec les siens, dans les détails de sa vie de famille ; nous avons su tous les secrets de son cœur, car elle n’en cachait aucun ; et maintenant, j’en suis sûr, vous êtes prêts à dire avec moi que bien connaitre madame Desbordes-Valmore, c’est admirer, c’est aimer un beau génie joint à une âme des plus tendres et des plus généreuses que Dieu ait formées.



FIN.





VERSAILLES — IMP. CERF ET FILS, RUE DUPLESSIS, 59
  1. Village près de Douai, où l’on allait les dimanches et jours de fête.
  2. Note de M. Sainte-Beuve : « Madame Valmore n’avait jamais invoqué vainement en M. Martin (du Nord), garde des sceaux, le compatriote et le pays. Elle lui demandait chaque année des grâces pour étrennes, des délivrances de prisonniers. Elle avait une manière de les lui demander en glissant un mot de patois flamand (accoutë m’un peu, Écoutez-moi un peu,) et elle les obtenait toujours. »
  3. Carolina Coronado, dont M. Hippolyte Valmore avait traduit une pièce de vers passionnée et mystique.