La Vie et les Œuvres de Madame Desbordes-Valmore/Première conférence

LA VIE ET LES ŒUVRES
DE
MADAME DESBORDES-VALMORE


PREMIÈRE CONFÉRENCE


Mesdames et Messieurs,

C’est un bon sentiment que l’orgueil de famille ; et j’ai le droit d’appeler de ce nom ce que nous éprouvons tous, habitants d’une même ville, à la pensée que la cité, notre mère commune, a produit des enfants qui se sont illustrés par de grandes actions ou de beaux talents. Cet orgueil là, légitime, honorable, rend à tous la cité plus respectable et plus chère, et chacun se sent alors comme anobli par une glorieuse solidarité.

À ce propos, un souvenir me revient à l’esprit. Permettez, chers Concitoyens, que j’en use pour confirmer ce que je viens de dire :

Un habitant de notre ville visitait l’Italie. Dans les églises et les musées, sur les places publiques, au milieu d’un monde de chefs-d’œuvre, il voyait briller du plus vif éclat le génie d’un grand statuaire ; la foule des admirateurs répétait un nom, celui de Jean de Bologne. Notre Douaisien aussi contemple et admire ; mais il revendique pour sa ville natale l’honneur d’avoir donné le jour au sculpteur illustre dont l’Italie, avide d’une gloire de plus, a trop habilement dénaturé le nom[1]. Un Italien, galant homme, avait entendu cette patriotique réclamation : « Oh ! vous avez bien raison, dit-il, au nom de votre ville de Flandre, de revendiquer celui-là ; car nous, Italiens, nous n’en avons qu’un plus grand, et il s’appelle Michel-Ange. »

Dans la gloire sans doute il y a des degrés ; mais, après l’honneur de compter parmi ses enfants un statuaire du premier ordre, un immortel artiste tel que Jean de Bologne, notre ville a certes aussi le droit de s’enorgueillir d’avoir donné le jour à Marceline Desbordes-Valmore, une des femmes de France dont le nom revient sur les lèvres quand on veut exprimer, n’importe de quel siècle littéraire il s’agisse, celles qui ont reçu d’en haut les dons les plus heureux de la poésie, la grâce simple et touchante, la vraie voix du cœur. Tout ce qu’elle a écrit respire l’amour naïf et pieux de sa terre natale ; et, à son nom qui ne périra pas, toujours on ajoutera justement ces mots : La Muse Douaisienne.

Un honorable magistrat de la Cour de Douai[2], dans un rapport comme secrétaire général de la Société des sciences et arts, payait dernièrement un juste hommage à notre illustre concitoyenne :

« S’il ne nous est permis, disait-il, d’aborder en ce moment l’appréciation des œuvres de l’écrivain, du poëte, pourquoi ne dirions-nous pas ce qu’était Marceline pour son pays, pour sa famille et pour ses amis ?

« Un des traits qui la distinguaient, c’était son amour pour la Flandre française, pour Douai, sa ville natale, qu’elle appelait « sa patrie dans la grande patrie. » — Elle aimait à entendre l’accent Douaisien avec sa note traînante ; elle l’avait même un peu conservé. Quelques mots de patois ravissaient cette muse qui chantait avec des accents si suaves les peines du cœur et les charmes de l’enfance. Elle racontait d’une manière ravissante, mettant un art merveilleux à retracer le moindre épisode dont elle avait pu être témoin ; ou plutôt elle parlait avec tout l’élan de son exquise sensibilité ; et lui venaient alors des expressions si fines, si tendres, si émues qu’on était tenté de croire son génie de narratrice supérieur à son talent de poëte. »

Moi-même j’ai eu quelques relations de société avec Madame Desbordes-Valmore ; j’ai été heureux de la rencontrer chez sa digne amie, Madame Desloges, que notre ville aussi revendique et qui a laissé des poësies pleines d’élévation et de charme. Je trouvai en Madame Desbordes-Valmore une de ces natures frêles, nerveuses, chez qui la vie morale surabonde, et qui, au point de vue de l’activité de l’esprit, du coloris des idées, de la chaleur des sentiments, semblent échapper à la loi commune et ne devoir pas vieillir ; sa taille était souple et jeune encore ; ses traits amaigris témoignaient de tant de douloureuses émotions qui l’avaient éprouvée ; mais l’expression de sa physionomie était gracieuse et sympathique au plus haut point. En la voyant, en l’écoutant, on était tout naturellement amené à ne tenir plus qu’un compte secondaire de son esprit, de ses talents, de sa renommée de poëte, et l’on faisait au-dedans de soi son plus bel éloge, en se disant : « Oh ! l’excellente femme ! »

Marceline Desbordes, d’une ancienne et honnête famille d’artisans de Douai, est née dans cette ville le 20 juin 1786. Antoine-Félix Desbordes, son père, était peintre-doreur, et s’était fait quelque réputation pour l’exécution des armoiries et la décoration intérieure des églises. Un frère d’Antoine-Félix, Constant Desbordes, montra de bonne heure une vocation d’artiste. Il fut un peintre habile et excella surtout dans le portrait ; il fut apprécié des maîtres de l’École française renaissante. Gérard et Girodet estimaient son talent ; et ils l’admirent plus d’une fois à collaborer à leurs œuvres. Le musée de Douai possède de ce peintre plusieurs tableaux d’une remarquable exécution. Il lui doit le portrait de Marceline Desbordes ; elle est représentée dans tout l’éclat de ses vingt ans et dans une sorte d’extase poëtique qui lui fait lever au ciel ses yeux qu’elle avait les plus beaux du monde.

Les époux Desbordes vivaient dans une certaine aisance ; mais, après 89, le mouvement révolutionnaire qui s’accélérait chaque jour davantage, alarma et bientôt dispersa la riche clientèle du peintre d’ornements et d’armoiries, il en reçut un contre-coup dont il ne se releva point. Les premières atteintes de l’indigence commencèrent à se faire sentir autour du berceau de Marceline.

Ici se place un épisode qui met dans un jour bien honorable les sentiments de la famille Desbordes. « Au XVIIe siècle, des membres de cette famille, qui depuis longtemps avaient embrassé la religion réformée, avaient subi les effets de la révocation de l’édit de Nantes, et bannis de leur pays, s’étaient réfugiés en Hollande. Ouvriers imprimeurs, ils étaient parvenus, à force de travail, à devenir propriétaires d’une importante imprimerie à Amsterdam. En 1791, deux frères Desbordes, célibataires, dirigeaient cette imprimerie et se trouvaient à la tête d’une belle fortune. Ils avaient à un haut degré l’esprit de famille et n’avaient jamais perdu le souvenir de leurs parents demeurés en France. Devenus vieux et désireux de laisser à ces parents leur opulente succession, ils s’adressèrent à l’aïeule de Marceline, laquelle, veuve d’un horloger de Douai, avait à grand peine élevé ses six enfants, et vénérable mère, conservait sur eux une grande autorité. Il y eut dans son petit logis de la rue de la Cuve d’Or, comme un conseil de famille ; un de ses fils donna lecture à haute voix de la lettre des riches parents d’Amsterdam. Dans cette lettre ils exprimaient leur pensée bien arrêtée de laisser tous leurs biens aux Desbordes de Douai ; mais ils y mettaient une condition : c’était que la mère de famille et toute sa descendance « rentreraient au sein de la religion réformée. » La délibération ne fut pas longue ; la vieille mère prit la parole et dit : que la fortune des parents de Hollande était magnifique sans doute, mais qu’elle ne valait pas le prix qu’ils y mettaient. »

Ces détails nous viennent de Constant Desbordes, le peintre, oncle de Marceline. Elle-même a laissé quelques lignes qui complètent la peinture de cette scène émouvante, un des profonds souvenirs de son enfance. Elle y montre ses parents assistant à la lecture de la lettre : « La mère s’évanouit ; le père regarde ses enfants, et sort dans une horrible anxiété. Il rentre, après quelques pas dans le cimetière, et l’on décide que l’on répondra : Non. »

Il est facile de se figurer la détresse des parents de Marceline, dans tout le cours de la période révolutionnaire. Elle toutefois, charmante enfant, tendrement aimée, et naïvement heureuse, comme on l’est à cet âge, traversait en souriant ces années si sombres. Plus tard, quand nous examinerons les poësies de madame Desbordes-Valmore, et particulièrement celles tout imprégnées de ses souvenirs d’enfance, nous verrons quelles sereines images avaient laissées en elle ses débuts dans la vie, alors que, libre et joyeuse, à la tête d’un essaim de petites filles dont elle était adorée, elle courait prendre ses ébats sous les grands ormes de son vieux rempart, ou sur les tertres de gazon du cimetière Notre-Dame, ou enfin, dans ses jours de grande indépendance, quand elle se hasardait à aller butiner des fleurs sauvages dans les profonds fossés de la ville.

Cependant, vers l’année 97, les époux Desbordes, qui avaient à élever une famille de quatre enfants, et qui n’avaient pour vivre que le travail bien amoindri, bien souvent interrompu du peintre-doreur, se trouvèrent à bout de ressources. Toutes leurs pensées alors se tournèrent vers une parente, propriétaire de quelques plantations à la Guadeloupe, et qui leur apparaissait riche, généreuse, prête à devenir pour eux comme une seconde providence, s’ils parvenaient à toucher son cœur. La pauvre mère se dévoua. Un jour il fut résolu qu’elle quitterait son pays, son mari, ses enfants ; qu’elle emmènerait avec elle seulement Marceline ; qu’ensemble elles entreprendraient un voyage, bien autrement pénible et redoutable alors qu’il ne le serait aujourd’hui ; qu’elles iraient d’abord, traversant toute la France, à Bordeaux, et que là elles s’embarqueraient sur quelque vaisseau marchand en partance pour la Guadeloupe. Cette résolution fut exécutée de point en point. Après une longue traversée, mêlée de bien des souffrances et des angoisses, madame Desbordes et sa fille touchèrent enfin la Guadeloupe. Mais là leur rêve, leur dernière espérance, s’évanouit fatalement. Elles trouvèrent l’île entièrement bouleversée par la révolte des noirs, les plantations dévastées, les colons ruinés et obligés de se soustraire par la fuite aux plus cruels traitements.

Les biographes nous dépeignent la mère de Marceline comme une nature distinguée, éprise de musique et de poésie ; comme une femme d’imagination et de cœur. Dans quel affreux abattement ne dut-elle pas tomber, cette femme, cette mère aux sentiments rendus si exaltés, quand elle se vit à quinze cents lieues de son pays et de sa famille, sans un seul appui, sans ressources aucunes, sur un sol frémissant, et obligée de tout craindre pour elle-même, pour sa fille chérie ? L’épreuve était au-dessus de ses forces ; minée de chagrin, puis attaquée par la fièvre jaune, elle succomba bientôt.

Et la pauvre enfant, arrachée des bras de sa mère mourante, seule désormais, toute seule sur la terre étrangère, que va-t-elle devenir ? La réponse à cette question, je la trouve dans une lettre de Marceline Desbordes elle-même :

« Ma mère, écrit-elle à une amie, imprudente et courageuse, se laissa envahir par l’espérance de rétablir sa maison, en allant en Amérique trouver une parente qui était redevenue riche ; de ses quatre enfants qui tremblaient de ce voyage, elle n’emmena que moi ; je l’avais bien voulu ; mais je n’eus plus de gaîté après ce sacrifice… J’adorais mon père comme le bon Dieu. Les rues, les villes, les ports de mer où il n’était pas me causaient de l’épouvante, et je me serrais contre les vêtements de ma mère comme dans mon seul asile.

» Arrivée en Amérique, ma mère trouva ma cousine veuve, chassée par les nègres de son habitation, la colonie révoltée, la fièvre jaune dans toute son horreur. Elle ne porta pas ce coup. Son réveil, ce fut de mourir à 41 ans. Moi, j’expirais auprès d’elle. On m’emmena en deuil hors de cette île dépeuplée à demi par la mort, et de vaisseau en vaisseau, je fus rapportée au milieu de ma famille désolée et devenue tout-à-fait pauvre. »

Franchissons deux ou trois années :

L’enfant est maintenant une jeune fille, à la taille élégante, au gracieux visage, à la physionomie pleine d’expression, à la voix d’un timbre charmant et sympathique. Sous l’humble toit paternel, du matin au soir, elle travaille de ses mains pour aider son père à soutenir les charges de la famille. Marceline s’est faite couturière. Mais allons au fond de cette âme de seize ans que la nature a douée d’une sensibilité exquise et que tant d’émotions ont déjà ébranlée. Ce n’est pas en vain que Marceline, dans l’âge des profondes impressions et avec une âme toute ouverte pour les recevoir, a vu les grands spectacles de la mer, les magnificences du ciel et de la terre des Tropiques ; ce n’est pas en vain qu’elle a connu si jeune les riantes illusions et les déceptions cruelles, qu’elle a connu le dénûment, l’abandon et un immense deuil, son imagination, tantôt est rêveuse et mélancolique, tantôt elle anime et colore tout des teintes les plus vives ; son cœur déborde de sentiments tendres, tristes ou délicieux qu’elle ne saurait encore elle-même définir ni exprimer ; il y a déjà comme un souffle poétique qui passe sur le front de cette jeune fille dont les doigts légers manient si prestement les ciseaux et l’aiguille.

Le hasard fit que des femmes artistes, attachées à cette époque au théâtre de Douai, eurent occasion d’utiliser pour leur toilette l’habilité et le goût de Marceline. Elles ne purent s’empêcher de remarquer l’heureuse vivacité de son esprit et tout ce qu’il y avait dans sa personne de grâce et d’attrait. Confidentes de ses soucis quant aux moyens matériels d’assurer l’existence de son père et la sienne, elles lui firent entrevoir les succès qu’à leur avis elle ne pouvait manquer d’obtenir, si elle se vouait au théâtre. Marceline et le père de famille lui-même prêtèrent l’oreille à ces conseils, et le 21 novembre 1803, la jeune Desbordes fit des débuts sur la scène, à Douai, dans le Philinte de Molière, de Fabre d’Églantine, et le Roman d’une heure, d’Hoffmann.

Madame Desbordes-Valmore, dans cette lettre que j’ai déjà citée, et où elle rapporte elle-même plusieurs incidents de sa vie, s’exprime ainsi sur son entrée dans la carrière dramatique : « C’est alors, dit-elle, après avoir rappelé la triste situation où, à son retour d’Amérique, elle avait trouvé son père et ses jeunes frères et sœurs, c’est alors que le théâtre offrit pour eux et pour moi une sorte de refuge, on m’apprit à chanter ; on m’appela à Paris, au théâtre Feydeau. À seize ans, j’étais sociétaire ; mais ma faible part se réduisait alors à 80 fr. par mois et je luttais contre une indigence qui n’est pas à décrire ; je fus forcée de sacrifier l’avenir au présent ; et, dans l’intérêt de mon père, je retournai en province. À vingt ans, des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer. »

Les débuts au théâtre de notre célèbre compatriote piquent notre curiosité, et cette question se présente d’elle-même à notre esprit : « Que fut-elle au théâtre, cette jeune fille si heureusement douée ? Quelle place sut-elle y conquérir ? »

Un contemporain et ami de madame Desbordes-Valmore, M. Romain Duthilleul, éclaire ce point qui nous intéresse :

« Elle joua, dit-il, d’abord en province. Grétry, ayant eu occasion de la voir et de l’apprécier, réussit à la faire admettre à l’Opéra-Comique de Paris. Un très-beau succès l’y attendait ; elle y créa plusieurs rôles importants. On applaudit en elle une diction parfaite et surtout une sensibilité communicative qui se trouvait en harmonie avec la douceur de son regard et toute l’expression de sa figure. Grétry la surnomma alors sa chère fille, et jusqu’à sa mort lui conserva ce nom si doux et si flatteur…

» Parcourant de nouveau la province, elle se fit applaudir sur différentes scènes, à Rouen, à Bordeaux, à Bruxelles, à Lyon. Mais la carrière théâtrale ne pouvait convenir longtemps à sa nature frêle, impressionnable, ennemie des intrigues et des tracasseries qui, trop souvent, s’y rattachent. Elle y renonça en 1823. »

Il ne nous étonne pas que le théâtre n’ait point tenu pour Marceline Desbordes tout ce qu’il semblait lui promettre, et qu’elle n’y ait point atteint ces degrés supérieurs pour lesquels elle semblait faite. C’est que la plus riche organisation n’est pas celle qui a le plus d’affinités avec un art essentiellement imitateur : il est dans l’ordre naturel qu’une âme vive, spontanée, qui se laisse aller tout entière à la vérité et à l’élan de sa propre passion ne réussisse qu’à demi dans un art qui demande avant tout un esprit observateur, de patientes études, de la force intérieure contenue ou dépensée avec la plus habile mesure. Madame Desbordes elle-même, comme elle nous fait bien toucher du doigt l’écueil que rencontre dans la carrière dramatique un cœur trop primitif, d’une sensibilité naïve et nullement maîtresse de ses propres émotions, quand elle nous dit : « À vingt ans, des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer » !

Mais c’est surtout par le plus noble côté de son âme, par son honnête fierté que la jeune Marceline perdit vite les illusions que le théâtre avait pu lui présenter. Écoutons les beaux vers qu’un jour lui inspira sa dignité blessée, en présence des sévérités, des duretés injustes de l’opinion qui, pour l’artiste dramatique, trop souvent se mêlent aux ovations bruyantes.

Elle s’adresse à une amie, une compagne dans sa vie de théâtre, mais qui, fière de ses charmes, enivrée de ses succès, voit cette vie factice d’un tout autre œil qu’elle-même :


À DÉLIE


De ce lis embaumé qui pour vous vient d’éclore
Couronnez votre front charmant.
Mon front que l’ennui décolore
Doit se pencher sans ornement.

Du sort qui m’enchantait la fatale inconstance
De ma jeunesse a flétri l’espérance ;
Un orage a courbé le rameau délicat ;
Et mes vingt ans passeront sans éclat.

Ce monde où vous régnez me repoussa toujours ;
Il méconnut mon âme à la fois douce et fière ;
Et d’un froid préjugé l’invincible barrière
Au froid isolement condamna mes beaux jours.

L’infortune m’ouvrit le temple de Thalie ;
L’espoir m’y prodigua ses riantes erreurs ;
Mais je sentis parfois couler mes pleurs
Sous le bandeau de la folie.


Dans ces jeux où l’esprit nous apprend à charmer,
Le coeur doit apprendre à se taire,
Et lorsque tout nous ordonne de plaire,
Tout nous défend d’aimer.

Oh ! des erreurs du monde inexplicable exemple !
Charmante muse, objet de mépris et d’amour,
Le soir, on vous honore au Temple,
Et l’on vous dédaigne au grand jour.

Je n’ai pu supporter ce bizarre mélange
De triomphe et d’obscurité,
Où l’orgueil insultant nous punit et se venge
D’un éclair de célébrité.

Trop sensible au mépris, de gloire peu jalouse,
Blessée au coeur d’un trait dont je ne puis guérir,
Sans prétendre aux doux noms et de mère et d’épouse
Il me faut donc mourir !…


« Madame Desbordes est toute poëte par l’amour ; son talent est lié à sa passion comme l’écho à la vague du rivage, comme la vague au lac désolé. » C’est notre grand critique, Sainte-Beuve, qui la juge ainsi. Nous-mêmes, n’eussions-nous pas lu ses vers, par ce que nous savons déjà de sa nature aux élans si primitifs, de sa sensibilité exquise, si exaltée dans sa tendresse ou dans sa douleur, nous pourrions croire, sans risque de nous tromper, que l’amour a profondément agité le cœur de Marceline, et qu’il a mêlé à sa destinée de jeune fille, d’ardentes aspirations, des joies, des tristesses et même de poignantes douleurs. J’ai hâte d’ajouter qu’à travers tous les périls de sa position, périls aggravés par sa vive imagination, par son âme à la fois ingénue et passionnée, Marceline Desbordes commanda toujours ce sympathique respect qui s’attache aux habitudes décentes jointes à la dignité des sentiments.

Dans un jour de tristesse profonde, repassant ses déceptions, ses amertumes, les blessures de sa fierté et celles de son cœur aussi, elle avait écrit ces vers découragés :

Sans prétendre aux doux noms et de mère et d’épouse.
Il me faut donc mourir !

Heureusement ces sombres pressentiments devaient être démentis. Un honnête homme, artiste dramatique qui ne manquait pas de talent, et que Talma, le célèbre tragédien, avait pris en amitié, M. Lanchantin, connu au théâtre sous le pseudonyme de Valmore, fut frappé de tant de belles et aimables qualités qui recommandaient la jeune artiste ; il rechercha et s’estima heureux d’obtenir sa main[3]. M. Valmore resta au théâtre ; sa femme qui avait abandonné avec joie cette ingrate carrière, suivit résolûment son mari dans les pénibles pérégrinations auxquelles sa profession l’obligeait, et se livra tout entière à ses devoirs d’épouse et de mère. Elle semblait appelée à jouir du moins de tout le bonheur de la vie de famille ; et de ce côté-là même de douloureuses épreuves l’attendaient.

L’année de son mariage, elle perdit son père qu’elle aimait tendrement et à la vieillesse duquel elle s’était avec une pieuse constance efforcée de venir en aide. Un peu plus tard, elle vit ses joies maternelles changées en de cruelles douleurs. Elle perdit successivement deux enfants presqu’encore au berceau. Son cœur était déchiré ; sa santé s’altéra ; pour comble, au milieu de sa vie voyageuse et agitée, trop souvent elle connut ces sombres soucis que la gêne s’introduisant dans un intérieur de famille, amène après elle, et qui sont le supplice d’une épouse et d’une mère aux sentiments fiers et délicats.

Cependant de beaux jours se mêlèrent à cette vie trop souvent marquée d’un cachet de douleur. Mère de nouveau, madame Desbordes-Valmore vit grandir auprès d’elle une fille et un fils, son orgueil, sa joie, et en les aimant de toute son âme, elle se sentait consolée (autant qu’une mère peut l’être) de la perte de ses premiers-nés. Sa fille, sa charmante Ondine, (c’était le nom poëtique qu’elle lui avait donné), était de sa part l’objet d’une sorte d’adoration. Toute jeune encore, elle fut recherchée par un homme de mérite, M. Langlais, membre de l’Assemblée législative, et cette union comblait les vœux de la tendre mère. On peut juger du désespoir de madame Desbordes-Valmore quand elle vit sa fille, après trois ans à peine de mariage, s’éteindre d’une maladie de langueur.

Un seul des quatre enfants de madame Desbordes-Valmore lui a fermé les yeux, M. Hippolyte Valmore qui, après avoir marqué sa première jeunesse par des succès littéraires, occupe aujourd’hui dans l’administration centrale de l’instruction publique une position distinguée.

Quels furent les derniers moments de madame Desbordes-Valmore ? Semblables à toute sa vie, ils furent marqués par de profondes souffrances et par les efforts d’une âme élevée qui s’appliquait à les surmonter. Je possède une lettre de M. Valmore fils, où, en quelques simples traits, il montre ce que fut sa mère pendant sa dernière maladie et en face de la mort. Son amour filial me pardonnera si, pour satisfaire aux sentiments de ceux qui m’écoutent et couronner cette biographie, j’emprunte à sa lettre les lignes suivantes :

« Ma mère fut deux ans clouée sur le lit par une maladie aiguë ; elle y a montré le courage et la résignation les plus admirables. Son âme semblait s’élever encore au milieu de ces incessantes épreuves. Jamais un mot de plainte, rien qui pût nous faire entrevoir ni la fin prochaine, ni qu’elle fût instruite de la marche destructive de la maladie. Douce, presque gaie parfois, elle souriait avec tendresse aux infatigables sollicitudes de mon père. »

Madame Desbordes-Valmore s’est éteinte à Paris, le 23 juillet 1859.

Cet amour de la ville natale qui faisait battre le cœur de notre illustre compatriote, son époux et son fils l’ont recueilli comme un pieux héritage, ils ont fait don à notre bibliothèque, à nos musées communaux de livres, portraits, médailles et objets d’arts divers qui ont appartenu à madame Desbordes-Valmore ; au milieu de tous ces dons brille une oeuvre particulièrement remarquable, le médaillon en bronze de madame Desbordes, par David d’Angers.


Jusqu’ici c’est la vie de madame Desbordes-Valmore, ce sont les incidents de sa destinée que je me suis attaché à bien faire connaître ; je dois maintenant considérer en elle l’écrivain et le poëte ; je dois vous dire l’impression que les accents si spontanés et si touchants de cette muse qui se révélait, produisirent sur ses contemporains et rappeler les glorieux suffrages qui ont marqué bien haut sa place parmi nos illustrations littéraires.

Celui qu’on peut appeler le maître de la critique à notre époque, Sainte-Beuve, a tenu à honneur de mettre son cachet à une des éditions des poésies de madame Desbordes-Valmore. Dans la notice qu’il a placée en tête de cette édition, il s’exprime ainsi :

« Notre vœu s’accomplit. Nous avions désiré qu’un volume contînt et rassemblât la fleur, le parfum de cette poésie și passionnée, si tendre et véritablement unique dans notre temps. Madame Desbordes s’est fait une place à part entre tous nos poëtes lyriques, et sans y songer. Si quelqu’un a été soi dès le début, c’est bien elle. Elle a chanté comme l’oiseau chante, comme la tourterelle gémit, sans autre science que l’émotion du cœur, sans autre moyen que la note naturelle. De là, dans les premiers chants surtout qui lui sont échappés avant toute lecture, quelque chose de particulier et d’imprévu, d’une simplicité un peu étrange, élégamment naïve, d’une passion ardente et ingénue. »

Admirons en passant cette faculté des grands esprits de peindre d’un trait, et à n’y plus revenir, une situation, une individualité, un talent. J’allais chercher à vous faire saisir par quelques développements combien chez notre muse Douaisienne l’inspiration était naturelle, combien, ce qui chez d’autres est un effet du travail et de l’art, un calcul et un effort, était chez elle spontané et comme jaillissant du cœur ; j’ouvre la notice de Sainte-Beuve : « Elle a chanté, dit l’éminent critique, comme l’oiseau chante, comme la tourterelle gémit. » Et voilà qu’en deux mots vous avez la notion exacte et la vive image du talent départi par la nature à Marceline Desbordes.

Elle ne publia son premier recueil de vers qu’après son mariage, en 1818, lorsqu’elle était dans sa 32e année. Pour donner libre carrière à son âme de poëte, avait-elle attendu l’âge mûr, l’âge où la froide raison et les épreuves de la vie positive font que le cœur bat moins vite, et que quelques ombres déjà se répandent sur les brillants mirages de l’imagination ? Non, certes : et comme nous avons vu l’âme de Marceline, encore adolescente, surabonder d’émotions, soyons sûrs que dès lors la poésie toute simple, toute naïve en débordait. Elle-même d’ailleurs nous le dit clairement dans un petit poème, où, sous ce titre : le berceau d’Hélène, elle reporte avec amour, avec tristesse, toutes ses pensées vers ses jeunes ans, elle nous montre ses premières poésies écloses avec les premières et délicieuses impressions de son cœur, dès qu’elle se sentit vivre. Dans ces vers, après avoir personnifié l’Espérance, comme une divinité envoyée au devant d’elle, elle ajoute :

Elle venait du ciel dont l’enfance est aimée…
Elle m’avait donné son prisme, don fragile ;
J’ai regardé la vie à travers ses couleurs.
Que la vie était belle ! Et dans son vol agile
Que ma jeune espérance y répandait de fleurs !
Qu’il était beau l’ombrage où j’entendais les muses
Me révéler tout bas leurs promesses confuses ;
Où j’osais leur répondre et de ma faible voix
Bégayer le serment de suivre un jour leurs lois !
D’un souvenir si doux, l’erreur évanouie
Laisse au fond de mon âme un long étonnement.
C’est une belle aurore, à peine épanouie,
Qui meurt dans un nuage… et je dis tristement :

Qu’a-t-on fait du bocage où rêvait mon enfance ?
Oh ! j’en parle toujours ; j’y voudrais être encor.
Au milieu des parfums j’y dormais sans défense,
Et le soleil sur lui versait des rayons d’or.

Après le mariage de Marceline Desbordes, son beau-père, homme de goût, qui avait été frappé du sentiment poétique et de la touchante originalité quelques romances de sa composition, lui demanda si elle n’avait pas quelques oeuvres plus importantes. « J’ai fait d’autres petites choses sans savoir. » Telle fut sa naïve réponse. Son beau-père obtint qu’elle lui lirait toutes les feuilles éparses qui contenaient ses premières poésies, et sur ses instances, elle se décida enfin à les publier. Ce premier recueil parut, comme je l’ai dit, en 1818, sous ce titre : « Élégies et romances. »

Ces années de la restauration, où Marceline Desbordes vint à son tour révéler les trésors de poésie qu’il y avait au fond de son âme, resteront dans l’histoire littéraire de l’Europe une étonnante époque. Tandis qu’au dehors des hommes tels que Goethe, Walter Scott, Byron, tenaient le monde sous le charme de leurs grandes pensées, de leurs admirables peintures, la France aussi voyait chez elle de beaux génies s’éveiller, une pléïade de vrais poëtes venait nous consoler n’avoir connu depuis longtemps que de corrects et froids versificateurs. Chose étrange ! les faits montrèrent alors une fois de plus que les époques remuées par de violentes tourmentes sont le milieu où se préparent à éclore les plus fortes œuvres de l’esprit humain. Tandis qu’il n’est pas rare de voir dans les temps calmes une certaine atonie des âmes, des goûts vulgaires et le ressort des esprits tendu surtout vers les intérêts positifs, on dirait que les générations nées au milieu des orages populaires et des terribles vicissitudes des batailles, ont reçu de ces épreuves mêmes une trempe supérieure, et qu’elles ont l’âme plus ouverte à toutes les vives et nobles émotions. C’est ainsi qu’entre 1815 et 1830, il nous a été donné de voir en France le réveil de la poésie. L’hymne de ce réveil, Marceline Desbordes l’a chanté ; du moins sa mélodieuse voix nous en a fait entendre les premières notes. Presqu’en même temps Casimir Delavigne et Béranger tiraient des malheurs mêmes de la patrie leurs plus belles inspirations ; puis deux génies, à la puissante lyre, Lamartine et Victor Hugo marquaient par des chants immortels cette renaissance des lettres parmi nous.

Nous venons de rapprocher deux noms qui frappèrent presqu’en même temps nos oreilles charmées, les noms de Desbordes et de Lamartine. Ce rapprochement, ce n’est pas nous qui les premiers l’avons fait, mais bien l’éminent critique Sainte-Beuve. Écoutons le parallèle qu’il ne craint pas d’établir entre Elle et Lui, comme il dit dans son simple et fort langage :

« Elle et Lui, ont de grands rapports d’instinct et de génie naturel. Ce n’est point par simple rencontre, par pure et vague bienveillance que l’illustre élégiaque a fait les premiers pas au-devant de la pauvre plaintive. Toute proportion gardée de force et de sexe, ils sont l’un et l’autre de la même famille de poëtes. Comme Lamartine, madame Valmore n’eut de maître que le cœur et l’amour ; comme lui, elle ignore l’art, la composition, le plan ; mais elle est femme, elle est faible, elle n’a rien de l’ampleur, ni de la volée du grand cygne. »

Bien au-dessous des hauteurs où le grand cygne pouvait atteindre, il y avait encore une belle place à prendre, et, sans efforts, Marceline Desbordes s’y éleva. Ce n’est pas que tout d’abord l’accueil fait à ses poésies ait eu le bruit et l’éclat et d’un succès populaire. Les accents profondément émus sortis du cœur d’une femme ne s’adressent guère à la foule ; mais ils vont droit aux âmes délicates, faites pour les bien goûter. Cette élite de lecteurs ne manqua point aux œuvres de madame Desbordes-Valmore. Elle répondit par de vives sympathies aux sentiments si vrais, aux douleurs si intimes, dont cette poésie toute primitive était la touchante expression.

Ce ne fut pas sans un certain trouble que madame Desbordes-Valmore vit la renommée s’occuper d’elle et de ses œuvres. Cependant il lui était doux d’épancher ce qui surabondait dans son cœur ; et quel est le poëte qui ne s’enchante lui-même en reproduisant les riants tableaux qui se peignent dans son imagination ? Elle prit donc goût à la vie littéraire. Une nécessité d’ailleurs plus forte encore que ses penchants, lui faisait une loi d’un travail sans relâche qui ne finit pour ainsi dire qu’avec sa vie.

Les récompenses officielles, les palmes académiques n’ont pas manqué à madame Desbordes. En 1855, l’Académie française lui décernait un prix de 2,000 fr. pour son livre « les anges de la famille. » En 1859, peu de jours, hélas ! avant que cette mélodieuse voix s’éteignît à jamais, l’Académie lui accordait le prix de 3,000 fr. de la fondation Lambert, pour l’ensemble de son œuvre « non moins remarquable, comme le dit alors le secrétaire perpetuel, M. Villemain, par la haute moralité des sentiments que par le charme de la forme. »

Dans le monde des lettres, les plus grands esprits, dès qu’ils connurent madame Desbordes-Valmore, se prirent pour elle d’admiration et de sentiments de sympathie qui devinrent, chez quelques-uns, une profonde amitié. Il me suffira à cet égard, de citer des noms tels que Chateaubriand, Béranger, Alfred de Vigny, Victor Hugo, Lamartine, et parmi les femmes poëtes, mesdames Sophie Gay et Tastu. Cette dernière, si excellent juge des inspirations venues du cœur, portait bien haut sa digne émule. À des critiques qui reprochaient à madame Desbordes-Valmore les traces d’abandon et de négligence qui ne manquent pas dans ses vers, elle répondait : Qu’importe, a-t-on dit du chanteur Garat, que ce ne soit pas un musicien, si c’est la musique elle-même ? Qu’importe aussi que madame Desbordes ne soit pas un poëte, selon l’art, si elle est la poësie et l’âme ? »

Sainte-Beuve particulièrement avait pour cette bonne et éminente femme le culte de l’esprit et du cœur ; il s’est plu à recueillir les hommages littéraires dont elle avait le droit d’être le plus fière : « Toutes les voix, a-t-il dit, qui comptent parmi ses contemporains ont été unanimes à la louer comme il faut et à la définir des mêmes traits. — Alfred de Vigny disait d’elle qu’elle était « le plus grand esprit féminin de notre temps », je me contenterais de l’appeler « l’âme féminine la plus pleine de courage, de tendresse et de miséricorde. » — Béranger lui écrivait : « Une sensibilité exquise distingue vos productions et se révèle dans toutes vos paroles. » — Brizeux l’a appelée : « belle âme au timbre d’or. » – Victor Hugo lui a écrit, et cette fois sans que la parole sous sa plume dépasse en rien l’idée : « Vous êtes la femme même, vous êtes la poésie même. Vous êtes un talent charmant, le talent de femme le plus pénétrant que je connaisse. » — Ailleurs, Sainte-Beuve encore nous montre Lamartine écrivant avec effusion à madame Desbordes-Valmore : « La fortune, je l’espère, rougira de son injustice, et vous accordera un sort indépendant et digne de vous ; il ne faut jamais désespérer de la Providence, quand elle nous a marqué au berceau pour un de ses dons les plus signalés, et quand on sait, comme vous, l’adjurer dans une langue divine. »

Lamartine d’ailleurs, l’auteur des Méditations, le Chantre de Jocelyn, se sentait pour madame Desbordes, cette muse de l’élégie, une sorte d’attrait fraternel. Un jour, dans des stances célèbres, il donna un libre cours à ses poétiques sympathies pour son talent, et pour sa destinée assombrie par le malheur. Madame Desbordes-Valmore lui répondit par des vers admirablement inspirés. Vous me saurez gré sans doute de reproduire ici, en partie du moins, ces deux morceaux où le génie particulier de chacun des deux poëtes se reflète comme dans un pur miroir.

Dans ses stances, Lamartine se complait d’abord à décrire un superbe vaisseau, dominateur des mers :

« Ses voiles ouvertes et pleines
Aspiraient le souffle des flots,
Et ses vigoureuses antennes
Balançaient sur les vertes plaines
Ses ponts chargés de matelots.

La lame en vain dans la carrière
Battait en grondant ses sabords ;
Il la renvoyait en poussière,
Comme un coursier sème en arrière
La blanche écume de son mors.

Longue course à l’heureux navire !
Disais-je. En trois bonds il a fui.
La vaste mer est son empire ;
Son horizon n’a que sourire,
Et l’Univers est devant lui.

Mais ici le poëte est frappé d’un étrange contraste : ses regards, qui viennent de quitter le Géant des mers, tombent sur une humble barque, unique patrimoine et refuge d’une pauvre famille de pêcheurs  :

Ils n’ont, disais-je, dans la vie,
Que cette tente et ses trésors ;


Ces trois planches sont leur patrie,
Et cette terre en vain chérie,
Les repousse de tous ses bords.

En vain de palais et d’ombrage
Ce golfe immense est couronné,
Ils n’ont, pour tenir au rivage,
Que l’anneau rongé par l’orage
De quelque môle abandonné ;

Ils n’ont pour fortune et pour joie
Que les refrains de leurs couplets,
L’ombre que la voile déploie,
La brise que Dieu leur envoie
Et ce qui tombe des filets.

Cette pauvre barque, ô Valmore,
Est l’image de ton destin ;
La vague, d’aurore en aurore,
Comme elle te ballotte encore
Sur un océan incertain.

Tu ne bâtis ton nid d’argile
Que sous le toit du passager,
Et, comme l’oiseau sans asile,
Tu vas glanant de ville en ville
Les miettes du pain étranger.

Ta voix enseigne avec tristesse
Des airs de fête à tes petits,
Pour qu’attendri de leur faiblesse
L’oiseleur les épargne et laisse
Grandir les plumes dans les nids.

Mais l’oiseau que ta voix imite,
T’a prêté sa plainte et ses chants ;
Et plus le vent du nord agite
La branche où ton malheur s’abrite,
Plus ton âme a des cris touchants.


Sur la Lyre où ton front s’appuie
Laisse donc résonner tes pleurs.
L’avenir du barde est la vie,
Et les pleurs que la gloire essuie
Sont le seul baume à ses douleurs.

Écoutons la réponse pleine d’attendrissement et de reconnaissance que la pauvre Philomène envoie à son illustre consolateur :

Triste et morne sur le rivage
Où l’espoir oublia mes jours,
J’enviais à l’oiseau sauvage
Les cris qu’il pousse dans l’orage
Et que je renferme toujours.

Et quand l’eau s’enfuyait semée
De tant d’heures, de tant de mois,
Sous ma voile sombre et fermée,
D’une vie autrefois aimée
Je ne traînais plus que le poids.

Après avoir décrit toutes ses souffrances morales et son désespoir, elle nous montre son ciel qui tout à coup s’embellit, s’illumine :

Je ne sais quelle voix puissante
Retint mon souffle suspendu,
Voix d’en haut, brise ravissante
Qui me relevait languissante,
Comme si Dieu m’eût répondu.

Mais pour trop d’espoir affaiblie,
Et voilant mes pleurs sous ma main,
J’ai dit dans ma mélancolie,
Lorsque tout m’ignore ou m’oublie :
« Quel Ange est donc sur mon chemin ? »

C’était vous, j’entendis des ailes
Battre au milieu d’un ciel plus doux
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Oui, du haut de son vol sublime
Lamartine jetait mon nom,
Comme, d’une invisible cime,
À la barque au bord de l’abîme
Le ciel ému jette un rayon.
· · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · · ·
Mais dans ces chants que ma mémoire
Et mon cœur s’apprennent tout bas,
Doux à lire, plus doux à croire,
Oh ! n’as-tu pas dit le mot Gloire ?
Et ce mot je ne l’entends pas.

Car je suis une faible femme ;
Je n’ai su qu’aimer et souffrir,
Ma pauvre Lyre, c’est mon âme ;
Et toi seul découvres la flamme
D’une lampe qui va mourir.

Oui, toi seul auras dit : « Vit-elle ? »
Tant mon nom est mort avant moi !
Et sur ma tombe l’hirondelle
Frappera seule d’un coup d’aile
L’air harmonieux comme toi.
Mais toi dont la gloire est entière ;
Sous sa belle égide de fleurs,
Poëte, au bord de ta paupière,
Dis vrai, sa puissante lumière
A-t-elle arrêté bien des pleurs ?

J’aspirais surtout, Messieurs, par l’esquisse de la vie de Marceline Desbordes-Valmore, à vous faire, dans ce premier entretien, comprendre et saisir cette nature d’élite d’où sont sortis, comme d’une source vive, tant de sentiments vrais, tendres, profonds ; et voici qu’elle-même met en pleine lumière et sa nature et son génie par quelques traits d’une vérité inimitable et dont rien, selon moi, ne dépasse la grâce touchante :

« Je ne suis qu’une faible femme ;
Je n’ai su qu’aimer et souffrir ;
Ma pauvre Lyre, c’est mon âme.

Dans une seconde conférence, si vous le voulez bien, nous passerons en revue les œuvres de madame Desbordes-Valmore. Au premier abord, il semble qu’il y ait quelque hardiesse à occuper un nombreux auditoire pendant plus d’une soirée de volumes de vers dus à une âme poétique ; notre siècle est si positif et si prosaïque !… Eh ! bien, permettez que pour ma part, je pense mieux de notre siècle. Sans doute nous sommes bien loin d’avoir, comme autrefois nos pères dans leur existence trop souvent vide d’occupations sérieuses, l’engouement des petits vers, des prétentieuses bagatelles, ou bien encore le culte affecté d’une versification pompeuse et froide qu’on appelait complaisamment de la poésie. Cette mode a fait son temps, elle est passée sans retour, avec des mœurs superficielles et un désœuvrement d’esprit qu’aujourd’hui nous comprenons à peine ; mais ce qui est vrai, ce qui est beau, ce qui vient de l’âme et s’adresse aux meilleurs sentiments de notre nature, ce qui nous saisit vivement par le charme ou la force de l’expression, voilà véritablement la poésie, et cela n’est affaire, ni de temps, ni d’engouement, ni de mode. De nos jours, comme aux époques le plus éprises de littérature, chaque fois qu’une vive imagination, qu’un grand esprit, qu’une âme passionnée s’emparera de la langue des vers, il se trouvera un public attentif, ému, prêt à s’électriser d’une puissante mélodie vibrant au fond des cœurs. Notre siècle est fier à bon droit de son attraction vers le progrès, de ses puissants efforts pour reculer de tous les côtés les limites du monde intellectuel. Non, il ne peut pas méconnaître et renier la poésie, la plus forte, la plus entraînante expression de la pensée et du sentiment humains.

  1. Le grand statuaire s’appelait en réalité, Jean Boulongne ; il était né à Douai, en 1524. On montra longtemps dans notre ville sa maison paternelle, rue basse de la Mairie, connue alors sous le nom de rue du Pont-à-val.
  2. Monsieur le président Cahier.
  3. C’est à Bruxelles, le 7 septembre 1817, que Marceline Desbordes épousa M. Valmore. Ensemble ils revinrent à Paris, en 1819, et M. Valmore fut engagé à l’Odéon qui se relevait de ses ruines après l’incendie dont il avait été atteint. Madame Desbordes-Valmore, en 1823, tout en accompagnant son mari de Lyon à Bordeaux, où il était appelé, renonça définitivement au théâtre.