La Vie et l’Œuvre de Maupassant/4.8

VIII

À partir du jour où son fils fut interné, Mme  de Maupassant s’occupa de ses intérêts. Quelque temps on avait essayé de lui cacher la vérité, pour ménager sa propre santé, alors très compromise. Mais il fallait bien songer à prendre certaines dispositions qui rendaient nécessaire l’intervention de la mère. Elle avait choisi comme administrateur des biens un avoué, M. Jacob, ami de la famille, à qui Maupassant lui-même avait commis ses dernières volontés. Mais un administrateur, M. Lavareille, fut désigné par le tribunal[1]. Le mobilier et la bibliothèque furent mis en vente[2] la villa de Cannes fut sous-louée, et le Bel-Ami vendu par l’intermédiaire d’une agence[3]. Maupassant laissait en outre une grosse fortune, dont il assurait par son testament la jouissance à sa nièce, la fille de son frère, alors mineure.

En ce qui concerne l’œuvre littéraire, Mme  de Maupassant respecta l’une des dernières volontés de son fils, en en retirant la propriété à l’éditeur Havard. Elle pensait que, lorsqu’on jouerait à la Comédie-Française la pièce que Maupassant avait eu le temps de terminer, la Paix du ménage[4], on pourrait profiter de l’occasion pour présenter au public des éditions nouvelles de l’auteur. C’est l’éditeur Ollendorff qui fut chargé de préparer ces rééditions.

Maupassant laissait plus d’une œuvre inachevée ou inédite. Peu de temps avant la débâcle finale, nous avons vu qu’il songeait à une étude d’ensemble sur Tourgueneff, qu’il destinait à la Revue des Deux Mondes, et pour laquelle il avait demandé la collaboration de sa mère. Il travaillait aussi à son roman, l’Angélus dont il avait lu à Aug. Dorchain les cinquante premières pages ; il l’avait interrompu quelque temps pour se mettre à Musotte, la pièce qu’il écrivit en collaboration avec J. Normand et qui fut jouée pour la première fois au Gymnase le 4 mars 1891[5].

C’était, en effet, le théâtre qui le préoccupait le plus dans les dernières années de sa vie. Il avait confié à quelques amis ses projets de pièces[6]. Notamment il destinait au Théâtre-Français, pour ses débuts, une comédie en trois actes, qui n’était pas la Paix du ménage. Mais il ne voulait pas entendre parler du Comité de lecture et s’emportait quand on lui opposait la règle.

Je tiens à vous donner ma pièce, disait-il à J. Claretie, je vous donnerai ma pièce ; vous la jugerez tout seul, vous la recevrez tout seul, et vous la jouerez !… Je l’écrirai cet été, le plan en est achevé, je vous l’apporterai cet automne et vous la jouerez cet hiver[7].

Déjà Maupassant avait eu plus d’un démêlé avec la direction du Gymnase au sujet de Musotte ; il écrivait à Victor Koning, en lui déclarant qu’il ne lui donnerait plus rien pour son théâtre : « Vous avez un succès avec la moindre de mes nouvelles. Or j’ai écrit cent vingt nouvelles au moins qui valent celle-ci [la nouvelle l’Enfant d’où est tirée Musotte] ; c’est donc cent vingt succès qui vous échappent, c’est-à-dire une fortune, des années de fortune qui s’en vont. Tant pis pour vous ! » Sous cet entêtement, sous cette susceptibilité exaspérée, se devinent les premiers troubles pathologiques.

Plusieurs des œuvres inédites de Maupassant, même parmi celles qui étaient inachevées, furent publiées après sa mort. Mme  de Maupassant autorisa ces publications ; peut-être même les a-t-elle encouragées, malgré la volonté maintes fois exprimée de son fils. Ses amis se rappelaient pourtant lui avoir entendu « manifester une réprobation absolue contre les publications posthumes en gênéral et en particulier contre la publication des correspondances privées[8] » ; il ajoutait qu’il ne voudrait à aucun prix qu’on éditât après sa mort une œuvre quelconque de lui.

La librairie Ollendorff trouva dans ses manuscrits la matière de trois volumes de nouvelles inédites : les Dimanches d’un Bourgeois de Paris, le Père Milon et le Colporteur. Beaucoup de ces nouvelles présentent un intérêt documentaire particulier : elles sont, comme on l’a montré, autant d’esquisses, de premières ébauches ou de notes que Maupassant rédigeait pour les reprendre ensuite et les utiliser dans ses romans ou dans ses nouvelles définitives[9]. On a publié aussi, dans des études fragmentaires, presque tous les vers de jeunesse auxquels l’auteur n’avait pas voulu faire place dans son recueil ; ces vers n’ajoutent rien à la gloire du poète ; plusieurs cependant sont d’une forme alerte qui n’est pas sans agrément et nous en avons nous-même consulté quelques-uns avec profit pour l’histoire des premières années de Maupassant[10]. Mais en dehors des pièces d’enfance ou de jeunesse, il y a quelques vers fantaisistes que l’on a tort d’oublier, témoin ces amusants distiques, retrouvés par le Gaulois en 1885 sur le mur d’un restaurant de Chatou :

sous une gueule de chien

Sauve-toi de lui, s’il aboie ;
Ami, prends garde au chien qui mord.

Ami, prends garde à l’eau qui noie ;
Sois prudent, reste sur le bord.
 
Prends garde au vin d’où sort l’ivresse,
On souffre trop le lendemain.

Prends surtout garde à la caresse
Des filles qu’on trouve en chemin.

Pourtant, ici, tout ce que j’aime
Et que je fais avec ardeur.

Le croirais-tu, c’est cela même,
Dont je veux garder ta candeur.

Cette confession impromptue, qui est signée et datée, Chatou, 2 juillet i885, et que l’on a pu voir longtemps au restaurant du Pont de Chalou, rendez-vous des artistes et des peintres qui en ont illustré les murs de fresques originales, accompagnait une superbe tête de griffon, signée du comte Lepic[11].

Maupassant laissait aussi deux romans inachevés, l'Angélus et Après ! L’auteur aimait beaucoup le premier de ces romans ; il en parlait avec un enthousiasme sincère, il disait à sa mère :

Je marche dans mon livre comme dans ma chambre, c’est mon chef-d’œuvre[12].

Les fragments qu’a publiés la Revue de Paris[13] donnent une idée assez complète de l'ensemble ; certains chapitres, déjà écrits, ne furent pas retrouvés, et Mme  Leconte du Nouy, à qui Maupassant les avait communiqués, en fit pour la revue une brève analyse[14].

Enfin, il faudrait joindre à ces œuvres posthumes toute la série des articles que Maupassant écrivit pour les journaux auxquels il collaborait. Plusieurs de ces articles mériteraient d’être réimprimés ; ils sont aujourd’hui tellement oubliés qu’on les peut dire inédits. C’est à eux que nous avons emprunté plus d’une fois la matière de notre étude ; il en est qui ont pris place sous une autre forme dans l’œuvre complet de l’auteur, notamment dans ses livres de voyages. Mais beaucoup sont de curieuses chroniques inspirées par l’actualité ou par les nécessités d’une polémique personnelle et permettraient de restituer une figure peu connue de Maupassant journaliste.

Il nous paraît, en effet, que l’on ne peut négliger des documents de ce genre dans l’histoire d’une vie qui fut tout entière dominée par le souci des lettres. S’il est légitime, comme nous avons tenté de le faire, d’étudier la personne de Maupassant à travers son œuvre, et de ne rien dire de l’une que ce que l’autre révèle ou explique, c’est qu’il y a peu d’écrivains qui aient possédé à un si haut degré le respect et la passion de la parole écrite : le livre n’est pas le caprice d’un amateur, l’accident d’une vie désœuvrée ; il est la conscience même et la chair vive de l’écrivain. La gloire et l’argent ont pu nous apparaître un instant, à travers quelques boutades de l’auteur, à travers ses premiers accès d’impatience nerveuse, comme la fin occasionnelle de son activité littéraire ; mais ce n’est là qu’une illusion. Toutes ses déclarations sincères, toutes ses confidences protestent contre cette conception étroite de l’art. Sa vie entière appartint à l’œuvre qu’il portait en lui, qui le maîtrisait et l’entraînait impérieusement, et dont la hantise perpétuelle, implacable, l’a épuisé prématurément. On peut dire sans exagération que son œuvre même a déterminé sa vie, si rapide et si pleine, le livrant successivement à toutes les jouissances, à tous les instincts, à toutes les curiosités que son tempérament artistique réclamait. Aucune influence étrangère ne l’a déformée, aucun obstacle ne l’a jamais détournée de son cours régulier et limpide. Depuis le premier jour et depuis le premier livre jusqu’aux dernières heures et jusqu’aux dernières pages, il resta fidèle à ce principe que lui avait transmis son maître : « Tout sacrifier à l’art ; la vie doit être considérée par l’artiste comme un moyen rien de plus[15]. » Quand il sentit s’obscurcir en lui la vision claire et l’intelligence lucide, quand il fut impuissant à résister au flot trop abondant des images et des visions incohérentes, il voulut mourir, libre encore et conscient, pour ne point donner à ceux qui l’avaient aimé ou qui l’avaient envié le spectacle honteux d’une déchéance.

  1. A. Lumbroso, pp. 470-471.
  2. Ibid., pp. 479-482.
  3. Ibid., p. 471.
  4. La Paix du ménage fut jouée pour la première fois à la Comédie-Française le 6 mars 1893.
  5. Rappelons que la première donnée de cette pièce se trouve dans une nouvelle de Maupassant, L’Enfant (recueil Clair de lune).
  6. Voir l’article de J. Normand, dans le Figaro, auquel nous avons déjà fait quelques emprunts, et l’article de J. Claretie, la Dernière pièce de Maupassant, Notes intimes (Annales, 27 mai 1900).
  7. J. Claretie, art. cité.
  8. A. Lumbroso, p. 585, d’après une lettre de M. Albert Cahen.
  9. Cf. E. Maynial, la Composition dans les premiers romans de Maupassant. (Revue bleue, 31 octobre et 7 novembre 1903.)
  10. Joindre aux vers que nous avons cités l’amusante pièce de St Charlemagne, publiée par les Annales, 4 février 1900.
  11. D’après le Gaulois, 12 juillet 1885.
  12. A. Lumbroso. p. 118.
  13. Numéro du 15 mars 1895.
  14. En regardant passer la vie, p. 50.
  15. Correspondance de Flaubert, IV, p. 303.