La Vie en fleur/Chapitre XXVI

Calmann-Lévy (p. 285-295).

XXVI

LA DOULEUR DE PHILIPPINE GOBELIN

Le soleil de thermidor répandait ses nappes de flamme sur les quais, la rivière et les jardins. J’entrai au Louvre avec une familiarité respectueuse. Une fraîcheur humide baignait les salles désertes de la sculpture antique.

Devant ces restes d’un art sans égal, auprès duquel tout est misère et difformité, je fus saisi d’enthousiasme et de désespoir. Abîmé sur une banquette devant l’Arès Ludovisi, j’éprouvais une ardeur de vivre et de mourir, un mal délicieux, une tristesse infinie, une ivresse d’horreur et de beauté ; je sentais, en même temps, un désir insensé de tout voir, de tout savoir, de tout connaître, de tout devenir et en même temps l’envie de ne plus penser, l’ivresse de ne plus sentir, le charme de ne plus être.

Je me remis à errer dans les galeries peuplées de statues, parmi ces formes naturelles et savantes, qui expriment, autant que l’harmonie des corps, l’harmonie des mondes, et nous révèlent tout ce que nous pouvons concevoir de l’Univers. Peu à peu, sous cette influence d’un art qui est beauté et raison, je me pénétrai d’idées claires et de pensées sereines. Je me promis de regarder d’un œil tranquille la vie et la mort qui ne sont que les deux aspects de la nature, et se ressemblent comme les deux enfants Éros et Anteros qu’on voit sculptés sur les sarcophages antiques.

Je me rendis ensuite dans les salles assyriennes. Et devant les taureaux ailés, à face humaine, du palais de Sargon, je résolus de partir avec l’ingénieur Airiau pour ces pays vers lesquels m’entraînaient l’espoir de faire ma fortune, une curiosité généreuse et des raisons très diverses, parmi lesquelles le désir de voir le tombeau de Zobéïde n’était peut-être pas la plus faible.

Je crois, sans être sûr, je crois que l’influence de madame Airiau agit d’une façon prépondérante sur ma détermination. C’est elle qui m’avait engagé dans cette entreprise. Ses yeux de violette, sa beauté composée, sa tête exquise avaient exercé un charme sur ma jeunesse. Elle m’attirait. En partant, je m’éloignais d’elle qui restait à Paris, et je partais pour ses beaux yeux dont je perdais ainsi la vue. C’est là un des traits de mon génie.

Mes parents s’inquiétaient pour moi d’un long voyage, plein de fatigues et de périls. Mais considérant l’encombrement des carrières, et respectant ma liberté, ils ne s’opposaient pas à mon entreprise qui leur semblait hardie. Ma mère, quand je lui parlais de ce voyage, me souriait, les yeux gonflés de larmes.

Les rues de Paris, à l’approche de la nouvelle année, ressemblaient à des rangées de gigantesques boîtes de bonbons et de jouets, de fruits confits, de bijouterie et de maroquinerie, que les brumes et les frimas enveloppaient comme d’ouate et de toile d’emballage.

J’allai faire mes adieux à mon pauvre parrain que j’avais beaucoup négligé depuis un an. Je le trouvai assis dans son fauteuil, diminué, la tête grosse comme le poing, les jambes enflées, avec un air inusité de tristesse, très grièvement atteint de la maladie de cœur dont il devait mourir. Secouant une revue de paléontologie :

— Ils ne croient pas à l’homme fossile, me dit-il.

Un rire douloureux secouait ses breloques sur son ventre qui avait fondu.

Madame Danquin tout à fait impotente, assise de l’autre côté de la cheminée, dans un fauteuil, entre ses deux béquilles, gardait sa gaîté constitutionnelle. Elle me parla de toute cette jeunesse à laquelle elle s’intéressait : les jeunes Bondois, Edmée Girey, Élise Guerrier qu’elle se plaignait de ne plus revoir. Elle m’annonça une grande nouvelle, le mariage de Madeleine Delarche qui épousait le docteur Renaudin un peu trop âgé pour elle, peut-être, fils de ses œuvres, sans fortune, mais appelé à un grand avenir.

— Madeleine, me dit-elle, est jolie, distinguée ; vous l’appeliez l’amour sacré à cause de ses yeux rêveurs et de sa taille élancée. Elle a une très jolie dot.

Madame Danquin se recueillit un moment et reprit d’un ton pénétré :

— Nous ne sommes pas d’accord, mon mari et moi, sur le cadeau de noce que nous devons faire à Madeleine ; mon mari voudrait lui donner un service à café en argent. Je crois qu’une paire de girandoles seraient très convenables dans le salon d’un docteur. Il faut un peu éblouir la clientèle… Madame Delarche avait d’autres vues pour sa fille, mais comme elle me le disait si raisonnablement : « Les enfants doivent se marier pour eux et non pour leurs parents… »

On s’embrassa.

— Pierre, me dit avec un reste d’ardeur mon pauvre parrain, si tu trouves du préhistorique sur les bords de l’Euphrate, pense à moi.

Peu de jours après les fêtes du jour de l’an, j’allai prendre congé des dames Gobelin, qui demeuraient dans les combles d’une haute maison de la rue du Bac, sous une cage de verre bleu qu’un photographe occupait sur le toit. La maison très vaste regorgeait d’industries. Des magasins de thé, de vases de Chine et d’étoffes d’Orient parfumaient le rez-de-chaussée et l’entresol. À chaque étage, des plaques de cuivre vissées sur l’huis désignaient les arts et métiers qui s’exerçaient derrière ces portes. Au premier, on lisait : Mademoiselle Eugénie, modes ; au deuxième, Héricourt, médecin-dentiste ; au troisième, Madame Hubert, corsets ; au quatrième, une carte clouée par quatre pointes portait cette inscription : l’Enfant de Marie, revue hebdomadaire. Les dames Gobelin habitaient au-dessus. Je trouvai Philippine longue et dégingandée comme de coutume, les cheveux fades, les yeux petits, la bouche grande, grise de tristesse. Sa mère, toute blanche, les yeux lavés, ses joues de papier de soie toutes chiffonnées, n’avait plus d’âge. Les deux femmes coloriaient des photographies d’enfants. J’annonçai mon départ. Madame Gobelin me dit que les Danquin l’en avaient déjà informée. Philippine, les lèvres pincées, ne dit rien ; il me sembla qu’elle était blessée de ne pas l’avoir appris la première, et je lui sus gré du reproche que je croyais lire dans ses yeux.

Je pensai effacer cette impression par des marques d’intérêt, lui demandai si elle n’enverrait pas un cadre de miniatures au Salon, et promis de lui expédier de Bagdad quelques-unes de ces aquarelles persanes qu’elle aimait.

Elle s’anima et farda sa tristesse d’une gaîté criarde.

Sa mère me montra une belle azalée posée sur le piano.

— Voyez, me dit-elle, ce que ce bon Monsieur Danquin, qui, d’ordinaire, ne chôme pas les saints, lui a envoyé pour l’anniversaire de sa naissance.

Et, regardant sa fille avec une tendresse inquiète, elle ajouta :

— Philippine est née un 20 janvier, et il n’y a pas encore assez longtemps de cela pour qu’on ne puisse célébrer son jour natal.

— Oui, dit Philippine, je suis née le 20 janvier, sous le signe infortuné du Verseau.

Et, prenant un ton de diseuse de bonne aventure :

— Les personnes qui sont nées sous ce signe oublient en sortant leur parapluie quand il va pleuvoir. Chaque fois qu’elles mettent un chapeau neuf, passant dans une rue, sous une fenêtre garnie de pots de fleurs qu’on arrose, elles reçoivent une potée d’eau sur la tête. Et, s’il fait du vent, elles reçoivent aussi le pot de fleurs. Elles sont souvent enrhumées.

— Grande folle ! soupira Madame Gobelin.

Philippine fit encore quelques bouffonneries, mais on voyait qu’elle avait envie de pleurer. Je pensai que mon départ lui causait ce profond chagrin qu’elle ne pouvait cacher et il me fallut bien en conclure qu’elle m’aimait. Je ne m’en étais pas encore aperçu ; il m’avait paru, au contraire, qu’elle ne me distinguait pas de tant de bons camarades avec lesquels elle se montrait obligeante et familière. Bien que subite, ma découverte ne m’étonna pas. Tout de suite cet amour me parut vraisemblable, naturel, dans l’ordre des choses. Selon moi, la vive intelligence de Philippine, son goût exquis, sa philosophie devaient l’y porter.

Elle m’en parut, sinon plus jolie, du moins plus agréable. Comme la conversation languissait, j’imaginai qu’au moment des adieux, elle me dirait à l’oreille : « Ne partez pas », que je lui répondrais : « Eh bien ! Philippine, je reste » et que la joie que je verrais alors briller sur son visage me comblerait de bonheur. Et qui sait ? Peut-être la joie embellirait-elle cette aimable fille. « Elle est changeante », pensais-je.

Je me levai pour prendre congé. Voyant que le poêle était près de s’éteindre, Philippine courut en jurant et maugréant le ranimer. Elle tenait le seau d’une main, le tisonnier de l’autre quand je lui fis des adieux.

— Je vous envie, me dit-elle, d’aller voir des contrées merveilleuses… Si je pouvais, moi aussi, je voyagerais !… Adieu, monsieur Pierre.

Sur le palier, je l’entendis crier en tisonnant :

— Cette rosse de poêle !…

Je descendis l’escalier avec lenteur et songeai sur le seuil de l’enfant de Marie :

« Elle ne m’a rien dit, rien laissé deviner. Sans doute, la présence de sa mère, sa discrétion, sa délicatesse… Je ne puis pourtant pas remonter et m’écrier : « Je reste ! »

Je me rencontrai avec une grosse dame qui allait chez madame Hubert, la corsetière.

« Elle m’intéresse, elle m’inspire de la sympathie, de l’estime, une sorte d’admiration, me disais-je, mais je ne l’aime pas, je ne l’aimerai jamais. Je ne peux songer à l’épouser. Je ne peux lui sacrifier ma vie… »

Mes regards rencontrèrent, sur cette réflexion, l’enseigne du dentiste Héricourt, qui me causa une impression pénible et m’excita à descendre vivement les marches. Une douce odeur d’iris se faisait sentir sur le palier de mademoiselle Eugénie. Là, m’arrêtant un moment, je songeai :

« Non, je ne veux pas que cette jeune fille souffre pour moi, tombe malade, meure peut-être. Je retournerai demain chez elle ; j’épierai le moment de la voir seule, j’amènerai, je provoquerai ses aveux, ou plutôt je les devinerai… Je lui dirai : « Je reste ! » Je l’aurai sauvée et je l’en aimerai chèrement. »

Je goûtais par avance les délices du sacrifice, quand, sur le palier de l’entresol, je rencontrai mademoiselle Élise Guerrier, plus étrange encore que je ne l’avais jamais vue dans le froid qui marbrait ses joues. Plutôt déesse immortelle et bête sauvage que femme. Et lointaine et mystérieuse. Je demeurai, comme à mon habitude, stupide devant elle, et ne trouvai pas un mot à lui dire.

— Vous sortez de chez les dames Gobelin !… Comment avez-vous trouvé Philippine ?

— Mais, assez bien…

— Elle ne vous a rien dit, rien laissé voir ?

— Non…

— Elle a tant d’énergie !…

Je balbutiai :

— Oui, elle a…

— Elle en a bien besoin pour supporter le coup terrible qui la frappe.

— Le… le coup ?

— Le mariage du docteur Renaudin avec cette petite sotte de Delarche.

— Ah ! le mariage du docteur Renaudin…

— La pauvre Philippine ! En réalité, Renaudin ne l’a jamais aimée, mais il le lui a laissé croire. Elle en était folle. Il a épousé la petite Delarche pour sa dot. Elle le rendra malheureux. Mais Philippine en mourra.

Et mademoiselle Guerrier éclata d’un rire sombre en maudissant la folie des femmes.