La Vie en fleur/Chapitre XXVII

Calmann-Lévy (p. 296-311).

XXVII

MARIE BAGRATION

Ἤρατο δ’οὐ μάλοις, οὐδὲ ῥόδῳ οὐδὲ κικιννοις…
ΘΕΟΚΡΙΤΟΥ, Κυκλωψ.


Je ne payais pas de mine, je dansais mal ; dans la conversation, mon naturel m’emportait tantôt aux pensées graves, tantôt aux imaginations burlesques, sans me conduire jamais aux idées faciles, qui plaisent ; je me tenais toujours à quelque extrémité, ou plus bête ou plus intelligent que les autres et, dans les deux cas, également insupportable ; le goût que j’avais des femmes, trop excessif pour être montré, me rendait timide avec elles : autant de raisons de ne pas réussir dans le monde. Je voyais bien que dans plusieurs maisons où j’avais été présenté on ne m’invitait plus. Il y avait pourtant un salon où je ne semblais pas trop déplaire : c’était celui de madame Airiau, femme de l’ingénieur que je devais accompagner dans un de ses voyages d’exploration en Asie. Elle recevait en son riche appartement de la place Vendôme des artistes, des hommes de science, des hommes d’affaires et des femmes de diverses qualités, que rehaussaient toutes l’éclat des bijoux et la majesté de la crinoline. Je crois qu’il y venait beaucoup de juifs ; mais on n’y faisait pas attention, tant alors il y avait peu d’antisémitisme en France. Que dis-je ? On considérait les juifs pour avoir rempli, avec les Fould et les Péreire, les plus hauts emplois dans le gouvernement de juillet et au début de l’Empire. On recevait dans ce salon des étrangers, Turcs, Autrichiens, Allemands, Anglais, Espagnols, Italiens, et personne n’y trouvait à redire. Paris était, sous Napoléon III, l’auberge du monde. On y traitait avec une cordiale magnificence les hôtes venus de tous les pays du monde. Rien n’y annonçait la xénophobie qui plus tard assombrit la troisième république, ces haines, ces soupçons, fruits empoisonnés de la défaite, que la victoire, après cinquante ans, multiplia et qui, maintenant, ne périront jamais. Ce qui me plaisait le mieux dans le salon de madame Airiau, c’était madame Airiau, jolie sans éclat, mince, fine, causant bien, et qui m’avait témoigné de la sympathie. Or, un soir où j’allai chez elle, je trouvai, parmi quelques familiers de la maison, turcs, pour la plupart, une dame que je ne connaissais pas et à qui madame Airiau me présenta, la princesse Marie Bagration. Je la vis à peine, mes yeux étaient troublés ; je ne pus dire un mot. Je me sentis tout à coup le plus misérable des hommes. J’avais perdu en un moment l’usage de mes sens, toutes mes facultés, la possession de moi-même, la raison, à cause d’une femme dont je me sentais aussi éloigné que je pouvais l’être d’aucune autre créature humaine. Assez prompt d’ordinaire à saisir le détail d’une toilette, je vis seulement qu’elle était habillée de blanc et portait un collier de perles, qu’elle avait les bras nus, mais cela même ne m’était pas distinct. Son éclat, très doux, me la voilait. Peu à peu, je vis qu’elle avait les cheveux châtains assez foncés, les yeux noirs et or, le teint égal, et qu’elle était grande, d’une forme dégagée et pleine. Je frissonnai en entendant sa voix qui me caressait et me déchirait délicieusement, une voix étrange, un peu barbare et qui chantait. Je ne sais combien je fus de temps sans pouvoir parler. Le salon s’était rempli à mon insu. Je me trouvai à côté d’un monsieur Milsent qui me plaisait assez et avec qui j’étais en confiance. Il me serait impossible de dire quels sujets il toucha d’abord et comment il en vint à parler de la princesse Bagration ; la suite de la conversation, par contre, m’est restée présente. Apprenant que je n’avais jamais entendu parler d’elle, il m’en montra sa surprise. Pour lui, il n’en savait que ce que tout le monde en disait et qu’il résuma.

— C’est une princesse russe, séparée de son mari toujours en voyage. Elle vit, me dit-il, à Paris avec sa mère, qui boit de l’éther et que personne n’a vue. On leur croit de la fortune, mais on doute qu’ils soient de vrais Bagration. La princesse fait de la sculpture. Sa vie est mystérieuse. Comment la trouvez-vous ?

Je ne pus répondre. M. Milsent reprit :

— Eh bien, puisque vous êtes présenté, allez la voir. Elle reçoit tous les jours dans son atelier de la rue Basse-du-Rempart, à partir de cinq heures. On y voit des figures très intéressantes : Tourguenef, monsieur et madame Viardot, le pianiste Alexandre Max et des femmes curieuses.

Je me promis de ne pas aller la voir, j’en fis le serment ; mais je savais bien que j’irais et déjà la rue Basse-du-Rempart était le but où je tendais.

Quand la princesse prit du thé, je m’approchai d’elle ; je la voyais toujours dans un nimbe et pourtant avec cette fermeté de lignes qui était son principal caractère ; ses mouvements étaient larges, libres et plus rythmés et plus musicaux que ceux des autres femmes. Ce qui me frappait d’une sorte d’effroi, c’était l’air d’indifférence imprimé sur ses traits, c’était ce beau visage fermé comme un tombeau. S’il m’avait fallu définir alors le sentiment que j’éprouvais pour cette femme, je crois que j’aurais dit : c’est la haine, mais une haine désarmée, tranquille et belle comme son objet. Elle partit de bonne heure. J’éprouvai à son départ l’impression que je n’en étais pas séparé et que désormais, où qu’elle fût, elle serait près de moi.

Et maintenant, en vérité, je la voyais plus distinctement que je n’avais pu le faire en sa présence. Je retrouvais tout d’elle : son petit front, qui rejoignait la racine du nez par une ligne presque droite, les disques des prunelles où nageait l’or fondu dans un ciel presque noir, les narines fières comme des ailes, les lèvres entr’ouvertes, rapprochant leurs deux arcs rouges pour le plus beau des baisers solitaires, le cou puissant et blanc, les seins écartés sur une poitrine large. Oui, je la haïssais pour avoir pris ma vie sans le savoir, pour ne rien me donner à la place qu’un fantôme, car je n’eus pas un moment l’illusion que je pourrais être quelque chose pour elle ; je sentais alors près des femmes une timidité dont je devais être long à me guérir ; mais ce n’était pas, devant celle-là, de la timidité que j’éprouvais, c’était de l’effroi, de l’épouvante, une horreur sacrée. Madame Airiau, quand je pris congé d’elle, me dit avec aigreur :

— Au revoir, monsieur. Et revenez-moi avec une autre figure.

Je m’aperçus alors que mon mal était plus grand que je ne croyais, que je le laissais paraître et portais en public les signes de mon égarement. J’étais accablé. Je le fus encore plus quand, en entrant dans ma chambre, qui n’était pas belle mais que j’aimais, je fus rempli de dégoût. Tout ce qui n’était pas elle m’était insipide ou odieux et je ne savais où loger le fantôme que j’avais rapporté.

Le lendemain matin, je le retrouvai, ce fantôme.

J’allai à la Bibliothèque Nationale et demandai les livres qui m’étaient nécessaires. J’avais à écrire une notice sur Paolo Ucello. Incapable de réflexion, sans empire sur mon intelligence, je m’acquittai de ma tâche convenablement, et connus ainsi que pour réussir un travail d’esprit, une application machinale, quand on a des dispositions naturelles, suffit et que, le plus souvent, c’est par une lâche paresse qu’on attend l’inspiration. Nous étions le 6 mai ; je fixai au 14 ma visite à l’atelier de la rue Basse-du-Rempart. En attendant, mon obsession se fit de jour en jour plus apaisée et plus aimable. Je sentis que j’avais tort de revoir celle qui m’avait laissé son ombre, mais je ne revins pas sur mon propos. Le 14 mai, je fis ma toilette avec un soin singulier et choisis ma plus fraîche cravate. J’avais deux épingles : l’une figurait une fleur d’émail mi-close entre deux feuilles d’or, l’autre était faite d’une médaille d’Alexandre en argent, avec la tête de Jupiter-Ammon. Je préférai la médaille comme d’un art plus grand. Me rappelant mon silence et ma gaucherie quand je fus présenté à la princesse Bagration, je pensais qu’elle refuserait de me recevoir. Mais qu’importait ? Je n’avais rien à craindre, n’ayant rien à espérer.

La maison était basse, un petit escalier conduisait, en trois étages, à l’atelier. J’entrai. Elle me reçut comme si elle m’avait toujours connu, et, sans quitter l’ébauchoir, s’excusa de tendre une main pleine de glaise. Elle était vêtue d’une blouse grise qui tombait droit. Cette blouse était une révélation précieuse et surprenante à une époque où les femmes ne s’habillaient pas dans leur forme et superposaient à leur structure naturelle un édifice de couturière. On ne peut concevoir aujourd’hui la gloire que donnait à une femme comme Marie Bagration, cette enveloppe grossière qui l’emportait dans ses voiles, loin de la vulgarité mondaine, vers la région bienheureuse des nymphes et des déesses. Sa chair n’était plus dorée, comme je l’avais vue, par la lumière des bougies et des lampes ; mais le jour de l’atelier, venu du plafond, coulait sans s’interrompre sur le front et sur le nez qui étaient sur le même plan et le visage en recevait une pureté divine. Elle terminait le buste de M. Viardot qui était vieux et posait à demi assoupi. Les pas qu’elle faisait en s’éloignant de son œuvre pour en juger et en s’en rapprochant pour y travailler étaient assez courts et dénotaient une myopie légère. Il me sembla que son modelé avait de la vigueur et une certaine brutalité. L’atelier était encombré de plâtres, de vieilles icones ; des étoffes persanes y étaient jetées négligemment. M. Viardot, que j’avais déjà vu plusieurs fois, n’était pas seul avec elle. Trois hommes, l’un jeune, les deux autres vieux, étaient assis sur des divans dans un amoncellement de coussins. Je ne sus d’abord qui ils étaient, car la maîtresse de la maison ne présentait personne. Ils fumaient des cigarettes et parlaient à peine. Il y avait une vingtaine de minutes que j’étais là quand Marie Bagration s’adressant à un grand jeune homme blond :

— Cyrille, dit-elle, jouez-moi quelque chose.

Il se mit au piano et joua avec une prodigieuse virtuosité. J’eus l’humiliation de ne pas savoir ce qu’il jouait. Je lus sur la partition : Chopin, scherzo. Je regardais les mouvements de cette femme qui étaient pour moi la plus belle musique du monde.

Quand il lui fut permis de quitter la pose et pendant que Marie Bagration étendait un linge mouillé sur le buste, M. Viardot se secoua et sortit peu à peu de son engourdissement. C’était un grand amateur d’art, qui avait publié des livres estimés sur la peinture espagnole. C’était aussi un excellent homme. Il me félicita avec bonté de collaborer à un grand ouvrage sur les peintres. Époux de la plus parfaite chanteuse de son temps, il félicita Cyrille Balachow de son jeu ardent et passionné. C’est par lui que j’appris le nom du jeune virtuose. J’étais dans un monde nouveau, dont je ne savais rien. Je pris congé sans avoir échangé deux mots avec Marie Bagration.

Je ne la connaissais pas et peut-être que je ne désirais pas la connaître. Plus sage que je ne semblerai à ceux qui liront cette histoire, plus sage que je ne pensais moi-même, j’avais percé le secret d’Éros, j’avais appris que l’amour pur s’affranchit de toute sympathie, de toute estime et de toute amitié ; qu’il vit de désir et se nourrit de mensonges. On n’aime vraiment que ce qu’on ne connaît pas. Par quelle voie avais-je atteint cette vérité inaccessible ? J’avais tout ce qu’on peut atteindre de l’amour : un fantôme. Je promenais mon fantôme dans les bois de Meudon et de Saint-Cloud. Et j’étais heureux.

Je fis une visite à madame Airiau qui m’accueillit presque aussi affectueusement qu’à l’ordinaire, mais elle ne parla pas de la princesse Bagration. M. Milsent, que je trouvai chez elle, profita d’un moment où nous n’étions pas observés pour me demander si j’allais à l’atelier de la rue Basse-du-Rempart. Je lui répondis qu’oui ; mais rarement.

— Elle ne sait pas recevoir, reprit-il, c’est une sauvage…

Mes visites à la rue Basse-du-Rempart se suivaient sans diversité. Toujours, en franchissant le seuil de l’atelier, je me semblais transporté dans une autre planète. Une fois, je trouvai Marie Bagration seule, debout devant sa selle et caressant du doigt une petite figure de femme nue. Je voulus lui parler de son art, et, en tâchant d’éviter les louanges banales, je la félicitai d’une fermeté d’accent qui n’est pas ordinaire aux femmes. Elle ne parut pas mécontente de ce que je disais, mais elle laissa tomber la conversation. Je crus la soutenir en parlant de l’art grec pour lequel j’avais une admiration éperdue. Elle ne me suivit pas dans ces lointains domaines, et la conversation tomba cette fois pour ne plus se relever. Laissant l’ouvrière travailler en paix, je me tus. Après vingt minutes de silence, me montrant un livre broché qui traînait sur un divan, elle me dit de lui lire l’endroit qu’elle avait corné. C’était un tome d’une très vulgaire édition de Platon, traduit en français par quelque professeur. La corne était mise à ce passage du Banquet, que je lus à haute voix :

« Quoiqu’il se soit fait dans le monde beaucoup de belles actions, il n’en est qu’un petit nombre qui aient racheté des enfers ceux qui y étaient descendus ; mais celle d’Alceste a paru si belle aux hommes et aux dieux que ceux-ci, charmés de son courage, la rappelèrent à la vie. Tant il est vrai qu’un amour noble et généreux se fait estimer des dieux mêmes !

» Ils n’ont pas ainsi traité Orphée, fils d’Œagre. Ils l’ont renvoyé des enfers, sans lui accorder ce qu’il demandait. Au lieu de lui rendre sa femme, qu’il venait chercher, ils ne lui en ont montré que le fantôme, parce qu’il avait manqué de courage, comme un musicien qu’il était. Plutôt que d’imiter Alceste, et de mourir pour ce qu’il aimait, il s’était ingénié à descendre vivant aux enfers. Ainsi les dieux indignés l’ont puni de sa lâcheté en le faisant périr par la main des femmes. »

Elle avait entendu ma lecture avec cette impassibilité qu’elle portait en toutes choses. Mais, à la dernière phrase, elle m’interrompit et fit cette réflexion :

— Platon savait donc que les femmes sont plus courageuses que les hommes. Alors, pourquoi, dans le Banquet, appuie-t-il sa théorie de l’amour sur l’idée contraire ?

Elle me fit continuer la lecture. Au bout d’un quart d’heure, vint une dame russe qui s’appelait, comme je le sus bientôt, Nathalie Schérer. Elles s’embrassèrent et se traitèrent avec familiarité. Nathalie pouvait avoir trente-cinq ans ; elle était taillée en force, superbe de corps ; sa face camuse, ses pommettes saillantes lui donnaient quelque chose de la beauté hardie des faunes.

Six mois je fréquentai la maison de Marie Bagration sans faire le moindre progrès dans l’intimité de celle qui me recevait, sans même m’habituer à sa beauté que son éclat même me voilait. Mais cette femme, qui m’était si étrangère, quand je l’approchais, me devenait familière dès que j’étais hors de sa présence. Quand je pouvais m’échapper et fuir dans les bois qui entourent Versailles, je l’emmenais avec moi. Je puis le dire, car c’est bien vrai. Et enlacés l’un à l’autre, nous suivions les chemins secrets, ivres de joie et de douleur.

Un matin, je lus dans un journal :

« La princesse Marie Bagration est morte hier à minuit dans son domicile, rue Basse-du-Rempart. »

Le journal n’en disait pas davantage. Je connaissais trop peu celle qui s’en était allée pour pleurer sa perte, mais j’étais anéanti. C’était un écroulement, c’était la terre qui s’entr’ouvrait, engloutissant mon trésor, détruisant ce qui était pour moi toute la beauté du monde.

Je courus chez M. Viardot. Je le trouvai avec Cyrille Balachow, le pianiste.

— Cette mort ? m’écriai-je.

La voix de Cyrille fit écho :

— Cette mort !

— Marie Bagration s’est suicidée, dit Viardot, et d’une manière peu habituelle aux femmes. Le matin, on la trouva étendue sur son lit en robe blanche, son collier de perles au cou, la tempe droite percée d’une balle et son revolver à la main.

Je demandai si l’on savait les raisons de cet acte.

— Sa mère est folle, dit Viardot ; son père, le général Bagration, s’est suicidé. Il y a certainement une cause déterminante. Mais je ne la connais pas.

Cyrille agita longtemps ses longues mains. Puis :

— Le public lui prêtait de nombreuses et diverses amours. Chose étrange, ceux qui comme moi la fréquentaient assidûment ne lui ont pas connu d’amant. Mais cela ne veut rien dire. Allons lui dire adieu.

L’atelier du sculpteur était transformé en chambre ardente. Elle y reposait sur un lit, une petite tache ronde marquée sur sa tempe. La flamme vacillante des cierges animait son visage. Seule, sa pâleur tragique annonçait la mort. On retrouvait sur ses traits l’impassibilité qu’elle avait constamment montrée de son vivant, peut-être parce qu’elle regardait, à l’exemple des anciens, l’expression comme l’ennemie de la beauté. On l’avait habillée d’une robe blanche montante. Sa mère, assise près d’elle, maigre, échevelée, jetait des regards de sorcière. Les amis venaient en petites troupes et s’éloignaient lentement.