La Vie en fleur/Chapitre XXIX

Calmann-Lévy (p. 326-339).

XXIX

LE THÉÂTRE DES MUSES

Le voyage de Bagdad était sans cesse ajourné.

Je me rencontrai chez madame Airiau avec le fils d’un gros industriel, Victor Pellerin, qui aimait passionnément le théâtre, un garçon de vaste corpulence, toujours suant et soufflant, et les yeux hors de la tête, colérique et familier. Ayant obtenu d’une grande compagnie de gaz, je ne sais dans quelles conditions, la jouissance d’une salle très vaste, à Bercy, il y avait établi un théâtre et y donnait des représentations. Ce théâtre avait une scène, des décors, des coulisses et des loges pour les artistes. Il se nommait le Théâtre des Muses, et, si l’on y pratiquait fort peu les arts d’Euterpe et de Terpsichore, on y suivait assidûment les leçons de Thalie et de Melpomène. Son nom était ainsi justifié ; mais trop classique pour un temps où le goût romantique dominait encore, il n’eût pas attiré la foule : faible inconvénient pour un théâtre où l’on allait gratuitement et sur invitation. Pour moi, je trouvais que c’était un bien joli nom. Les acteurs étaient des gens du monde, de jeunes amateurs, camarades de Victor Pellerin. Les actrices étaient des professionnelles, appartenant à l’Odéon ou à d’autres théâtres parisiens, et il y avait parmi elles deux pensionnaires de la Comédie-Française. Pour un très minime cachet, Pellerin trouvait des actrices qui n’étaient pas maladroites et dont il obtenait un excellent travail. Ce gros garçon, en qui se trouvaient réunies toutes les qualités d’un bon directeur de théâtre, possédait éminemment la première de toutes, qui est la parcimonie. Il faut dire qu’elle lui était bien nécessaire ; car son théâtre, qui ne lui rapportait rien, lui coûtait fort cher. Et ses ressources de fils de famille y suffisaient à grand’peine. Je demande s’il est un autre art où il aurait trouvé à si peu de frais des concours si précieux.

Une circonstance particulière me fit assister aux répétitions du Théâtre des Muses. J’ai dit que Victor Pellerin était un excellent directeur de théâtre. Il choisissait fort bien ses pièces. Comme chaque ouvrage ne devait être joué que trois fois, il n’était pas tenu de suivre le goût du gros public ; il se souciait seulement de plaire aux connaisseurs ; et il y réussissait assez bien. Quand je le connus, il avait déjà monté, entre autres ouvrages qu’on n’avait pas vus ailleurs, l’Alchimiste de Ben Jonson, le premier Faust de Gœthe, les Sincères de Marivaux. Puis il eut l’idée de jouer Lysistrata, ce qui était alors une idée toute neuve. Songez que je vous parle de temps très anciens. Comme il me savait passionné pour l’art et la littérature de la Grèce antique, il pensa que je pourrais l’aider, par mes conseils, à transporter Aristophane à Paris, et m’invita aux représentations qui avaient lieu le soir. J’y fus assidu, non que je m’y crusse le moins du monde utile, mais parce que je m’y plaisais. Gœthe, amoureux de théâtre, disait qu’une pièce médiocre, faiblement jouée, fait encore un spectacle merveilleux. Je pensais comme cet homme divin. Et mon plaisir commençait aux répétitions, où l’on voit une confusion de mouvements et de paroles se transformer peu à peu en une suite bien ordonnée d’actions intéressantes. Il est beau que des hommes et des femmes, pareils, au fond, à tous les hommes et à toutes les femmes, mais non certes pires, égoïstes, avides, envieux, jaloux et se souhaitant réciproquement tout le mal possible, travaillent cependant avec zèle dans l’intérêt de tous et réalisent, par un effort obstiné, cet heureux ensemble qui les subordonne les uns aux autres. Lysistrata, c’était Marie Neveux, de l’Odéon, notre meilleure comédienne et la plus jolie, blonde par artifice, avec des yeux noirs veloutés. Elle faisait la pluie et le beau temps au Théâtre des Muses.

— Je ne montre de préférence pour aucune de ces demoiselles, disait Victor Pellerin. Si j’en montrais, je ne pourrais plus les conduire.

Parole indigne d’un bon directeur de théâtre comme lui. La vérité c’est qu’il montrait sa préférence pour Marie Neveux et qu’il avait beaucoup de peine à conduire sa petite troupe. De là son air colérique et mécontent, de là ce front toujours plissé et ces yeux qui lui sortaient de la tête. Mais il n’eût montré aucune préférence qu’il eût rencontré encore d’innombrables difficultés dans un métier qui en présente, à tout moment, de toutes sortes, et qu’il aimait pour cela même et aussi pour y montrer des préférences. Les comédiens, ses camarades, avaient tous aussi leur préférence. Les préférences des uns dérangeaient celles des autres : mais tout finissait par s’arranger. J’eus, de même, dès le premier jour, une préférence. Ce fut pour Lampito, la Lacédémonienne, dont le rôle était tenu par Jeanne Lefuel, de l’Odéon. Ce rôle est peu important. Jeanne Lefuel me demanda d’y ajouter des « béquets » et ne me le demanda pas en vain. Funeste conséquence d’une faiblesse amoureuse : j’interpolai le texte d’Aristophane ! Je dirai pour mon excuse que Lysistrata subit, au Théâtre des Muses, de telles altérations qu’Aristophane lui-même, si, par un prodige, il fût venu l’entendre, ne l’eût pas reconnue. Mais pourquoi chercher une excuse ailleurs que dans les yeux de Jeanne Lefuel ? Ils étaient, ces yeux, d’un gris qui n’était pas gris, d’un gris qu’on n’avait pas encore vu et qu’on ne reverra plus, d’un gris léger, liquide, subtil, aérien, éthéré, où des points lumineux, à peine perceptibles, se tenaient en suspension, venaient à la surface, plongeaient et reparaissaient encore. Jeanne Lefuel n’avait ni la fraîcheur, ni l’éclat, ni l’insolente jeunesse de Marie Neveux ; mais elle était mieux faite, ce qui, pour la plupart des hommes, ne lui donnait pas grand avantage. Car c’est le visage qui les attire d’abord et les rend coulants sur le reste. Qui a dit cela ? Un maître en la matière : Casanova. Il aurait pu ajouter que peu de gens savent juger de la beauté des formes. Pour moi, je savais beaucoup de gré à Jeanne Lefuel d’être faite comme elle était faite.

Le rôle de Lampito, en dépit de mes « béquets », était resté court. Aussi Jeanne Lefuel avait du temps à perdre et elle le perdit avec moi. Nous causions. Il fallait pour cela nous tenir loin de la scène. Car, au moindre bruit qu’il entendait dans la salle, Victor Pellerin devenait flamboyant de rage et poussait des hurlements furieux. Jeanne Lefuel n’avait que deux mots à dire pour me mettre en joie. Elle avait de l’esprit naturel, et, peut-être, un peu plus de lecture que nos autres comédiennes ; mais ce n’est pas cela que je goûtais en elle. D’ordinaire, dans la conversation, le sujet m’importe peu ; un petit comme un grand me trouve bien disposé, mais je veux qu’on le traite à mon goût, qui n’est pas bien relevé : les moindres esprits peuvent le satisfaire ; les plus considérables ont chance de le blesser horriblement. Les femmes, pour la plupart, n’y correspondent pas. J’aime très rarement leur conversation, mais, quand je l’aime, je l’aime à la folie. Parlons franchement, il me fâche qu’on parle correctement dans le particulier. Il faut laisser cela aux conférenciers. Un discours, si vous voulez bien, est un tableau ; c’est une peinture composée et achevée. Une conversation est une suite de croquis. Eh ! bien, mes goûts en conversation sont les mêmes que mes goûts en dessin. Je demande à un croquis d’être libre, rapide, incisif, mordant, forcé. Je lui demande de passer la mesure, d’outrer la vérité pour la faire mieux sentir. J’en demande autant à une causerie : elle m’est délicieuse quand elle fait passer sous les yeux une suite de pochades. La conversation des femmes du monde ne le fait pas, d’ordinaire. La conversation de Jeanne Lefuel le faisait sans cesse, avec naturel et facilité. C’était à chaque fois un album de Daumier qui s’effeuillait, et cela à une époque où la conversation d’une femme dans un salon vous étalait sans fin des feuillets de la Revue des Deux Mondes. Les sujets que touchait Jeanne Lefuel étaient petits, il est vrai, mais le trait dont elle les dessinait les grandissait démesurément. Elle contait le plus souvent des aventures de coulisses, des rivalités de théâtres et d’amour, des fureurs de femmes jalouses, des amitiés de comédiennes, brisées, réparées et de nouveau rompues en une soirée, moins encore, des farces de cabotins, un œuf glissé furtivement en scène, par Pyrrhus, dans la main d’Andromaque, et la veuve d’Hector, cet œuf tantôt dans la paume droite, tantôt dans la paume gauche, tendant au roi d’Épire des bras suppliants.

Et vous prononcerez un arrêt si cruel !…

Cet art délicieux de dessiner ses moindres causeries, elle le devait à sa nature ; elle le devait ensuite à sa profession qui enseigne à voir et à sentir, habitue aux formes et aux caractères des choses. Que d’agréables moments j’ai passés, grâce à elle, dans la grande salle nue et mal éclairée du Théâtre des Muses !

La répétition finissait vers minuit et les gens raisonnables se retiraient. Alors nous évoquions les esprits. Toutes ces femmes étaient spirites. Je ne sais pas si Jeanne Lefuel qui, de ses propres mains, faisait effrontément tourner les tables, ne croyait pas elle-même aux esprits. La table était parfois lente à s’échauffer, mais elle finissait par se soulever. Comment eût-elle pu résister indéfiniment à la pression de tant de mains impatientes ? On interrogeait les esprits par la typtologie, c’est-à-dire en convenant avec eux soit de la valeur alphabétique, soit de la signification conventionnelle des coups frappés par la table. Un coup signifie a, deux coups b, trois coups c, etc. Et encore, un coup pour dire oui, deux coups pour dire non. Par ce moyen, les esprits nous faisaient des réponses dont quelques-unes n’avaient pas de sens, et ce n’étaient pas les plus mauvaises. Comme je me montrais surpris qu’ils se montrassent si bêtes, notre duègne, qui se nommait Thérèse Duflon, me fit une réponse assez raisonnable :

— Ce sont, dit-elle, les esprits des morts, et il ne suffit pas d’être mort pour avoir de l’esprit.

C’est ainsi que nous interrogeâmes vainement sur sa situation présente une cardeuse de matelas récemment décédée à Amiens. La pauvre âme, qui n’en avait jamais su beaucoup sur la vie, en savait encore moins sur la mort. Et c’était le cas de la plupart des âmes qui parlaient dans la table. Elle avait ses esprits familiers, dont un nommé Charlot, qui était fort mal embouché, et un certain Gonzalve, que mademoiselle Berger reconnaissait pour un amant qui lui était cher et qu’elle avait malheureusement perdu. Nous assistions avec beaucoup de sentiment à ces rencontres touchantes d’un mort et d’une vivante. Mais des coups frappés par un pied de table ne fournissent pas un langage assez riche à la passion, et Gonzalve nous ennuyait. Une de nos plus jolies actrices, nommée Rosemonde, se jetait avec plus d’ardeur et de curiosité inquiète que les autres, et que mademoiselle Berger elle-même, dans la nécromancie, depuis qu’elle croyait avoir évoqué l’âme d’une petite fille nommé Luce qui, à sept ans, joua la comédie à l’Odéon et mourut, répétant ainsi le sort de l’enfant Septentrion qui dansa deux fois sur le théâtre d’Antipolis et plut. Biduo saltavit et placuit. Rosemonde obsédait Luce de questions sur sa vie terrestre, si brève, et sur son état présent. Luce ne parlait guère et restait peu. On faisait observer qu’elle frappait des coups beaucoup plus légers que les autres esprits, et que ses rapides apparitions étaient bien dans le caractère d’un enfant. Rosemonde à force de recherches se mit en rapport, par le moyen de la typtologie, avec une tante de Luce. Et, entre autres questions qu’elle fit à cette dame défunte, elle lui demanda de qui Luce était fille. Mal satisfaite des réponses de la tante, la curieuse Rosemonde, qui avait fini par connaître plusieurs membres trépassés de la famille de la petite Luce, mena une enquête longue et confuse, sans parvenir à distinguer entre la mère et la grand’mère de l’enfant. Et sa curiosité ne fut pas mieux contentée que celle des érudits qui voulurent savoir de qui sortait cette petite Menou de la troupe de Molière.

Malgré les plaisanteries les plus libres, les fraudes les plus grossières et les mystifications les moins dissimulées, qui ne cessaient pas durant la danse des tables, ces femmes, dont quelques-unes avaient de l’esprit, croyaient à la présence des morts dans cette grande salle éclairée de trois bougies, où, comme Ulysse chez les Cimmériens, nous faisions la Nékuia, tandis qu’autour de nous pendaient de vastes draperies d’ombre. Parfois, tout à coup, sans raison, prises de terreur, ces femmes s’enfuyaient éperdues, criaient et tourbillonnaient comme de grands oiseaux, se cherchaient et se repoussaient les unes les autres, s’empêtrant dans leurs jupes, tombaient, appelaient leur mère et faisaient des signes de croix. Et cinq minutes après, c’était, autour de la table bondissante, des exclamations joyeuses, des cris de surprise et de grands éclats de rire. Et cela jusqu’à deux heures et demie du matin.

Il me restait alors à reconduire Jeanne Lefuel rue d’Assas où elle demeurait. Ce n’était pas l’affaire d’un moment. Il fallait d’abord trouver un fiacre, opération pénible et chanceuse, surtout quand il pleuvait. Si l’on était heureux, au bout d’un quart d’heure ou de vingt minutes, on arrêtait un sapin à rideaux rouges, monté par un vieux cocher à carrick, qui conduisait une haridelle boiteuse, ou, pour parler plus proprement, un horrible canasson. Dans cet équipage, il fallait bien une heure pour atteindre les abords du Luxembourg. Je ne m’en plaignais pas. Nous étions seuls et la conversation était plus intime. Je lui parlais avec une entière confiance, un abandon complet et ce besoin de me livrer que j’éprouvais ardemment avec elle. Pour elle, elle conversait de ce qui la concernait, sans embarras, sans gêne aucune, mais elle était bien loin de tout dire et je sentais que, dans ses confidences les plus abandonnées, elle réservait une grande part de sa vie, de ses sentiments et de ses actions. C’était par prudence, sans doute ; c’était aussi, je crois, qu’elle était détachée, au delà de ce qu’on peut imaginer, du passé et de l’avenir, et que pas une femme ne bornait comme elle la vie au moment présent. Elle devait à cette disposition la paix du cœur. Elle ignorait les regrets et ne connaissait pas l’inquiétude. C’était une âme sereine comme le calme des mers.

Le fiacre s’arrêtait devant le 18 de la rue d’Assas. Quand on avait encore quelque chose à se dire, je renvoyais le cocher et montais jusqu’au troisième étage où était le petit appartement de Jeanne. Pour y parvenir on sonnait, mais de se faire ouvrir la porte cochère, là était l’œuvre, là était le labeur, comme dit Virgile. Après des efforts opiniâtres, à force d’agiter la sonnette et de frapper la porte du poing et du pied, on parvenait à réveiller le portier. Sésame s’ouvrait : et l’on était récompensé de sa peine. La chambre de la comédienne n’était pas riche ; un lit de fer, une commode de noyer et une armoire à glace en composaient tout l’ameublement ; mais elle était d’une propreté, d’une netteté parfaite. Jeanne ornait bizarrement les portes de son logis en y affichant des vers de sa façon, dans un cadre de fleurs peintes à l’aquarelle. Ces vers ne manquaient pas de grâce, mais il s’y trouvait des fautes de prosodie qui me choquaient. On ne les remarquerait pas aujourd’hui. Je vous conte des histoires d’un autre temps.

Un matin que je l’allai voir chez elle, je la trouvai cousant. De grandes lunettes rondes, montées en écaille, chaussaient étrangement son nez. Elle était entourée d’une quantité de vieilles petites boîtes, de vieux petits étuis qui révélaient une ménagère soigneuse. Et c’est ainsi que j’aime le plus me la rappeler.

Un an après notre rencontre, Jeanne Lefuel m’avait tranquillement oublié. Il me souvient toujours d’elle.