La Vie en fleur/Chapitre XXVIII

Calmann-Lévy (p. 312-325).

XXVIII

« N’ÉCRIS PAS »

Depuis deux ans environ, M. Dubois ne venait plus qu’entre de longs intervalles de temps dans notre maison, qu’auparavant il fréquentait assidûment ; il ne semblait plus s’y plaire. Pendant ses courtes visites, il ne taquinait plus ma mère sur des points de morale ou de foi. Ces propos d’une sévère élégance, ces discours nourris et pleins de choses, qu’il prodiguait naguère à un enfant, il en était avare, maintenant que j’eusse pu mieux les goûter. Était-il las de penser ou de parler ? Son grand âge commençait-il à lui peser ? On ne s’en apercevait pas ; il n’avait pas changé et semblait immuable. Peut-être que, ne retrouvant pas en moi la cire molle où il imprimait sa pensée, il n’était pas flatté de communiquer ses idées à un grand dadais qui y opposait les siennes et quelquefois avec peu de mesure et pas assez de déférence. Cependant, un après-midi d’automne, nous entendîmes résonner son coup de sonnette impérieux et bref. M. Dubois entra. De grandes lunettes d’un bleu sombre lui cachaient les yeux. Il s’assit dans un fauteuil, ramena sur ses jambes les pans de sa longue redingote vert-bouteille et parla aussi magnifiquement qu’autrefois ; de sa bouche abondèrent « les paroles divines, comme en hiver la neige au sommet des collines ».

« Je pense, dit-il entre autres choses dignes d’être retenues, je pense, mon ami, que l’idée de progrès doit t’être familière. Aujourd’hui, elle est universellement répandue, et l’on pourrait s’étonner que cette idée ait prévalu dans une génération qui, par sa qualité inférieure, en prouverait moins qu’une autre la vérité. Mais le sentiment religieux, en s’affaiblissant de nos jours, a laissé se substituer insensiblement à l’idée de stabilité que commande le dogme, celle d’un progrès indéfini dans la liberté. Cette idée flatte les hommes et c’est assez pour qu’ils la croient vraie. Toutes les idées acceptées unanimement par eux sont celles qui caressent leur vanité ou répondent à leurs espérances, les idées consolantes ; et il importe peu qu’elles soient fondées ou non. Voyons donc un peu le progrès dont tes contemporains ont la bouche pleine. Que faut-il entendre par ce mot ? Si nous le définissons en bon grammairien, nous dirons que c’est une augmentation en bien ou en mal, autant que nous pouvons discerner le bien du mal ; et ainsi, nous représentons la marche même de l’humanité. Mais si, comme on fait en ce temps où on ne sait plus ni penser ni parler, nous disons que c’est le mouvement de l’humanité qui se perfectionne sans cesse, nous disons quelque chose qui ne correspond pas à la réalité. On n’observe pas ce mouvement dans l’Histoire, qui ne nous retrace qu’une suite de catastrophes et des progressions toujours suivies de régressions. Les premiers hommes furent sans arts et misérables, sans doute, mais les progrès de leur postérité dans l’industrie amenèrent autant de maux que de biens et multiplièrent les souffrances et les misères de notre espèce en même temps que sa puissance et son bien-être. Regardons les plus anciens peuples qui aient laissé des monuments de leur génie et comparons-les à nous. Bâtissons-nous mieux que les Égyptiens ? En quoi sommes-nous supérieurs aux Grecs ? Je ne tais point leurs vices et leurs défauts. Ils furent souvent injustes et cruels. Ils s’épuisèrent dans des guerres fratricides. Mais nous ?… Nos philosophes sont-ils plus sages que ne furent les leurs et voit-on en France ou en Allemagne un penseur plus profond qu’Héraclite d’Éphèse ? Faisons-nous de plus belles statues et des temples plus sereins qu’ils n’en firent ? Qui oserait prétendre qu’il a paru dans les temps modernes un poème plus beau que l’Iliade ? Nous sommes avides de spectacles : les nôtres égalent-ils en beauté une trilogie de Sophocle représentée sur le théâtre d’Athènes ? Parlerons-nous des idées morales ? Il faut remonter aux mystères d’Éleusis pour rencontrer les plus hautes conceptions que notre race ait eues de la mort. Venons-en à l’organisation et à la police des peuples. Un puissant effort fut tenté à cet égard. Ce fut quand Auguste ferma les portes de Janus et éleva dans Rome l’autel de la paix, et lorsque l’immense majesté de la paix romaine enveloppait le monde. Mais Rome périt. Le monde est, depuis sa chute, livré aux barbares, qui, même encore aujourd’hui, loin de songer à reprendre l’œuvre de César et d’Auguste, en condamnent l’idée, de peur d’y trouver un obstacle à contenter leur rage de meurtre et de pillage. Et nul homme, dans tous ces peuples ennemis, nul homme ne pense à l’institution qui garantirait la tranquillité universelle, à l’établissement de puissantes amphictyonies, qui dominant sur les États, les contiendraient dans le droit ; et s’il se trouvait un citoyen pour appeler de ses vœux cette nouveauté qui serait le salut de l’humanité, il serait honni par les honnêtes gens de sa patrie et de toutes les patries pour vouloir ôter aux patriotes leur privilège le plus cher, celui du meurtre pour la proie. Et cette unanimité des peuples dans la haine et l’envie montre assez vers quelle sorte de progrès ils se précipitent.

» En science, nous dépassons de beaucoup les anciens, je ne fais pas de difficulté de le reconnaître. Les sciences se constituent par l’apport des générations. Il fallut plus de génie pour les constituer, comme ont fait les Grecs, que pour les mener au degré d’étonnante perfection où nous les avons poussées. Mais l’Histoire montre que cet apport des générations n’est pas continu. On sait des époques où toute culture a péri dans de vastes contrées. Et alors même qu’en des périodes heureuses les générations ont ajouté successivement leur part à l’achèvement des sciences, il ne paraît pas que l’avancement des connaissances et la multiplicité des inventions aient beaucoup amélioré les mœurs. Et ce qui, à mon sens, est le plus désespérant, c’est de voir que, quand une science apporte, en se perfectionnant, une connaissance nouvelle et certaine des choses, quand l’astronomie, par exemple, nous révèle la structure de l’univers, les hommes cultivés ne sachent pas hausser leur intelligence jusqu’à refuser leur créance à tout ce qui ne s’accorde pas avec cette nouvelle idée de l’univers qui leur est imposée. Mais non, ils conservent leurs antiques erreurs, dont la fausseté est démontrée, faisant preuve ainsi d’une désolante stupidité ! Vantez le progrès, messieurs, enorgueillissez-vous de votre aptitude croissante à la perfection, glorifiez-vous, marchez en chantant vos louanges, jusqu’à ce que vous fassiez la culbute. »

M. Dubois, ayant quitté ce sujet, tira de sa poche un petit volume in-18, qui fait partie de la jolie collection des poètes grecs, publiée au commencement du XIXe siècle par Boissonade. C’était un des tomes d’Euripide. Il l’ouvrit à l’endroit d’Hippolyte et lut les paroles de la nourrice. Il les lut en français, soit par égard pour ma mère qui était présente, soit plutôt qu’il eût en grande défiance la science grecque telle que l’enseignait l’Université du second Empire.

« La vie des hommes est tout entière douloureuse, et il n’est pas de trêve à leurs souffrances. Mais s’il est quelque chose de plus précieux que cette vie, une nuée obscure l’enveloppe et la cache à nos yeux, et nous nous sommes follement épris de cette vie qui brille sur la terre, parce que nous n’en connaissons pas d’autre, que nous ne savons pas ce qui se passe aux Enfers, et que nous sommes abusés par des fables. »

M. Dubois relut ce passage :

« Nous nous sommes follement épris de cette vie, qui brille sur la terre, parce que nous n’en connaissons pas d’autre, que nous ne savons pas ce qui se passe aux Enfers, et que nous sommes abusés par des fables. »

« Euripide, dit-il ensuite, qui était un profond philosophe, a prêté, et peut-être un peu trop libéralement, sa sagesse à la vieille nourrice de la reine. Il a raison de dire que les hommes sont attachés à cette vie, pour mauvaise qu’elle est, et il n’a pas tort de dire que les fables que l’on sème sur les choses de l’autre monde effraient. Mais moi, qui ne crains pas les Enfers et qui ne me laisse pas abuser par des fables, je doute s’il ne me reste pas quelque attachement pour cette vie qui brille sur la terre, et où je n’ai pas goûté, en plus de trois quarts de siècle, un seul jour de bonheur. Entends cela, mon ami : bien que le sort m’ait épargné les grands maux dont il est prodigue à tant de mortels, bien que je n’aie éprouvé ni maladie cruelle, ni deuils qui condamnent la nature, je ne voudrais pas recommencer un seul jour de ma vie. Et pourtant, te dis-je, je doute si je n’attends pas, contre toute raison, quelque bien, quelque agrément de cette vie dont j’ai dépassé le terme ordinaire. En cela, je suis homme. On aime la vie. Et il me faut reconnaître, sinon par expérience personnelle, du moins par raisonnement, que cette chienne de vie (le mot est de madame de Sévigné) a quelquefois du bon, bien que je ne m’en sois pas aperçu. Elle a du bon, puisque, ne connaissant qu’elle, c’est d’elle que nous vient l’idée du bien comme l’idée du mal. Mais l’aptitude au bonheur n’est pas égale pour tous les hommes. Elle est plus forte, autant qu’il me semble, chez les médiocres que chez les hommes supérieurs et chez les imbéciles. Il faut souhaiter aux êtres qu’on aime la médiocrité de l’esprit et du cœur, la médiocrité de la condition, toutes les médiocrités. »

Ayant décoché ce trait avec son impassibilité habituelle, M. Dubois tira de sa poche son grand foulard rouge de priseur et le porta à ses lèvres ; puis, pendant qu’il en tenait un coin entre ses dents, il le tordait en corde de ses deux mains, à peu près comme faisait le vieux Chateaubriand, à l’Abbaye-au-Bois, quand on voulait l’associer aux louanges données à un jeune poète, selon le témoignage produit par M. Herriot dans son histoire de madame Récamier. M. Dubois resta longtemps dans cette attitude, remit son mouchoir dans sa poche et me demanda ce qu’était devenue cette publication sur les peintres, à laquelle je collaborais, croyait-il, et dont on n’entendait plus parler.

Je répondis la vérité, qui était que notre histoire générale des peintres n’avait pas trouvé la fortune qu’on espérait pour elle et qu’il avait fallu l’interrompre dès ses commencements. J’ajoutai que j’y avais perdu un emploi agréable et singulièrement utile, et que, maintenant, je collaborais à un grand dictionnaire d’antiquités ; mais que la tâche était plus difficile et moins bien payée.

— S’occuper à de tels travaux, me répondit-il, rédiger des notices sur les artistes anciens et des articles sur des sujets d’archéologie, fort bien. C’est une tâche qui ne nourrit pas son homme, mais qui, à cela près, est sans inconvénient pour celui qui l’entreprend, à condition qu’il y soit apte. Une bonne compilation ne compromet pas celui qui la mène à bien et même peut lui valoir quelque honneur, sans lui faire courir beaucoup de dangers. Il n’en est pas de même, mon ami, de toute œuvre littéraire où l’auteur met la marque de son esprit, se signale, se révèle, se répand, enfin cherche à marquer dans la poésie, dans le roman, dans la philosophie ou l’histoire. C’est une aventure qu’il ne faut pas tenter si l’on a souci de sa tranquillité et de son indépendance. Publier un livre original, c’est courir un terrible péril. Crois-moi, mon ami : cache ton esprit. N’écris pas. Si tu publies un livre trop faible pour être remarqué et te tirer de l’obscurité, ce qui est le plus probable, car le talent est très rare, rends grâce aux dieux : tu évites ton malheur, tu risques tout au plus de te rendre ridicule dans l’intimité. Ce n’est pas terrible. Mais si, par impossible, tu as assez de talent pour être remarqué, pour acquérir la célébrité (je ne parle pas de la gloire), si on te renomme, adieu tranquillité, quiétude, paix, adieu repos, le plus cher des biens. La meute des envieux ne cessera d’aboyer à tes chausses ; l’innombrable armée des sans-talents, qui remplit les salles de théâtre et les bureaux de rédaction des journaux, épieront toutes tes actions dont ils feront des crimes, ils t’abreuveront d’outrages. Ils publieront sur toi mille et mille calomnies. Et on les croira. On ne croit pas toujours la médisance, parce qu’on ne croit pas toujours la vérité ; on croit toujours la calomnie qui est plus belle. Les journalistes chargés d’informer l’opinion diront que tu as violé ta mère et assassiné ton père, ils diront que tu n’as pas de talent ; tes livres te feront des amis, sans doute, mais ils seront loin de toi, épars, muets ; ils ne feront rien, ils ne diront rien. Tu en éprouveras aussi de grandes douleurs. Ce seront tes livres les plus médiocres qu’ils préféreront. Et quand tu auras écrit des pages hardies et profondes, qui passent le commun des lecteurs, ils ne te suivront pas. Et les jaloux seront toujours là pour t’achever.

» N’écris pas ! »

C’était le monsieur Dubois des anciens jours. C’était monsieur Dubois retrouvé. Même il taquina ma mère et lui exposa l’usage et les avantages des moulins à prières.

Quand il fut parti, ma mère, qui le suivait des yeux dans la cour, dit qu’il allait d’un pas plus ferme et d’une plus belle allure que les jeunes gens d’aujourd’hui. Elle m’embrassa sur le cou et me souffla à l’oreille : « Écris, mon fils, tu auras du talent, et tu feras taire les envieux. »



Le lendemain matin nous apprîmes d’un commissionnaire envoyé par la vieille gouvernante, Clorinde, que M. Dubois était mort. Vingt minutes après avoir reçu cette nouvelle, j’entrai dans l’appartement de la rue Sainte-Anne, que je n’avais vu qu’une fois et qui m’avait laissé un souvenir merveilleux. Dans l’antichambre, Clorinde contait aux visiteurs que monsieur ne se réveillant pas, quand elle lui avait apporté son déjeuner, elle l’appela et le toucha à l’épaule, sans qu’il donnât signe de vie, qu’alors elle courut chercher le médecin qui, s’étant rendu avec elle à la maison, constata le décès, qui remontait à quelques heures.

Elle pleurait abondamment et puait le vin.

Je le vis sur son lit de mort. Son visage, d’un rouge sombre quand il vivait, avait l’air maintenant taillé dans du marbre blanc, il semblait appartenir à un homme robuste et encore dans la force de l’âge. Au-dessus de sa tête, j’aperçus les beaux nus de l’école italienne qu’il avait tant aimés, et cette « Céline », de Gérard, qui a troublé mon adolescence.

Je reportai ma vue sur ce mort d’une beauté terrible. C’était l’homme le plus grand par l’intelligence que j’eusse connu et que je dusse connaître durant ma longue vie, et pourtant j’ai fréquenté des gens qui se sont rendus célèbres par leurs écrits. Mais l’exemple de M. Dubois et de quelques autres, qui, comme lui, n’ont pas laissé d’œuvres, m’a fait soupçonner que les plus grandes valeurs humaines ont pu périr sans laisser de trace. Et faudrait-il être tant surpris que celui qui méprise la gloire soit supérieur à celui qui la conquiert par des paroles flatteuses.