La Vie en fleur/Chapitre XXII

Calmann-Lévy (p. 245-256).

XXII

MON PARRAIN

Les Danquin habitaient un vieil appartement de la rue Saint-André-des-Arts, où logeait Pierre de L’Estoile au temps de la Ligue. Ils vivaient dans l’aisance et n’avaient pas d’enfants. Ces excellents gens recueillirent vers 1858 le fils et la fille d’un frère malheureux de Madame Danquin, les jeunes Bondois, Marthe et Claudius, nés et élevés à Lyon, menus et gentils, l’air étonné. Madame Danquin, la plus maternelle des femmes, aimait les jeunes Bondois comme s’ils eussent été les fruits de ses entrailles. Cependant, ils restaient pressés l’un contre l’autre, le frère et la sœur, comme des orphelins et des exilés. Obèse et infirme, gaie par tempérament, madame Danquin bornait aux soins domestiques son inlassable activité. Elle attirait dans sa maison, pour l’égayer, tout ce qu’elle connaissait de jeunes gens et de jeunes filles. Filleul de M. Danquin, j’étais souvent invité à dîner et à passer la soirée. M. Danquin consacrait à l’art de bien vivre toutes les heures qu’il n’accordait pas à la paléontologie. Il avait dans la tête une carte gastronomique de la France où ne manquaient ni les pâtés de Chartres, d’Amiens et de Pithiviers, ni les foies gras de Strasbourg, ni les andouillettes de Troyes, ni les chapons du Mans, ni les rillettes de Tours, ni les prés-salés du Cotentin.

Ainsi que tous les bourgeois de Paris à cette époque, il avait une bonne cave et soignait ses vins avec une sagesse vigilante. Cet honnête homme ne regardait pas comme au-dessous de lui d’acheter lui-même les melons, alléguant qu’une femme est incapable de connaître un cantaloup parvenu au moment fugitif de sa maturité savoureuse d’avec un autre encore vert ou déjà passé. Aussi les dîners de la rue Saint-André-des-Arts étaient-ils excellents. Mon père et ma mère y étaient souvent priés,m ainsi que mesdames Giray et Delarche et leurs filles, fort jolies toutes deux, mademoiselle Guerrier, élève du Conservatoire, le docteur Renaudin, à la fois joyeux et sinistre, madame Gobelin, vieille dame miniaturiste, d’une grande distinction, élève de madame de Mirbel, et sa fille Philippine, maigre, dégingandée, les cheveux fades, les yeux petits, le nez long, sinueux avec un bout détaché ovale ou plutôt ovoïde, la bouche grande, un air de bonté, pas de teint, la taille plate, les genoux perçants. Ses bras n’étaient pas beaux, mais, par compensation, ils étaient démesurément longs et elle les portait démesurément nus, on ne sait pourquoi. En tout cas, ce ne semblait pas être coquetterie de sa part, car elle disait que la nature, par maladresse ou distraction, lui avait fait le gras du bras plus mince que le poignet ; bonne personne, rieuse, mélancolique, moqueuse et tendre, ingénieuse et si animée, si diverse, si changeante qu’elle formait à elle seule tout un chœur de longues jeunes filles, une ronde folle de demoiselles Gobelin, les unes très laides, les autres presque jolies, toutes sympathiques et divertissantes au possible. Mademoiselle Gobelin vivait et aidait sa mère à vivre en faisant des portraits d’enfants et voyait avec résignation la main sale du photographe logé sur le toit de sa maison, dans une cage de verre, lui tirer toutes ses clientes. Laborieuse au delà de tout ce qu’on peut imaginer, elle savait quatre ou cinq langues, avait lu une infinité de livres et était assez bonne musicienne.

Mon parrain découpait lui-même les grosses pièces et servait en faisant parvenir les parts à ses invités, vieil usage, suivi autrefois dans les meilleures maisons. Le prince de Talleyrand, réputé pour le plus accompli des amphitryons, en usait de la sorte. Il découpait lui-même les viandes et en faisait passer une part à chacun en mesurant la civilité de l’offre au rang des convives. M. Amédée Pichot, le fondateur de la Revue Britannique, a conté comment l’archichancelier envoyait du bœuf aux princes et aux ducs en déclarant que ce lui serait un très grand honneur de voir cette offre agréée, puis aux personnages de quelque distinction en les priant d’accepter ce bœuf, et enfin aux convives du bas bout en frappant la table du manche de son couteau et en les interrogeant d’un seul mot « bœuf ? ». M. Danquin, fils de la Révolution, ne croyait pas continuer les grands seigneurs d’autrefois en tranchant et découpant lui-même les pièces.

C’était moins le rang que l’appétit qu’il considérait dans ses distributions. Il mettait les morceaux doubles pour les affamés et avait soin de verser une cuillerée de sang dans l’assiette des débiles et des convalescents. Magnifique et libéral pour tous, il envoyait les meilleurs morceaux à mademoiselle Élise Guerrier, pour qui il avait une préférence imperceptible et décidée. Il choisissait pour elle, dans la longe de veau, le morceau du rognon, et dans le rôti de porc la tranche la plus rissolée, et ses yeux riaient derrière ses lunettes d’or.

Et pour mieux faire paraître la noblesse et illustration des façons dont en usait mon parrain envers mademoiselle Élise Guerrier, élève lauréat du Conservatoire, je transcrirai ici ce que M. de Courtin écrivait à Paris au commencement du XVIIIe siècle dans son Nouveau Traité de la Civilité qui se pratique en France, parmi les honnestes gens :

« Comme le petit côté de l’aloyau est toujours le plus tendre, il passe aussi pour le plus recherché. Pour la longe de veau, elle se coupe ordinairement par le milieu à l’endroit le plus charnu, et le rognon s’en présente par honneur. »

M. de Courtin ajoute que « dans un cochon de lait, ce que les plus friands y trouvent de meilleur est la peau et les oreilles. »

Ce que je dis des hommages culinaires dont mon parrain se plaisait à favoriser mademoiselle Élise Guerrier, je le dis sans envie ; la jalousie en ce cas serait incongrue et partirait d’un mauvais cœur, car mon parrain, me soupçonnant avec raison d’aimer sans mesure la pâtisserie, m’envoyait des parts énormes de tarte ou de flan.

Si l’on rappelle à propos de ces dîners chers à mon enfance les services magnifiques d’un Cambacérès ou d’un Talleyrand, et la table du duc de Chevreuse où M. de Courtin acquit ses belles connaissances, c’est par amour de la tradition et désir de trouver de la continuité dans la succession rapide des générations. En réalité, la table de M. Danquin était des plus modestes et témoignait de la sage médiocrité des mœurs bourgeoises dans les dernières années de la royauté constitutionnelle et les premières de l’Empire. La bonne madame Danquin tenait sa maison sur un petit pied. Une seule servante faisait le service. Les dîners étaient copieux et longs[1]. L’oncle Danquin, âgé de quatre-vingt-neuf ans, y assistait parfois. On le priait de chanter au dessert. Il se levait et susurrait imperceptiblement une chanson bachique de Désaugiers :

Versez encore…

Après le dîner, on passait dans le salon, vaste pièce autour de laquelle régnaient des armoires pleines de fossiles, ossements de reptiles et de poissons, empreintes de crustacés, de zoophytes, d’insectes et de plantes, coprolithes, mâchoires de grands reptiles, défenses de mammouths. Mon parrain s’occupait de paléontologie avec une ardeur qu’on n’aurait pas soupçonnée dans ce petit homme tout rond, jovial, qui portait de si beaux gilets et faisait danser si allégrement ses breloques sur son ventre.

Un soir, tandis que la jeunesse se concertait pour la contredanse, il montra fièrement à mademoiselle Gobelin et à moi, qui étions les deux fortes têtes de la société, le moulage d’une mâchoire humaine que son ami Boucher de Perthes venait de lui envoyer d’Abbeville. En regardant ce monument d’un passé lointain, ses yeux pétillaient derrière ses lunettes d’or. Et cet homme tranquille éclata tout à coup :

— Ils disent : « L’homme fossile n’existe pas. » On leur montre les pointes de flèches qu’il a taillées dans le silex, les plaques d’ivoire et de schiste sur lesquelles il a tracé des figures d’animaux, et, sans rien entendre, sans rien voir, ils répètent : « L’homme fossile n’existe pas. » Si ! messieurs, il existe, et le voilà !

Ces objurgations s’adressaient aux disciples de Cuvier, qui dominaient dans l’Institut. Mon pauvre parrain avait été beaucoup insulté par les savants officiels, et il en souffrait, ne sachant pas qu’un homme ne s’élève à la gloire que sur des monceaux d’injures, et que, pour quiconque pense et agit, c’est mauvais signe que de n’être point vilipendé, insulté, menacé. Il n’avait pas suffisamment observé que, de tout temps, ceux qui honorèrent leur pays par leur génie ou leurs vertus subirent l’outrage, la persécution, la captivité, l’exil, quelquefois la mort. Ces considérations n’entraient point dans son génie.

— L’homme fossile existe, répétait-il, et le voilà !

Et il élevait d’un geste triomphant la mâchoire trouvée par Boucher de Perthes à Moulin-Quignon, pensant n’avoir qu’à la montrer pour confondre ses ennemis. Car il avait l’âme simple et croyait à la puissance de la vérité, alors que seul le mensonge est fort, et s’impose à l’esprit des hommes par ses charmes, sa diversité et son art de distraire, de flatter et de consoler. M. Danquin examina, palpa la mâchoire.

— Elle porte les caractères d’une bestialité profonde, dit-il, mais c’est bien la mâchoire d’un homme.

— Parrain, quand vivait cet homme ?

— Qui peut le dire ? Il vivait… il y a deux cent… trois cent mille ans… et peut-être davantage. Et la terre était déjà bien vieille alors.

M. Danquin promenant ses regards lunettiers sur ses armoires et les embrassant d’un geste aussi large qu’il lui était possible de le faire :

— La terre !… quand vécut cet homme-là, elle avait déjà produit des générations innombrables de plantes et d’animaux. Des races de madrépores, de mollusques, de poissons, de reptiles, d’amphibies, d’oiseaux, de marsupiaux, de mammifères, s’étaient épuisées sur son sein. Oui, elle était déjà bien vieille ! L’époque des grands sauriens était passée depuis de longs âges. Le mastodonte, dont vous voyez ici quelques débris, avait disparu.

Philippine Gobelin prit dans sa main la pointe pétrifiée d’une défense et récita d’un ton pénétré les vers du Caïn de Lord Byron qui évoquent ces vieux règnes descendus tout entiers, avant la naissance de l’homme, dans les abîmes de la mort.

… And those enormous creatures…
And tusks projecting like the trees stripp’d of
Their bark and branches…

« Et ces créatures énormes, ces fantômes… Ils ressemblent aux habitants sauvages de cette terre, aux plus gigantesques d’entre eux qui mugissent la nuit dans la profondeur des forêts, mais ils sont dix fois plus terribles et plus grands… Leurs défenses s’étendent comme des arbres dépouillés de leur écorce… Les débris de ces monstres gisent par myriades dans les entrailles de la terre ; aucun d’eux ne vit à sa surface. »

En entendant ces vers d’un poète négligé aujourd’hui mais dont la voix n’avait pas alors perdu son accent sur les cœurs, je me sentis envahi par un délicieux désespoir à la pensée de ces abîmes de la mort qui, après avoir englouti ces générations innombrables de monstres et tant de flores, et tant de faunes, étaient prêts à se refermer sur nos fleurs et sur nous, et la vie humaine me parut d’une brièveté qui, rendant vains le désir, l’espérance et l’effort, nous affranchissait de toute crainte et nous délivrait de tous les maux.

Madame Danquin nous appela :

— Allons, Pierre, faites danser Marthe.

Le docteur Renaudin vint inviter mademoiselle Gobelin qui replaça vivement l’ivoire fossile dans la vitrine et dit en mettant ses gants :

— Allons déployer nos grâces !

  1. Aujourd’hui les classes riches se montrent, dans l’Europe démocratique, pour l’ordonnance d’un dîner prié, plus cérémonieuses et moins délicates que n’étaient les aristocrates dans l’ancien régime. Mon parrain, trop petit bourgeois pour imiter les riches de son temps, issus de la Révolution et de l’Empire, en usait dans les dîners qu’il nous donnait avec une grâce qui, si l’on y prend garde, tient plus qu’il ne semblerait tout d’abord, au temps jadis. Lisez cette page écrite après l’émigration par une femme longtemps familière du Palais-Royal, madame de Genlis. On y verra que l’ancienne noblesse était, à certains égards, moins guindée que notre bourgeoisie.

    Genlis V, 101. « Lorsqu’on allait se mettre à table, le maître de la maison ne s’élançait point vers la personne la plus considérable pour l’entraîner au fond de la chambre, la faire passer en triomphe devant toutes les autres femmes et la placer avec pompe à table à côté de lui. Les autres hommes ne se précipitaient point pour donner la main aux dames… Cet usage ne se pratiquait alors que dans les villes de province. Les femmes d’abord sortaient toutes du salon ; celles qui étaient le plus près de la porte passaient les premières ; elles se faisaient entre elles quelques petits compliments, mais très courts et qui ne retardaient nullement la marche… Les hommes passaient ensuite. Tout le monde arrive dans la salle à manger, on se plaçait a table à son gré. »