La Vie en fleur/Chapitre XXI

Calmann-Lévy (p. 237-244).

XXI

RÉFLEXIONS SUR LE BONHEUR

Un matin, Fontanet vint me dire qu’une maîtresse de maison riche et titrée, qui donnait des fêtes magnifiques, où venaient les plus belles femmes de Paris, et qui le recevait sur un pied d’intimité, lui avait demandé d’amener des danseurs à ses bals et qu’aussitôt il avait pensé à moi. Je lui répondis que je ne savais pas danser. C’était vrai ; Fontanet le savait et c’était pour avoir le plaisir de me l’entendre dire qu’il m’avait transmis cette invitation.

À quelques jours de là, Fontanet m’apprit qu’il prenait des leçons d’équitation dans un manège et qu’il devait bientôt faire une promenade à cheval au bois, avec quelques camarades. Il m’invitait à l’accompagner sur un cheval de louage. J’aimais le cheval, mais je n’avais pas d’argent. Je refusai. Fontanet, feignant de se méprendre sur les raisons de mon refus, me dit :

— Tu as tort, on t’aurait donné, au manège, un cheval très doux, que tu aurais pu monter sans crainte.

En ce temps-là, je vis chez le célèbre Verdier, boulevard des Capucines, une canne de jonc avec une pomme de lapis lazuli, pour laquelle j’éprouvai un sentiment qui tenait de l’amour par sa douceur et sa violence. Elle était bien belle aussi ! J’étais destiné à ne jamais la voir qu’à travers les glaces du magasin. Le boulevard des Capucines était très élégant alors et la boutique de Verdier d’une richesse qui m’en défendait l’entrée.

J’étais loin d’être un beau garçon et le pis est que je manquais de hardiesse. Cela me nuisait auprès des femmes. J’aimais éperdument celles qui étaient belles, j’entends celles qui faisaient figure de femmes, et le trouble qu’elles me donnaient m’ôtait près d’elles toute faculté, en sorte que je n’étais en communication qu’avec les laides, qui me faisaient horreur. Car j’estimais que le plus grand péché d’une femme est de n’être pas belle. Je remarquais que, dans le monde, beaucoup de jeunes gens, qui ne me valaient pas, plaisaient et réussissaient mieux que moi. Je ne m’en consolais pas, mais j’étais déjà assez sage pour n’en pas éprouver de surprise.

C’est en de telles circonstances que j’appris que la nature et la fortune ne m’avaient pas favorisé. Et mon premier mouvement fut de m’en plaindre. J’ai toujours cru que la seule chose raisonnable est de chercher le plaisir, et si vraiment, comme il me semblait, j’étais mal doué pour réussir dans cette recherche, j’avais, comme le roseau de La Fontaine, bien sujet d’accuser la nature. Mais je fis bientôt une découverte d’une grande conséquence : il n’est pas difficile de s’apercevoir si un homme est heureux ou malheureux. La joie et la douleur sont ce qu’on dissimule le moins, surtout dans la jeunesse. Or, après une observation rapide, je m’aperçus que mes camarades, plus beaux et plus fortunés que moi, n’étaient pas plus heureux, et même, en y regardant de plus près, je vis que l’existence m’apportait des satisfactions qui leur étaient refusées. Leur conversation aride et morne, leur air agité et soucieux m’en donnaient la preuve. J’étais enjoué ; ils ne l’étaient pas ; ma pensée flottait libre et légère, quand la leur tombait lourdement. J’en conclus que, si mes disgrâces étaient réelles, il fallait bien qu’il y eût dans ma nature ou dans ma condition un bien qui compensât le mal. Observant d’abord la différence des caractères, je m’aperçus que les passions de mes camarades étaient violentes, tandis que les miennes étaient douces, et qu’ils souffraient des leurs, tandis que je jouissais des miennes. Ils étaient jaloux, haineux, ambitieux. J’étais indulgent et paisible ; j’ignorais l’ambition. Prenez garde que je ne m’estime pas pour cela meilleur qu’ils n’étaient. Il y a de ces passions violentes qui font les grands hommes et dont je n’avais pas l’étoffe ; mais cela n’est pas en question. Je me borne à montrer par quelle voie je connus que mes passions, fort différentes de celles de la plupart des hommes, me faisaient goûter une paix et une sorte de bonheur. Je fus bien plus longtemps à découvrir que ma condition, dont les inconvénients étaient fort apparents, offrait des avantages qui compensaient ces inconvénients. Je parle d’une condition médiocre comme était la mienne et non point de cet état de gêne qui brise les plus courageux. Le manque d’argent me privait d’une multitude de choses agréables, que n’apprécient pas toujours ceux qui peuvent se les procurer et qui flattaient ma sensualité. Le désir sans doute est importun et quelquefois cruel. C’est ce que je vis tout de suite. Mais ce dont je m’aperçus après une longue observation, c’est que le désir embellit les objets sur lesquels il pose ses ailes de feu, que sa satisfaction, décevante le plus souvent, est la ruine de l’illusion, seul vrai bien des hommes ; elle tue le désir, qui fait seul le charme de la vie. Tous mes désirs étaient de beauté et je reconnus que cet amour de la beauté, que peu d’hommes ressentent et dont j’étais transporté, est une source jaillissante de plaisir et de joie. Ces découvertes que je fis successivement furent pour moi d’un prix inestimable. Elles me persuadèrent que ma nature et ma condition ne m’interdisaient point d’aspirer au bonheur.

Ce que mon âge trop tendre, ma trop courte expérience et une vie abritée m’empêchèrent de voir, c’est la fortune et ses coups : la fortune qui triomphe des caractères les plus fermes et change en un instant les conditions des hommes.

Ô Thébains ! Jusqu’au jour qui termine la vie
Ne regardons personne avec un œil d’envie.
Peut-on jamais prévoir les derniers coups du sort ?
Ne proclamons heureux nul homme avant sa mort.

Le premier exemple que j’eus des vicissitudes de la fortune ne fut point des plus tragiques ; je le rapporterai pourtant parce qu’il fit sur moi une impression très forte. Voici comme cet exemple me fut offert.

Un jour, dans un café de la rue Soufflot, où j’attendais Fontanet, je reconnus, assis à une table voisine de la mienne, Joseph Vernier, ce jeune aéronaute que, six ans auparavant, j’avais entendu faire une conférence à Grenelle, aux applaudissements d’un nombreux public. Deux membres de l’Institut se tenaient aux côtés du conférencier, sur l’estrade ; une dame en robe verte lui offrit une gerbe de fleurs. Il était pâle comme Bonaparte et j’enviais généreusement sa gloire et ses honneurs. Maintenant Joseph Vernier écrivait une lettre sur une table de café, en mâchant un cigare d’un sou. Son linge était malpropre, sa jaquette usée, son pantalon élimé, ses bottines éculées, son teint échauffé, sa main fiévreuse. Quoi, c’était ce jeune héros que j’enviais et que je voulais imiter ! Hélas ! qu’étaient devenus les deux membres de l’Institut de France, la dame verte, la foule enthousiaste, les fleurs, les acclamations ? Dès que Fontanet parut, je lui dis tout bas qui était notre voisin et par quelles ascensions il s’était distingué.

— Joseph Vernier ! Je le connais, me répondit Fontanet avec assurance.

Il était certain pour moi qu’il ne le connaissait pas même de nom et qu’il le voyait pour la première fois. Pourtant, dès que Joseph Vernier s’arrêta d’écrire, Fontanet se tourna vers lui, le salua et lui demanda quand il ferait une nouvelle ascension.

— Je ne monte plus en ballon, répondit l’aéronaute d’une voix lasse. Je ne puis trouver les fonds nécessaires pour construire un appareil. On ne comprend pas les avantages immenses que présente la forme de mon ballon ; on me chicane sur mon hélice qu’ils trouvent trop faible. Il faut pourtant bien lui conserver sa légèreté. Je suis mis de côté. Tout est maintenant pour Tissandier et pour Nadar. Je viens encore d’écrire une lettre au ministre ; mais elle restera sans réponse comme les autres.

Il fit le geste d’écarter les soucis qui l’assaillaient, baissa la tête et se tut.

Incapable de discerner si Joseph Vernier avait les talents et le caractère qu’il faut pour réussir, je voyais en lui un malheureux trahi par la fortune, et ce spectacle, nouveau pour moi, me remplit de douleur et de trouble.