La Vie du Bouddha (Herold)/Partie III/Chapitre 11

L’Édition d’art (p. 232-236).

XI


Devadatta réfléchissait :

« Siddhârtha a pensé m’humilier. Je saurai bien lui montrer que je n’ai pas l’esprit si médiocre qu’il le croit. Il faudra que sa gloire pâlisse devant la mienne. La veilleuse se fera soleil. Mais le roi Vimbasâra est son ami fidèle. Il le protège, et, tant qu’il vivra, je serai réduit à l’impuissance. Le prince Ajâtaçatrou, au contraire, m’estime et m’honore ; il met sa confiance en moi. Qu’il règne, et j’obtiendrai tout ce que je voudrai. »

Il alla dans la demeure d’Ajâtaçatrou.

« Ah, prince, dit-il, que le temps est triste où nous vivons ! Ceux qui sont les plus dignes de gouverner les peuples risquent de mourir sans avoir régné. La vie humaine se fait de plus en plus courte. La longévité de ton père m’inquiète pour toi. »

Il parla longtemps encore, donnant au prince les plus pernicieux conseils. Et le prince eut la faiblesse de l’écouter. Il résolut de tuer son père.

Jour et nuit, Ajâtaçatrou errait à travers le palais. Il guettait l’instant où il pourrait se glisser dans la chambre de son père et le frapper. Il n’échappa point à la vigilance des gardes. Ils s’étonnèrent de ses allées et venues, et ils dirent au roi Vimbasâra :

« Seigneur, depuis quelque temps, ton fils Ajâtaçatrou a des allures étranges. Ne méditerait-il pas une mauvaise action ?

— Taisez-vous, répondit le roi. Mon fils est trop noble pour songer à des actes vils.

— Tu devrais le mander, seigneur, et l’interroger.

— Taisez-vous, gardes. N’accusez pas mon fils à la légère. »

Les gardes continuèrent leur surveillance et, au bout de quelques jours, ils retournèrent auprès du roi. Et le roi, pour les convaincre d’erreur, fit appeler Ajâtaçatrou.

Le prince tremblait un peu quand il parut devant son père.

« Seigneur, dit-il, que me veux-tu ?

— Mon fils, dit Vimbasâra, mes gardes prétendent que, depuis quelque temps, tu prends des allures singulières. Tu vas dans le palais d’un pas mystérieux, tu évites les regards. Ne mentent-ils point ?

— Ils ne mentent point, mon père, » dit Ajâtaçatrou.

Il eut un vif remords, il se jeta aux pieds du roi, et, plein de honte, il reprit :

« Père, j’ai voulu te tuer. »

Vimbasâra frémit. D’une voix douloureuse, il demanda :

« Pourquoi voulais-tu me tuer ?

— Pour régner.

— Règne donc, s’écria le roi. La royauté ne vaut pas l’inimitié d’un fils. »

Dès le lendemain, Ajâtaçatrou fut proclamé roi.

Il ordonna, d’abord, qu’on rendit de grands honneurs à son père. Mais Devadatta craignait l’autorité du vieux roi. Il s’employa à le desservir.

« Tant que ton père sera libre, disait-il à Ajâtaçatrou, tu seras exposé à perdre le pouvoir. Il a gardé des partisans nombreux, il faut que tu les intimides par des mesures sévères. »

Devadatta reprit tout son empire sur l’esprit d’Ajâtaçatrou, et le triste Vimbasâra fut enfermé dans une étroite prison. Bientôt même, Ajâtaçatrou résolut de le faire mourir, et il défendit qu’on lui donnât la moindre nourriture.

La reine Vaidehî, pourtant, obtenait parfois d’entrer dans la prison de Vimbasâra. Elle lui apportait du riz, qu’il mangeait avec joie. Mais Ajâtaçatrou ne permit pas longtemps à la reine d’être charitable ; il voulut qu’on fouillât ses vêtements à chacune de ses visites au prisonnier. Alors, elle cacha dans ses cheveux de maigres nourritures. Elle fut découverte, et elle dut inventer mille ruses pour que le vieux roi ne mourût pas de faim ; toutes furent connues, et Ajâtaçatrou lui intima, enfin, de ne plus aller à la prison.

Il poursuivait de sa haine les fidèles du Bouddha. Il avait interdit qu’on prît aucun soin du temple où Vimbasâra, jadis, avait déposé les cheveux et les ongles du Maître. On n’y apportait plus ni fleur ni parfum ; on ne le nettoyait même pas.

Il y avait dans le palais d’Ajâtaçatrou une femme très pieuse, nommé Çrîmatî. Elle s’affligeait de ne plus pouvoir pratiquer les œuvres saintes, et elle se demandait comment, en ces jours cruels, elle prouverait au Maître qu’elle avait gardé toute sa foi. Elle passa devant le temple, et, de le voir délaissé, elle gémit. Il était sordide, et elle pleura.

« Le Maître saura que, dans cette demeure, il y a encore une femme pour l’honorer, » pensa Çrîmatî ; et, au péril de sa vie, elle nettoya le temple et elle l’orna d’une guirlande lumineuse.

Ajâtaçatrou aperçut la guirlande ; il fut fort irrité qu’on lui eût désobéi, et il voulut savoir qui en était coupable. Çrîmatî ne se cacha point ; d’elle-même elle comparut devant le roi :

« Pourquoi as-tu bravé mon ordre ? lui demanda Ajâtaçatrou.

— Si j’ai bravé ton ordre, répondit-elle, j’ai respecté celui de ton père, le roi Vimbasâra. »

Ajâtaçatrou n’en entendit pas plus. Blême de colère, il se précipita sur Çrîmatî, et la frappa de son poignard. Elle tomba, mourante ; mais ses yeux brillaient de joie, et, d’une voix heureuse, elle chanta :

« J’ai contemplé celui qui protège les mondes, j’ai contemplé celui qui éclaire les mondes, et pour lui, dans le soir, j’ai allumé les lampes ; pour qui chasse les ténèbres, j’ai chassé les ténèbres. Son éclat est plus grand que l’éclat du soleil ; il lance des rayons plus purs que le soleil, et mes regards ravis s’enivrent de clarté ; pour qui chasse les ténèbres, j’ai chassé les ténèbres. »

Et, morte, elle sembla vêtue d’une lumière sacrée.