La Vie du Bouddha (Herold)/Partie I/Chapitre 9

L’Édition d’art (p. 40-48).

IX


Un jour, on dit, devant le prince, que l’herbe, aux forêts, devenait tendre, que les oiseaux du printemps chantaient dans les arbres et que, sur les étangs, s’ouvraient les grands lotus. La nature était délivrée des liens où l’avait tenue la saison froide. Les jardins, autour de la ville, étaient parés de fleurs gracieuses, les jardins aimés des jeunes femmes. Alors, tel un éléphant qui fut longtemps enchaîné dans une étable, le prince eut l’ardent désir de sortir du palais.

Le roi connut le désir de son fils, et il ne sut comment y résister.

« Mais, songeait-il, il ne faut pas que Siddhârtha voie rien qui trouble la sérénité de son âme ; il ne faut pas qu’il soupçonne les maux du monde. J’ordonnerai qu’on écarte de sa route les pauvres, les malades, les infirmes, tous ceux qui souffrent. »

La ville fut ornée de guirlandes et de banderoles ; un char superbe fut attelé, et tous ceux à qui manquait un membre, tous les vieillards, tous les mendiants durent s’éloigner des rues où passerait le prince.

L’heure venue, le roi fit appeler son fils. Les larmes aux yeux, il le baisa au front ; il le regarda longuement, et il lui dit : « Va ! » De la parole il lui permettait de quitter le palais, mais non pas de la pensée. »

Le prince monta dans un char d’or, que tiraient quatre chevaux caparaçonnés d’or ; le cocher avait en mains des rênes d’or. Ceux à qui était laissé l’accès des rues qu’il suivait, étaient riches, jeunes, beaux ; tous s’arrêtaient à son passage et le contemplaient. Certains le louaient pour la douceur de son regard ; d’autres le vantaient pour la majesté de son visage ; d’autres l’exaltaient pour la beauté régulière de ses traits ; d’autres enfin le glorifiaient pour l’exubérance de sa force. Tous s’inclinaient devant lui comme s’inclinent les étendards devant la statue d’un Dieu.

Les femmes, dans les maisons, entendaient le cri de la rue. Elles s’éveillaient ou laissaient les tâches familières, et, en hâte, elles allaient aux fenêtres ou montaient sur les terrasses ; elles l’admiraient et toutes murmuraient : « Heureuse son épouse ! »

Et lui, à voir la splendeur de la ville, à voir la richesse des hommes, à voir la grâce des femmes, sentait naître en son âme une joie nouvelle.

Alors, les Dieux, jaloux de la félicité céleste que goûtait une ville de la terre, formèrent un vieillard, et l’envoyèrent sur le chemin du prince, pour troubler son esprit.

L’homme s’appuyait sur un bâton : il était décrépit, cassé. Les veines saillaient sur son corps, les dents branlaient dans sa bouche, sa peau était toute creusée de rides noires ; de son crâne pendaient quelques cheveux d’un gris sale ; ses paupières, sans cils, étaient rouges ; sa tête, ses jambes, ses bras tremblaient.

Le prince vit cet être si différent des hommes qui l’entouraient. Il fixa sur lui des yeux pleins d’anxiété, et il demanda au cocher :

« Quel est cet homme courbé, cet homme aux cheveux gris ? Sa main décharnée s’attache à un bâton, ses yeux n’ont pas de lumière, ses jambes se dérobent. Est-il un monstre ? Est-ce la nature qui l’a fait ainsi ? Est-ce le hasard ? »

Le cocher n’eût pas dû répondre à la question du prince ; mais les Dieux égaraient son esprit, et, sans comprendre sa faute, il parla :

« Celle qui détruit la beauté, qui ruine la force, qui enfante la douleur et qui tue le plaisir, celle qui appauvrit la mémoire et qui abat les sens, la vieillesse s’est emparée de cet homme et l’a brisé. Lui aussi fut un enfant qui buvait le lait de sa mère, lui aussi se traîna sur le sol ; il grandit, il fut jeune, il eut la force et la beauté ; puis, il arriva au déclin de l’âge, et, maintenant, tu le vois tout délabré par la vieillesse. »

Le prince, ému, demanda :

« Subirai-je, moi aussi, un pareil sort ? »

Le cocher répondit :

« Pour toi aussi, seigneur, passera la jeunesse, pour toi aussi viendra la vieillesse incommode ; avec le temps, nous perdons la vaillance et la beauté. »

Le prince frémit comme un taureau qui entend gronder la foudre ; il soupira longuement, il secoua la tête ; ses yeux allèrent du triste vieillard à la foule joyeuse, et il dit des paroles graves :

« Ainsi donc la vieillesse détruit chez tous les hommes la mémoire, la beauté, la force, et le monde ne succombe pas à la terreur ! Tourne les chevaux, ô cocher, rentrons dans nos demeures. Comment jouirais-je des jardins et des fleurs ? Mes yeux ne voient plus que la vieillesse, mon esprit ne songe plus qu’à la vieillesse. »

Le prince rentra dans son palais, mais il n’y retrouva pas le calme. Il allait de salle en salle, murmurant : « Oh, la vieillesse, la vieillesse ! » Il ne connaissait plus la joie.

Il résolut pourtant de tenter une nouvelle promenade.

Alors, les Dieux formèrent un homme accablé de maladies, et ils le mirent sur le chemin de Siddhârtha.

Siddhârtha aperçut le malade, il fixa les yeux sur lui, et il demanda au cocher :

« Quel est cet homme au ventre épais ? Il a le souffle haletant ; ses bras maigres tombent lâchement le long de son corps ; son visage est tout pâle ; de ses lèvres s’échappent des cris lamentables ; il chancelle : il se heurte aux passants ; il s’abandonne… Cocher, cocher, quel est cet homme ? »

Le cocher répondit :

« Chez cet homme, seigneur, est née, d’une inflammation des humeurs, toute la détresse de la maladie. Il est la faiblesse même ; et lui aussi, jadis, il était sain et fort ! »

Le prince jetait au malade des regards de pitié, et il demanda encore :

« Cette disgrâce est-elle particulière à cet homme ? Ou bien la maladie menace-t-elle toutes les créatures ? »

Le cocher reprit :

« Pareille disgrâce, ô prince, peut nous atteindre tous. La maladie écrase le monde. »

En entendant la douloureuse vérité, le prince se mit à trembler comme la lune reflétée dans les vagues de la mer, et il prononça des paroles d’amertume et de pitié :

« Les hommes voient la souffrance et la maladie, et ils ne perdent pas toute confiance en eux-mêmes ! Ah, qu’elle est grande leur science ! Ils vivent sous la menace constante des maladies, et ils peuvent rire, et ils peuvent se réjouir ! Tourne le char, cocher : la promenade est finie. Rentrons au palais. J’ai appris à craindre les maladies, et mon âme, qui repousse les plaisirs, semble se replier sur elle-même, comme une fleur à qui manque la lumière. »

Tout à sa cruelle méditation, il rentra au palais.

Le roi Çouddhodana remarqua l’humeur sombre de son fils. Il s’enquit des raisons qui avaient abrégé les promenades du prince ; le cocher ne les lui cacha point. Le roi eut une grande douleur : il se voyait déjà abandonné de l’enfant qu’il chérissait. Il se départit de son calme ordinaire, il s’emporta contre l’homme qu’il avait chargé de la police des rues, il le punit, mais la punition ne fut pas grave, tant il avait l’habitude de l’indulgence. L’homme, d’ailleurs, était fort étonné des reproches qu’on lui faisait : il n’avait aperçu ni le vieillard ni le malade.

Plus que jamais, le roi voulut retenir son fils dans le palais ; il chercha pour lui les plus rares plaisirs. Mais rien, maintenant, ne pouvait distraire Siddhârtha de ses rêveries douloureuses. Le roi pensa : « Qu’il sorte une fois encore ! La promenade peut-être lui rendra la joie. »

Il donna les ordres les plus sévères pour que les infirmes, les malades, les vieillards fussent chassés de la ville. Il changea le cocher du prince, étant sûr que cette fois, rien ne lui troublerait l’âme.

Mais les Dieux jaloux formèrent un cadavre ; quatre hommes le portaient et d’autres hommes le suivaient en pleurant. Et le mort, ainsi que les hommes qui le portaient et les hommes qui pleuraient, n’était visible que pour le prince et le cocher.

Et le fils du roi demanda :

« Quel est donc celui-ci, qui est porté par quatre hommes, et que suivent des hommes affligés, aux vêtements tristes ? »

De par la volonté des Dieux, le cocher, qui aurait dû se taire, répondit :

« Seigneur, il n’a plus ni intelligence, ni sens, ni souffle ; il dort, sans conscience, pareil à l’herbe et au bois ; il ignore, maintenant, le plaisir et la douleur, et, comme ses amis, ses ennemis l’ont abandonné. »

Le prince fut troublé et il dit : « Une telle condition n’a-t-elle été faite qu’à cet homme, ou une même fin attend-elle toutes les créatures ? »

Le cocher répondit : « Une même fin attend toutes les créatures. De tout être qui vit en ce monde la mort est fatale, qu’il soit vil ou qu’il soit noble. »

Alors le prince Siddhârtha connut ce qu’est la mort ; malgré sa fermeté, il frissonna ; il dut s’appuyer au char, et ses paroles furent pleines d’affliction :

« Voilà donc où le destin mène les créatures ! Et pourtant, libre de crainte, l’homme se livre à mille amusements ! Ah, je commence à croire que l’âme de l’homme est endurcie ! La mort est là, et il s’en va joyeux, par les chemins du monde ! Tourne le char, cocher ; le temps n’est pas venu d’aller dans les jardins fleuris. Comment l’homme sensé, l’homme qui connaît la mort, se réjouirait-il à l’heure de l’angoisse ? »

Mais le cocher continua vers le jardin où le roi voulait que fût conduit son fils. Là, sur l’ordre de Çouddhodana, le fils du prêtre domestique, Oudâyin, qui était, depuis l’enfance, l’ami de Siddhârtha, avait réuni de belles jeunes femmes, expertes en l’art du chant et en l’art de la danse, expertes aussi à tous les jeux de l’amour.