La Vie du Bouddha (Herold)/Partie I/Chapitre 7

L’Édition d’art (p. 28-38).



VII


Çouddhodana songeait sans cesse aux paroles d’Asita ; il ne voulait pas que s’éteignit sa race, et il se dit :

« Je ferai naître en mon fils le goût des plaisirs ; et peut-être aurai-je des petits-enfants nombreux, et qui seront prospères. »

Il fit donc venir le prince, et il lui parla ainsi :

« Tu as atteint, mon cher enfant, l’âge où il convient que tu te maries. Dis-moi donc si tu connais une jeune fille qui te plaise. »

Siddhârtha répondit :

« Laisse-moi sept jours pour réfléchir, mon père. Dans sept jours, tu auras ma réponse. »

Et il se mit à penser :

« Des désirs, je le sais, résultent des maux sans fin ; les arbres qui poussent dans la forêt des désirs ont pour racines les douleurs et les luttes cruelles, et leurs feuilles sont vénéneuses ; les désirs vous brûlent comme le feu, vous blessent comme l’épée. Je ne suis point de ceux qui aiment à vivre parmi un troupeau de femmes, et mon sort est d’habiter dans le silence des bois ; là, par la méditation, s’apaiseront mes pensées, et je connaîtrai le bonheur. Mais, parmi les fleurs confuses des marais, les lotus ne grandissent-ils pas ? Des sages se sont illustrés autrefois qui avaient eu des femmes et des fils. Ceux qui, avant moi, cherchèrent la science suprême ont passé des années dans la compagnie des femmes. Ils n’en eurent que plus de joie à s’en aller vers les délices de la méditation. Je les imiterai. »

Il réfléchit aux qualités qu’il priserait chez une femme. Puis, le septième jour étant arrivé, il retourna auprès de son père.

« Père, dit-il, je ne veux pas d’une femme vulgaire. Celle qui aura les qualités que je vais t’énumérer, tu pourras me la donner pour épouse. »

Et il parla :

« Celle que j’épouserai sera dans le printemps de la jeunesse ; celle que j’épouserai aura la fleur de la beauté ; sa jeunesse pourtant ne la rendra pas vaine, sa beauté ne la rendra point orgueilleuse. Celle que j’épouserai aura pour les créatures l’amitié d’une sœur, la tendresse d’une mère. Elle ne connaîtra ni l’aigreur ni la ruse, elle ne sera point envieuse. Jamais, même en songe, elle ne pensera à un autre homme qu’à son mari. Elle ne dira pas de paroles hautaines ; elle sera modeste, elle aura la retenue d’une esclave. Elle ne convoitera pas le bien d’autrui, elle évitera les demandes indiscrètes, elle sera contente de sa fortune. Elle n’aura point de goût pour les liqueurs, elle ne recherchera pas les mets délicats ; elle sera indifférente à la musique et aux parfums. Elle n’aimera ni les spectacles ni les fêtes. Elle sera bonne aux serviteurs et aux servantes. Elle s’éveillera la première et s’endormira la dernière. Celle que j’épouserai sera pure de corps, de parole et de pensée. »

Il ajouta :

« Si tu connais, mon père, une jeune fille qui ait toutes ces qualités, tu peux me la donner pour femme. »

Le roi fit appeler son prêtre domestique. Il lui énuméra toutes les qualités que le prince voulait trouver en une femme, pour l’épouser. Puis :

« Va, dit-il, va, brahmane. Entre dans toutes les maisons de Kapilavastou ; regarde les jeunes filles et les interroge. Et celle en qui tu reconnaîtras les qualités voulues, tu l’amèneras au prince, fut-elle de la dernière caste. Mon fils ne cherche pas le rang ni la richesse, il ne cherche que la vertu. »

Le prêtre s’en alla par la ville de Kapilavastou. Il entrait dans les maisons, il voyait les jeunes filles, il leur posait des questions habiles ; et il n’en trouvait pas une qui fut digne du prince Siddhartha. Enfin, il arriva chez Dandapâni, qui était de la famille des Çakyas. Dandâpani avait une fille nommée Gopâ. Le prêtre, à la voir seulement, fut charmé, tant elle était belle et gracieuse ; il causa quelque peu avec elle, et il ne put douter de ses vertus.

Le prêtre revint près du roi Çouddhodana.

« Seigneur, s’écria-t-il, j’ai vu une jeune fille qui pourra devenir la femme de ton fils.

— Chez qui l’as-tu vue ? demanda le roi.

— Elle est la fille du Çakya Dandapâni, » répondit le brahmane.

Mais, quelque confiance qu’il eut en son prêtre domestique, Çouddhodana hésitait encore à mander Gopâ et Dandapâni. « L’homme le plus sage peut se tromper, pensait-il. Le brahmane a peut-être trouvé à la fille de Dandapâni un mérite qu’elle n’a pas. Je veux la soumettre à une épreuve nouvelle, et c’est mon fils lui-même qui la jugera. »

Il fit faire de nombreux bijoux d’or et d’argent, et il envoya un héraut crier dans Kapilavastou :

« Dans sept jours, le fils du roi Çouddhodana, le prince Siddhârtha, distribuera des parures aux jeunes filles de la ville. Donc que, dans sept jours, toutes les jeunes filles se réunissent au palais ! »

Au jour dit, le prince s’assit sur un trône dans la grande salle du palais. Toutes les jeunes filles de la ville étaient là, et elles défilèrent devant lui. À chacune, il donnait un bijou ; mais, quand elles approchaient du trône, elles détournaient la tête ou, du moins, baissaient les yeux, tant les intimidait son éclatante beauté ; elles prenaient à peine le temps de recevoir les parures ; quelques-unes même eurent si grande hâte de partir, qu’elles ne touchèrent le cadeau que du bout des doigts, et le laissèrent tomber sur le sol.

Gopâ venait la dernière. Elle s’avança sans crainte ; elle ne cligna même pas les yeux. Mais le prince n’avait plus un seul bijou à donner. Gopâ lui dit en souriant :

« Prince, en quoi t’ai-je offensé ?

— Tu ne m’as nullement offensé, répondit Siddhârtha.

— Pourquoi, alors, me dédaignes-tu ?

— Je ne te dédaigne pas, reprit-il, mais tu arrives la dernière, et je n’ai plus un bijou à donner. »

Mais, en cet instant, il se rappela qu’il avait au doigt un anneau de grand prix. Il l’ôta, et le tendit à la jeune fille.

Elle ne prit pas l’anneau.

« Prince, dit-elle, dois-je accepter de toi cet anneau ?

— Il était à moi, dit le prince, et tu dois l’accepter.

— Non, reprit-elle ; je ne te priverai pas de tes parures ; c’est à moi de te parer. »

Et elle se retira.

Quand le roi apprit l’aventure, il se réjouit fort.

« Seule, Gopâ a pu regarder mon fils en face, pensa-t-il, seule elle est digne de lui. Gopâ qui n’a pas pris l’anneau que tu avais ôté de ton doigt, Gopâ, ô mon fils, sera ta plus belle parure. »

Et il fit mander au palais le père de Gopâ.

« Ami, lui dit-il, le temps est venu de marier mon fils Siddhârtha. Or, je crois bien que ta fille Gopâ plait à mon fils. Veux-tu la lui donner pour femme ? »

Dandapâni ne répondit pas tout de suite à Çouddhodana. Il hésitait à parler, et, de nouveau, le roi lui demanda :

« Veux-tu donner ta fille à mon fils ? »

Dandapâni dit alors :

« Seigneur, ton fils a grandi dans la mollesse ; il n’a guère quitté le palais ; il n’a jamais prouvé qu’il connaît les arts de l’esprit ni ceux du corps. Or, tu sais que les Çakyas ne donnent leurs filles qu’à des hommes adroits et forts, braves et savants. Comment donnerais-je ma fille à ton fils, qui jusqu’ici n’a témoigné de goût que pour l’indolence ? »

Ces paroles rendirent soucieux le roi Çouddhodana. Il voulut voir le prince. Siddhârtha accourut auprès de son père.

« Père, dit-il, tu me sembles tout triste. Qu’as-tu ? »

Mais le roi ne savait comment rapporter au prince les dures paroles de Dandapâni. Il se taisait. Le prince répéta :

« Père, tu me sembles tout triste. Qu’as-tu ?

— Ne m’interroge pas, répondit cette fois Çouddhodana.

— Père, tu es triste. Qu’as-tu ?

— Je ne veux plus qu’on me parle d’un pénible sujet.

— Explique-toi, père. Il est toujours utile de s’expliquer. »

Le roi se décida enfin à raconter l’entrevue qu’il avait eue avec Dandapâni. À la fin du récit, le prince se mit à rire.

« Seigneur, dit-il, que tes soucis s’apaisent. Crois-tu qu’il y ait, dans Kapilavastou, un seul homme qui puisse me vaincre, par la force ou par le savoir ? Réunis tous ceux qui sont illustres dans un art, quel qu’il soit ; ordonne-leur de se mesurer avec moi ; je montrerai ce que je puis. »

Le roi se rasséréna un peu, et il fit proclamer par la ville :

« Dans sept jours, le prince Siddhârtha se mesurera avec tous ceux qui sont habiles à un art, quel qu’il soit. »

Le moment venu, on vit entrer au palais tous ceux qui prétendaient à quelque habileté dans les arts ou dans les sciences. Dandapâni était là, et il promit de donner sa fille à celui, prince ou non, qui vaincrait tous les autres dans les luttes auxquelles on allait assister.

D’abord, un jeune homme, qui connaissait les régles de l’écriture, voulut défier le prince. Mais le sage Viçvâmitra sortit de la foule et dit :

« Jeune homme, une pareille lutte est inutile. Tu es déjà vaincu. Le prince était encore un enfant qu’on me l’amena : je devais lui apprendre l’écriture. Et il connaissait déjà soixante-quatre écritures ! Il connaissait des écritures dont j’ignorais jusqu’au nom ! »

Le témoignage de Viçvâmitra suffit pour assurer au prince la victoire dans l’art d’écrire.

On voulut alors éprouver jusqu’où allait sa science des nombres. Et l’on décida qu’un Çakya, nommé Arjouna, qui avait maintes fois résolu des calculs très difficiles, serait juge de l’épreuve.

Siddhârtha pose une question à un jeune homme qui se disait calculateur excellent, et le jeune homme ne put rien répondre.

« La question, pourtant, était simple, dit le prince. En voici une plus simple encore : qui y répondra ? »

Et personne ne répondit à la question nouvelle.

« À vous de m’interroger, » dit le prince.

On lui posa des questions qu’on estimait difficiles ; mais les réponses furent faites avant même que fussent finies les demandes.

« Qu’Arjouna lui-même interroge le prince ! » cria-t-on de toutes parts.

Arjouna proposa les calculs les plus subtils, et jamais Siddhârtha ne fut embarrassé pour donner les solutions justes.

Tous admiraient sa connaissance du calcul, et personne ne douta plus que son intelligence n’eut pénétré au fond de toutes les sciences. Aussi fut-ce aux exercices du corps qu’on se décida à le défier. Au saut comme à la course, il vainquit sans peine. À la lutte, il n’avait qu’à toucher du doigt ses adversaires pour les faire tomber sur le sol.

On apporta des arcs. Des tireurs habiles mirent des flèches dans des buts à peine visibles. Le prince, quand vint son tour de tirer, brisa, en voulant les tendre, tous les arcs qu’on lui offrit, tant était grande sa force naturelle. Enfin, le roi envoya de nombreux gardes chercher dans le temple où il était gardé un arc précieux, très ancien, que, de mémoire humaine, personne n’avait pu tendre ni soulever. Siddhartha prit l’arc de la main gauche, et, d’un seul doigt de la main droite, il le tendit. Alors, il se désigna pour but un arbre si éloigné, qu’il était seul à l’apercevoir ; la flèche transperça l’arbre, puis elle s’enfonça dans la terre, et y disparut. À l’endroit où la flèche était entrée dans la terre, il se forma un puits, qu’on nomma le Puits de la Flèche.

Il semblait que tout fût fini, et déjà l’on amenait pour le vainqueur un grand éléphant blanc, sur lequel il parcourrait la ville en triomphe. Mais un jeune Çakya, Devadatta, qui était très vain de sa force, saisit la bête à la trompe, et, par jeu, la frappa du poing. Elle tomba.

Le prince le regarda d’un œil sévère et lui dit :

« Tu as commis une mauvaise action, Devadatta. »

Et, du pied, il toucha l’éléphant qui se releva et l’adora.

Les acclamations à la gloire du prince ne cessaient pas. Çouddhodana était tout heureux, et Dandapâni, pleurant de joie, s’écriait :

« Gopâ, Gopâ, ma fille, sois fière d’être la femme d’un tel mari ! »