La Vie douloureuse de Marceline Desbordes Valmore/2

Éditions d’art et de littérature (p. 37-103).


II

LA JEUNE FILLE
Adolescence. Voyages. Théâtre. Amours.



L’adolescence de Marceline est un tunnel coupé de brèves éclaircies, de stations dont on distingue à peine le nom et où le train ne s’arrête pas.

Catherine Desbordes et sa fille, qui ont quitté Douai en 1797 — au plus tôt, ou en 1799 — au plus tard, ne s’embarquent pour la Guadeloupe que vers la fin de 1801. C’est se donner le temps de la réflexion. Mais la mère, pendant les trois ou quatre années qu’elle passe loin des siens, paraît n’avoir songé qu’à réunir la somme suffisante pour mettre son projet à exécution. Elle est butée ; elle s’est juré d’aller à la Guadeloupe, et elle ira.

Si, du moins, elle y allait seule, cette mère « imprudente et courageuse ». Elle ne voit donc pas que Marceline la suit à regret… « Je l’avais bien voulu, écrit celle-ci, mais je n’eus plus de gaieté après ce sacrifice. J’adorais mon pore comme le bon Dieu même. Les rues, les villes, les ports de mer où il n’était pas me causaient de l’épouvante ; et je me serrais contre les vêtements de ma mère comme dans mon seul asile. »

Un fait incontestable, c’est que Mme Valmore n’aimait pas à s’étendre sur cette période de son existence. On ne peut l’explorer qu’à la lueur d’une note rédigée de mémoire, après sa mort, par son mari ; ou bien, à l’aide de quelques bouts d’allumettes qui traînent dans sa prose et ses vers et s’enflamment, d’ailleurs, mal.

Autant elle est prodigue des souvenirs de son jeune âge, autant elle devient réservée à partir du moment où elle se met en chemin avec sa mère.

Nous ne sommes même pas exactement fixés sur la date de cet événement. 1797, disent MM. Corne et Rivière ; 1799, dit M. Pougin, probablement mieux informé.

Mais la piété filiale, si elle explique la discrétion de Marceline, prouve bien, en revanche, que celle-ci se rend compte des « imprudences » de sa mère et la soulage, par le silence, d’une part de responsabilité trop lourde dans les vicissitudes que va subir toute la famille. Quoi qu’il en soit, l’hirondelle prenant sa volée vers la Guadeloupe, lit d’abord un crochet en passant par… Lille ! Qu’allait-elle chercher à Lille ? Les conseils et peut-être aussi le viatique d’une amie qui avait joué la comédie. La dame ne donna point d’argent, mais elle proposa à Catherine Desbordes le moyen de s’en procurer, d’abord pour vivre : c’était de faire fructifier, au théâtre, l’intelligence précoce, la voix musicale, les cheveux d’or, le physique expressif enfin de Marceline, âgée alors d’une douzaine d’années.

L’excellente mère se fit prier. Dans une histoire dont sa fille a fourni, sans contrôle, tous les éléments, il allait de soi que Catherine se fît prier et ne cédât que la mort dans l’âme. Tout, pour elle, en d’autres termes, était préférable à l’humiliation de rentrer à Douai, l’aile basse, et de reprendre sa place au rouet, qui, pointant, donnait toujours, lui, le pain quotidien.

Marceline débuta-t-elle à Lille même, à quelques lieues de sa ville natale ? Il faut le croire, puisqu’elle l’a dit à son mari qui l’a cru et le répète, dans la note précitée. Mais les preuves manquent. Il ajoute, de confiance encore, qu’elle fut ensuite engagée, pour tenir l’emploi des ingénuités, à Rochefort, puis à Bordeaux, renseignement qui situe les ports de mer mentionnés par Marceline dans le passage d’une de ses lettres que nous avons reproduit.

À Bordeaux, elle fut, disait-elle, maltraitée par une directrice insolvable, et la pauvre petite allait, ainsi que sa mère, mourir d’inanition, lorsque la visite providentielle d’une jeune camarade de théâtre, les avait toutes deux ranimées.

Mme Valmore, qui garda toujours un si amer souvenir de Lyon et de Rouen, n’assombrissait pas Bordeaux du même ressentiment. Il y paraît dans son Élégie intitulée : Le retour à Bordeaux :

Salut ! rivage aimé de ma timide enfance
Où, de ma vie en fleur, le songe a commencé !…

Il faut aller, toutefois, jusqu’à la fin de la pièce, pour découvrir la raison profonde qu’avait le poète d’épargner Bordeaux.

Mon cœur inoccupé, trop jeune pour l’amour,
Sentit en l’écoutant qu’il aimerait un jour.
Un bel enfant dès lors troubla ma rêverie ;
Je le baisai, distraite et ce baiser fut doux.
J’en entretins longtemps ma mémoire attendrie ;
Il me l’a bien rendu, car il est mon époux.

Cet enfant de la balle, moins âgé qu’elle de sept ans, était, en effet, celui qui devait l’épouser plus tard.

De Bordeaux et au gré des directeurs avec lesquels avait affaire la fileuse de lin, muée en mère d’actrice, où Marceline porta-t-elle encore ses petites mines et ses travestis ? La note dit : à Pau et à Bayonne, et une lettre de Mme Valmore à son mari confirme et complète l’indication.


Je me sens toujours attirée avec toi vers Pau, Toulouse, ou Tarbes, ou Bagnères…, parce que je t’ai beaucoup aimé dans ton passé et que j’aurais bien voulu le confondre avec le mien qui a erré aussi par là.


À Tarbes, en effet, elle avait fait partie d’une troupe où brillait Monvel ; et sur cette découverte de M. Pougin, nous aurons l’occasion de revenir.

À Bayonne, enfin, l’obligeance d’une dame chez qui Marceline et sa mère logeaient, permettait à Catherine Desbordes, en possession de l’argent du voyage, de satisfaire son obsession, de courir à Bordeaux, de s’y embarquer et de cingler vers la Guadeloupe, pour faire naufrage au port !

Pauvre femme ! On voudrait être indulgent à des erreurs qu’elle va bientôt payer si cher. On lui pardonnerait un coup de tête, la France traversée d’une traite, de Douai à Bordeaux, comme en rêve, l’embarquement, puis le réveil là-bas, trop tard, réveil de quelques jours avant le grand sommeil…

Mais ce long voyage à petites soirées, à petits feux ; le sauvetage d’une famille tenté par la mère au moyen de sa fille ; cette tournée insensée de misère, d’embûches et d’affronts, entreprise par deux vagabondes, l’une gagnant, l’autre quêtant leur passage à bord d’un bateau… ; non, ce n’est pas un coup de tête, c’est le ferme dessein d’une sotte opiniâtre ; et plus on y songe, moins sa conduite extraordinaire trouve grâce à nos yeux.



« Arrivée en Amérique, a écrit Mme Valmore, ma mère trouva ma cousine veuve, chassée par les nègres de son habitation, la colonie révoltée, la fièvre jaune dans toute son horreur… Ma mère ne para pas ce coup. Son réveil, ce fut de mourir à 41 ans. On m’emmena en deuil hors de cette île dépeuplée en partie par la mort, et, de vaisseau en vaisseau, je fus rapportée au milieu de ma famille désolée et devenue tout à fait pauvre. »

Là encore, Marceline, habituellement si expansive, se retient de tout dire. Nous ne sommes informés que de l’essentiel : son arrivée à la Pointe-à-Pître, à la fin de 1801, puisque l’île fut mise à feu et à sang par les hommes de couleur, au mois d’octobre ; la disparition de la cousine, objet d’un espoir obstiné ; la mort de Catherine succombant à la fièvre jaune et à la déception.

La femme d’un fonctionnaire nommé Guédon eut heureusement pitié de Marceline et la plaça chez une jeune veuve, qui eut soin d’elle jusqu’au jour où il fut possible de la rapatrier.

Ce que l’on connaît de ce lambeau de son existence, échappe malheureusement à toute vérification. Il faut s’en rapporter aveuglément à quelques souvenirs épars dans ses livres ou recueillis de sa bouche par son mari et par son fils.

La source vers laquelle on se porte naturellement : les Veillées des Antilles, est un trompe-l’œil, est en verre filé. L’élégie : le Soleil des morts, donne ce pleur seulement, in memoriam, au pays :

Loin, par-delà les murs, où j’ai vu se courber
Ma tige maternelle enlacée à ma vie,
Puis mourir sur le sable, où je l’avais suivie.

La Correspondance ne renferme que des traits fugitifs comme celui-ci (à son mari, 28 juillet 1844) :


Ce matin, je reçois la lettre et le détail de l’emploi de ton temps. Tu me regardes sur la mer, ô mon cher ami, où j’ai vu de si près la mort sans la craindre, ni la comprendre ; là aussi l’ignorance tient lieu de courage. Je regardais… je n’étais triste que de l’espace et de l’isolement de mon cœur.


Mais voici, plus importante, la glane que l’on trouve, sous forme d’avant-propos, dans le volume de nouvelles intitulé : Huit femmes, qui parut en 1845, chez Chlendowski, l’éditeur des Parents pauvres, de Balzac.


MON RETOUR EN EUROPE


La fièvre jaune, qui continuait ses ravages à la Pointe-à-Pitre, n’avait plus rien à m’enlever. J’allais remonter seule à bord d’un bâtiment en rade qui, pour compléter sa cargaison, devait mouiller à la Basse-Terre, avant de faire voile pour la France.

Il faisait nuit, de cette nuit visible qui change l’aspect des sites, et fait d’autres villes, des villes vues au jour. Ne pouvant soutenir l’aspect de celle-là, j’allai me cacher dans une arrière-chambre basse de la maison qui m’avait recueillie après la révolte et mon deuil. J’attendais que l’heure, dont les secondes faisaient du bruit dans une vieille horloge contre la muraille, sonnât le départ, quand le gouverneur vint offrir, au nom de sa femme, de me prendre dans sa famille, où je pourrais attendre une occasion moins périlleuse de retourner en France. Il instruisit la veuve que j’allais quitter, des dangers qui m’attendaient but le bâtiment, si frêle en effet, qu’il ne ressemblait guère qu’à un grand canot couvert.

Cette embarcation marchande, emportant à Brest des morues sèches, de l’huile de baleine, etc., ne recelait d’autres provisions que quelques pièces de bœuf salé et du biscuit à rompre au marteau. Le feu de l’habitacle et celui des pipes était le seul qui devait s’allumer pour le réconfort d’un si long voyage.

« Elle mourra, dit le gouverneur à la jeune veuve qui me pleurait déjà ; je vous dis, madame, qu’elle mourra. »

Toutes leurs paroles m’arrivaient à travers la cloison, mais aucune ne changeait ma résolution de partir. On vint me chercher pour répondre moi-même ; je pleurais, mais je refusais tout dans l’horreur de rester. Il me semblait que plutôt que de m’y résoudre, j’aurais tenté ce qu’un petit nègre de la maison voulait entreprendre pour me suivre : je me serais jetée à la mer, croyant comme lui, trouver dans mes bras la force de nager jusqu’en France.

La terreur me chassait de cette île mouvante. Un tremblement de terre, peu de jours auparavant, m’avait précipitée sur mon lit tandis que je tressais mes cheveux, debout devant un petit miroir. J’avais peur des murs ; j’avais peur du bruit des feuilles ; j’avais peur de l’air. Les cris des oiseaux m’excitaient à partir. Parmi toute cette population mouvante ou portant le deuil des morts, les oiseaux seuls me paraissaient vivants, parce qu’ils avaient des ailes. Le gouverneur n’obtint rien de ma reconnaissance que des actions de grâce et un salut d’adieu.

J’ai toujours en moi sa figure désolée quand il sortit, m’abandonnant à ma destinée, qu’il pressentait fatale : c’était la première fois que j’en décidais moi-même, et je la remis à Dieu seul, n’ayant plus d’autre maître que lui.

Je partis à minuit. Quand il fallut se séparer de moi, la veuve ne put s’y résoudre. Elle renvoya au logis ses domestiques qui étaient de confiance, et prit son parti de me conduire l’espace de quarante-cinq lieues, qui sépare les deux îles.

En me sentant enlever par les matelots du bâtiment qu’il fallait aller rejoindre au milieu de la rade, j’avais mis ma main sur mes yeux, ne pouvant soutenir les larmes de cette aimable femme.

À ma grande surprise je la retrouvai dans le canot, assise près de moi, calme et satisfaite, comme on l’est après une lutte généreusement terminée. Elle me conduisait à la Basse-Terre, où elle avait des amis, ne pouvant renoncer à l’espoir de m’assurer un meilleur passage en Europe, durant les jours que nous devions attendre pour mettre à la voile. Elle m’enlaça de ses bras, et nous ne dîmes plus une parole en regardant le spectacle qui nous entourait de toutes parts.

D’un côté l’eau sans horizon étendait sa surface immense, noire et luisante, sous la lune qui s’y multipliait dans chaque lame errante. Devant nous le port que je quittais à reculons pour le regarder en face, et que je ne reconnaissais pas pour celui dans lequel j’étais entrée par un temps d’orage, nous révélait son mouvement silencieux par le déplacement des lumières courant de vaisseaux en vaisseaux. Du milieu de ces choses dont j’emportais la teinte ineffaçable, je vis accourir au rivage… Mon Dieu ! je l’ai rêvé longtemps ! Mais enfin, je crus voir ma mère me tendre ses bras ranimés… Je n’ai rien à me rappeler de plus triste. Qu’importe ce qui suivit et comment je revins accomplir mon sort dans cette France qui me manquait à chaque heure ; à laquelle pourtant je ne manquais pas. Amour du berceau, sois béni, mystère doux et triste, comme tous les amours !

Plus tard encore, ne pouvant rien faire de mieux que d’écouter, durant les longs jours d’une traversée tantôt ardente, tantôt brumeuse, je laissai passer devant moi de nouveaux fantômes, vrais ou imaginaires, qui le sait ? Je les évoque à mon tour, altérés, modifiés dans les sommeils de ma mémoire qui les a logés sans les bien connaître, mais qui les aime encore. Connaissons-nous mieux à vrai dire, les êtres qui se racontent eux-mêmes, avec lesquels nous vivons, pour lesquels nous souffrons, et qui souffrent pour nous ? Est-on plus certain de rester dans le réel en croyant écrire de l’histoire ? Ainsi, qu’ils me pardonnent, les narrateurs dont j’ai mal retenu les récits, ou mal traduit les créations. Si quelques lignes émouvantes parmi toutes ces pages retrouvent accès dans le souvenir des passagers d’autrefois, qu’ils les reçoivent comme une restitution : ce qui restera, pâle et languissant, et pareil au calme plat dont nous avons souffert ensemble, quand il berçait notre navire sans le faire avancer, je le prends sur moi, pour le mettre au nombre de mes fautes dont je ne veux accuser personne.


Tout ce que nous savons de l’aventure, somme toute, se ramène à une image d’Épinal dont les légendes suivantes peuvent donner une idée :

« Dernier soupir d’une mère adorée. »

« Des personnes charitables recueillent et consolent Marceline. »

« A force de prières, elle obtient son passage à bord d’un navire de commerce prêt à faire voile pour la France. »

« Elle partage le biscuit et le bœuf salé de l’équipage. »

« Elle se fait attacher à un mât pour contempler une tempête. »

« Sa vertu triomphe d’un capitaine infâme. »

« Les matelots indignés la prennent sous leur protection. »

« En débarquantà Dunkerque, l’odieux capitaine se venge des refus de l’orpheline en retenant sa petite malle… »

« Marceline retrouve sa famille. »

Sa famille, en réalité, Marceline ne la retrouva pas tout de suite. De Dunkerque, elle gagna, d’abord, Lille, à dessein, manifestement, de s’y procurer les ressources dont elle était dépourvue. Le choix de cette ville montre bien qu’elle y avait noué des relations, principalement dans le petit monde dramatique. C’est aux soins de celui-ci, en effet, que fut organisée une représentation au bénéfice de la jeune fille « échappée aux massacres de la Guadeloupe ».

Lestée de quelque argent, elle fit enfin retour à Douai.

Elle y revit son père et ses sœurs, mais son frère s’était engagé et guerroyait en Espagne.

Quel accueil reçut-elle de sa famille, qui n’avait cessé, pendant son absence, de végéter ? On l’ignore. On en est réduit à présumer que Marceline eut à cœur, non seulement de n’être pas à charge aux siens, mais encore de leur venir en aide.

La troupe lilloise de comédie desservait le théâtre de Douai. C’est à cette troupe sans doute que Mlle Desbordes fut redevable de débuter, le dimanche 21 novembre 1802, à Douai même, dans Le Philinte de Molière ou la suite du Misanthrope, comédie en cinq actes de Fabre d’Églantine, qu’accompagnait sur l’affiche une autre petite comédie : Le roman d’une heure ou La folle gageure, d’Hoffman.

Il est vraisemblable qu’elle termina la saison à Lille, où quelqu’un, l’ayant remarquée, la fit engager au Théâtre des Arts, à Rouen. Toujours est-il qu’on l’y voit et qu’on l’y applaudit, l’année suivante, dans les ingénuités et les jeunes dugazons. Car les artistes des grands théâtres de province, à cette époque, devaient pouvoir interpréter à la fois la comédie et l’opéra.

Bien longtemps après, en 1852, Mme Valmore écrivait à l’un de ses amis : « Cette ville toute moyen-âge est hérissée pour moi de souvenirs durs comme des pointes de fer. J’avais quinze ans (elle se rajeunissait), lorsque j’y suis entrée avec une de mes sœurs et mon père, quand je revenais d’Amérique. Là, j’étais la petite idole de ce public encore sauvage (il avait sifflé Talma) et qui sacrifie tous les ans deux ou trois artistes, comme autrefois des taureaux. Moi, l’on me jetait des bouquets, et je mourais de faim en rentrant, sans le dire à personne. De là, et d’un travail forcé pour cet âge, une santé chancelante à travers la vie qui a suivi… »

Travail excessif, assurément, si l’on songe que Marceline devait, aux termes de son contrat, jouer la comédie (les rôles de Mlle Mars aux Français, notamment), chanter l’opéra et même danser ! Aux heures enfin que n’absorbaient pas les répétitions et les représentations, elle avait à s’occuper de ses costumes, à les tailler, coudre, ajuster et réparer, aidée, il est vrai, dans cette besogne, par ses deux sœurs qui vécurent avec elle, quand le père Desbordes eut regagné Douai. Eugénie et Cécile, d’ailleurs, ne devaient plus quitter la Normandie, où elles se marièrent, l’une avec un filateur de Charleval et l’autre avec un contremaître de fabrique, aux Andelys.

Marceline, aussi bien, n’eut point à regretter d’abord d’avoir nécessairement étudié le chant, puisque sa jolie voix, autant que sa gracieuse simplicité, frappèrent des artistes de l’Opéra-Comique en représentation à Rouen et lui valurent un engagement à ce théâtre.

Voilà Marceline à Paris[1]. Le jour de ses débuts, 29 décembre 1804, dans Lisbeth, de Grétry, et dans le Prisonnier, de Delhi Maria, elle a exactement dix-huit ans et demi.

À l’Opéra-Comique, son succès ne fut pas moins vif qu’au Théâtre des Arts. Le Journal de Paris disait bien « que sa voix n’avait pas une grande étendue, que le timbre en était un peu voilé… » ; mais Marceline, dans une lettre de rectification adressée au même journal, un mois auparavant, n’avait-elle pas émoussé le reproche en déclarant qu’elle était engagée aux Italiens « pour y jouer les rôles qui exigent le moins de chant ».

La suite du compte rendu dans le Journal de Paris est à citer pour le portrait qu’on y trouve de Marceline.


Elle est d’une faible complexion et les traits de sa figure manquent de régularité ; mais sa physionomie douce et mélancolique inspire d’abord de l’intérêt. Cette jeune personne paraît d’ailleurs sentir tout ce qu’elle dit. Sa diction est pure, ses inflexions sont justes et variées ; ses gestes ont de l’aisance et de la simplicité ; en un mot, elle a tout ce qu’il faut pour devenir actrice.


Tout… sauf le feu sacré, qu’elle n’eut jamais.

Moins de trois mois après, le 12 mars 1805, et lorsqu’elle avait encore paru, pour ses seconds débuts, dans la Jeune Prude, de Dalayrac, Marceline créa une comédie en un acte mêlée de chants, Julie ou le pot de fleurs, de Fay et Spontini, pour la musique, et, pour les paroles, de A. Jars, qui, devenu député du Rhône, resta pour son interprète un ami dévoué.

La critique fut favorable, avec les mêmes réserves.

« Mlle Desbordes joue et débite très bien, mais elle ne chante pas ; elle n’a pas de voix ; il faudra que les musiciens renoncent en sa faveur à leur science, à leur harmonie ; que l’orchestre s’humilie ou s’anéantisse. »

C’est à elle, cependant, que Grétry, qui l’avait prise en affection, confiait le rôle de Zirzabelle, à l’occasion d’une reprise du Tableau parlant.

Il fit mieux : il lui ouvrit sa maison. Ce ne sont pas seulement les lettres publiées par M. Pougin qui l’attestent ; voici le crayon qu’un familier du logis, Pierre Hédouin, a tracé de celle qu’on y recevait :


J’allais sortir, lorsque je vis entrer une jeune personne dont la figure naïve, spirituelle et pleine de sensibilité me frappa. Son teint un peu basané, sa petite taille et les éclairs qui s’échappaient de ses yeux noirs, me la firent prendre pour une créole ou une portugaise. C’était Mlle Desbordes… Grétry l’appelait sa chère fille, et son âme brûlante, ses talents, la rendaient digne de ce titre[2].

Elle n’oublia jamais l’hospitalité ni les bons conseils que lui avaient donnés Grétry et sa vieille Jeannette. Longtemps après, à Mme Allart (belle-mère d’Alphonse Daudet) convenait de publier en collaboration avec son mari, un recueil de poésies (les Marges de la vie) Marceline écrivait :


Il y a bien de l’amour dans les vers de votre mari et vous êtes bien heureuse de pouvoir admirer à ce point de vue ce que vous aimez. Pour la femme, c’est le seul amour complet de ce monde. La très vieille femme de Grétry me l’avait dit avant sa mort. Je ne la comprenais pas alors. C’était pourtant mon sort qu’elle prédisait.


Il est donc certain que Grétry et sa compagne témoignèrent à la jeune fille une vive sympathie. Le vieux maître avait été séduit par « la petite mine sentimentale » de l’ingénue, et il n’était pas le seul, puisque Bouilly, après lui avoir vu jouer le muet de son Abbé de l’Épée et Marie, de Madame de Sévigné, se proposait de lui faire un rôle congruent à l’air de petite reine détrônée que lui trouvait Grétry, encore.

Une espèce de petite princesse Maleine, oui, c’est ainsi qu’on se la représente ; et elle devait être également charmante dans les travestis comme celui du muet, élève de l’abbé de l’Épée.

Pendant les vacances que lui fit la fermeture du théâtre pour cause de réparations, du 5 juillet au 2 septembre 1805, Marceline alla donner cinq représentations à Lille. Elle y joua Lisbeth, le Prisonnier, Paul et Virginie, etc. Et Virginie devait lui convenir à merveille, surtout si l’on avait gardé à Lille le souvenir de son bénéfice et des dangers qu’elle avait courus « par-delà les mers »…

Au mois de septembre, elle fit sa rentrée à l’Opéra-Comique dans le Grand-Père ou les Deux Âges, un petit opéra de Jadin, qu’elle avait créé l’année précédente. Elle parut ensuite dans le répertoire ; mais, vers Pâques (1806), elle ne renouvela pas son engagement.

Pourquoi ?

Il faut accepter l’explication qu’elle a donnée dans sa lettre à Sainte-Beuve.


Ma faible part (au théâtre Feydeau) se réduisait alors à 80 francs par mois et je luttais contre une indigence qui n’est pas à décrire. Je fus forcée de sacrifier l’avenir au présent, et, dans l’intérêt de mon père, je retournai en province.


Nous savons, en effet, qu’elle envoyait, étant à Rouen, quelques petites sommes à son père. On se demande ce qu’elle eût pu prélever à son intention sur 80 francs par mois.

Les inductions de M. Pougin, si souvent clairvoyant, me semblent, ici, reposer sur une interprétation erronée de la note pour Sainte-Beuve.


À seize ans, dit Marceline, j’étais sociétaire (à Feydeau) ; à vingt ans, des peines profondes m’obligèrent à renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer.


De deux choses l’une : ou elle se trompe, ou elle veut sciemment se rajeunir. Mais, d’une manière ou d’une autre, elle fait remonter son admission au sociétariat à sa seizième année, et quand elle ajoute : À vingt ans, cela signifie : quatre ans environ après son départ de l’Opéra-Comique, départ dont la date, 1806, est indubitable.

C’est donc bien seulement en 1810, à la suite de ses couches et des peines profondes qui en résultèrent, qu’elle perdit sa voix et dut renoncer au chant.

Si l’on retenait l’hypothèse émise par M. Pougin, il faudrait admettre que le coup de foudre prochain, fut précédé d’éclairs dans un ciel orageux et que Marceline quitta Paris pour soustraire sa vertu à des entreprises alarmantes. Je ne le crois pas. Et Grétry, qui vivait dans la potinière dramatique, ne l’a pas cru non plus, lui qui écrivait à sa petite protégée, au mois de novembre 1806 :

« Je vous aime et vous respecte comme un ange. »

Au contraire, en voyant Marceline après avoir joué çà et là (Lille, Rouen…), entrer en 1807 au théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, aux appointements de 4 800 francs par an, nous comprenons fort bien que la petite comédienne chargée de famille ait cherché une situation qui augmentait ses ressources en proportion de ses besoins.

Et Marceline avait si peu renoncé au chant, à cette époque, qu’elle interprétait, à la Monnaie, Lisbeth, l’opéra-comique de Grétry, et Une heure de mariage, autre opéra-comique de Dalayrac[3].

Mais, au mois d’avril 1808, les affaires du théâtre périclitèrent et Marceline, un peu désemparée, revint à Paris vivre passionnément une de ces intrigues où elle portait tant de sensibilité naturelle.

La carrière dramatique de Mlle Desbordes n’est pas terminée ; mais du mois d’avril 1808 au mois d’avril 1813, elle reste éloignée du théâtre. Que fait-elle ? De quoi vit-elle pendant cinq ans ?

Il y a, là encore, une solution de continuité. Marceline ne nous fournit plus d’indications qu’en vers, ce qui lui permet de rester dans le vague ou de brouiller la serrure, quand elle paraît nous en donner la clef.

Il est probable qu’elle essaya d’abord de rentrer à l’Opéra-Comique et qu’on lui opposa, sinon un relus brutal, du moins ces promesses redoutables dont les directeurs ont le narcotique. Aussi, pleine d’espoir, conlinua-t-elle d’étudier la musique. Elle apprit également à jouer de la guitare et de la harpe. Quelques années plus tard, elle écrivait à son frère Félix, prisonnier des Anglais : « J’ai cultivé la guitare et j’y suis devenue assez forte. C’est le seul instrument qui convienne à ma voix et à ma fortune. »

Ailleurs, elle fait allusion à ces accords puissants (ceux de la harpe),

Qui de plus d’un orage avaient calmé ses sens.

Ou bien, elle s’écrie, en se rappelant les prémices de son inguérissable amour :

Que de fois pour tromper l’embarras le plus doux,
Cette harpe, au hasard, parla seule entre nous !

C’est sans doute à l’époque de son retour à Paris qu’elle fit ou renouvela connaissance avec Caroline Branchu, qui venait de créer brillamment à l’Opéra (décembre 1807) la Vestale de Spontini[4].

Bien longtemps après, Marceline lui écrivait :


Il y a des souvenirs qui sont toujours en fleurs et que le cœur ne secoue jamais, que les chagrins ne fanent pas. Je me souviens que j’avais vingt ans et peu de barbe, qu’une certaine Vestale, une Didon[5], une Alceste, se sont glissées dans mon âme par mes yeux et mes oreilles, et n’en sont plus ressorties.


Et, une autre fois :


Le bûcher sur lequel je t’ai vue l’étendre, qui ne s’effacera jamais de ma mémoire, à force que tu y étais triste et belle, ah ! Caroline, c’est là qu’il fallait mourir, toutes deux peut-être, pour n’emporter que la poésie des douleurs qu’il nous était imposé de subir plus tard ! Que de pressentiments dans les cris sublimes et dans mes sanglots en te regardant !


En 1808, elle retrouvait encore, à Paris, outre l’oncle Constant, deux compatriotes, Théophile Bra, de Douai[6], et Hilaire Ledru, d’Oppy-en-Artois. Celui-ci, fils d’un charpentier et berger dans son enfance, avait appris à lire tout seul et s’était essayé à dessiner sur la poussière, avec une baguette, et sur les murs blancs, avec un morceaux de charbon. Marceline l’aimait par affinité[7].

Quant à Constant Desbordes, il avait son atelier dans une des anciennes cellules du couvent des Capucines, dont l’emplacement est devenu la rue de la Paix. Là, Gros, Girodet, Gérard, Révoil, tous les élèves de David, travaillaient ou avaient travaillé ; là, de 1805 à 1810, exactement dans l’angle gauche du cloître, Girodet, le maître préféré de Constant Desbordes, s’enferma pour peindre le Déluge, Atala et la Révolte au Caire.

La description que Mme Valmore fait du couvent des Capucines, dans l’Atelier d’un peintre, indique assez qu’elle y allait souvent visiter son oncle, à travers un long corridor où les étrangers s’égaraient, entre les murs écroulés et les poutres vermoulues.

Marceline avaient bientôt épousé, de confiance, la dévotion de son parent pour Girodet, le solitaire chez lequel Desbordes montait rarement et qui ne descendait jamais chez son élève, bien que leurs ateliers fussent l’un au-dessus de l’autre.

Girodet, si l’on en croit Mme Valmore, n’en estimait pas moins Constant Desbordes « comme bon coloriste et bon voisin » et confiait parfois des copies « au scrupuleux talent de son humble confrère ».

Enfin, Marceline voyait d’anciennes camarades qui lui faisaient nouer de nouvelles relations pouvant lui être utiles.

Et c’est ainsi sans doute qu’elle fut conduite chez Délie. Plusieurs Elégies lui sont dédiées, on peut dire heureusement, car c’est d’elles que nous viennent quelques clartés dans ce tunnel encore, dont l’existence de Marceline est traversée.

Délie ou Délia, née en Grèce et fille d’un consul général de Louis XVI à Smyrne, était elle-même réduite au théâtre par la ruine de ses parents. Premier lien de sympathie entre les deux actrices.

Au moment où Marceline rencontra Délie, celle-ci prenait ou allait prendre des leçons de Fleury pour entrer aux Français.

Elle était jeune, elle était belle, aimable, fantasque, expérimentée ; enfin, elle semblait appelée à réussir dans une carrière où le talent vient aux femmes, comme l’absolution après la faute[8]. C’est chez cette personne, qui jouait les grandes coquettes à la ville avant de les jouer sur les planches que Marceline rencontra « son cher tourment », le tourment de toute sa vie intérieure à compter de ce jour.

J’avais bien envie de laisser, ici, une page blanche. Elle eût reçu, lorsqu’on le connaîtra, le nom de l’homme qu’a aimé Marceline. Il est préférable, pensais-je, d’inscrire un nom plutôt que d’en effacer quatre ou cinq, les quatre ou cinq entre lesquels hésitent plus ou moins, aujourd’hui, les nécrophores.

Car les recherches, encore une fois, n’ont abouti jusqu’ici, qu’à des hypothèses.

Mieux vaut donc s’en abstenir autant que possible et attendre une preuve, la page dût-elle rester à jamais blanche. Qu’y perdra-t-on ? Un nom à mépriser ? Il n’en manque pas d’autres.

Je n’irai pas, toutefois, jusqu’à imiter la discrétion absolue des premiers biographes de Mme Valmore : Sainte-Beuve, H. Corne, Lacaussade, qui, connaissant les Valmore, père et fils, encore vivants, étaient tenus à des ménagements envers eux.

Ce scrupule ne se comprendrait plus et ce n’est pas moi qui passerai sous silence, du moment qu’on l’a publié, l’acte de décès d’un enfant apportant cette précision, savoir : que Marceline, avant d’épouser Valmore, eut un fils, né à Paris le 24 janvier 1810 et mort à Bruxelles le 10 avril 1816.

Taxer Mme Valmore de dissimulation serait injuste, car sauf le nom du père de cet enfant et quelques circonstances de temps et de lieu, elle ne nous a rien caché de son roman d’amour, elle nous le raconte tout entier dans les Élégies qui composent le tiers de son premier recueil de vers, paru en 1819.

C’est, d’abord, le piège qu’elle reproche À Délie de lui avoir tendu.

Par un badinage enchanteur,
Vous aussi, vous m’avez trompée !
Vous m’avez fait embrasser une erreur ;
Légère comme vous, elle s’est échappée.
Pour me guérir du mal qu’Amour m’a fait.
Vous avez abusé de votre esprit aimable,
Et je vous trouverais coupable,
Si je pouvais, en vous, trouver rien d’imparfait.
Je l’ai vu, cet amant si discret et si tendre ;
J’ai suivi son maintien, son silence, sa voix…
Ai-je pu m’abuser sur l’objet de son choix ?
Ses regards vous parlaient et j’ai su les entendre.
Mon cœur est éclairé, mais il n’est point jaloux.
J’ai lu ces vers charmants où son âme respire ;
C’est l’Amour qui l’inspire
Et l’inspire pour vous…
Pour vous aussi, je veux être la même,
Non, vous n’inspirez pas un sentiment léger :
Que ce soit d’amitié, d’amour que l’on vous aime
Le cœur qui vous aima ne peut jamais changer.

. . . . . . . . . . . . . . .

Laissez-moi fuir un danger plein de charmes ;
Ne m’offrez plus un cœur qui n’est qu’à vous ;
Le badinage le plus doux
Finit quelquefois par des larmes…
Mais je n’ai rien perdu. La tranquille Amitié
Redeviendra bientôt le charme de ma vie ;
Je renonce à l’amant et je garde une amie :
C’est du bonheur la plus douce moitié.

C’est assez clair. Un poète papillonnait autour de Délie ; pour s’en débarrasser (signe, peut-être, qu’elle en était embarrassée) l’avisée comédienne le dirigea vers une proie gentille, sensible et crédule, sur laquelle, faute de grive, il se rabattit.

La remplaçante s’aperçoit bien du manège ; mais elle se trompe quand elle dit : « Mon cœur est éclairé. » Seul, son esprit l’est, et encore ! Pourquoi « cet amant si discret et si tendre » ne serait-il pas sincère après tout ?

Quand la femme se pose une pareille question, c’est qu’elle n’attend plus de réponse que de son cœur.

Celui de Marceline parla et fut, naturellement, écouté.

Et, non moins naturellement, lorsque ses yeux, trop tard, eurent été dessillés, elle n’hésita pas à rendre responsable de son funeste aveuglement, Délie ou une liaison dangereuse.

Oui, cette plainte échappe à ma douleur !
Je le sens, vous m’avez perdue !
Vous avez malgré moi disposé de mon cœur
Et ce cœur s’égara dès qu’il vous eut connue.

Ah ! que vous me faites haïr
Cette feinte amitié qui coûte tant de larmes !
Je n’étais point jalouse de vos charmes,
Cruelle ! de quoi donc vouliez-vous me punir ?

. . . . . . . . . . . . . . .

… Ce perfide amant dont j’évitais l’empire.
Que vous aviez instruit dans l’art de me séduire,
Qui trompa ma raison par des accents si doux,
Je le hais encor plus que vous !
Par quelle cruauté me l’avoir fait connaître ?
Par quel affreux orgueil voulait-il me charmer ?
Ah ! si l’ingrat ne peut aimer.
À quoi sert l’amour qu’il fait naître ?
Je l’ai prévu, j’ai voulu fuir :
L’amour jamais n’eut de moi que des larmes :
Vous avez ri de mes alarmes,
Et vous riez encore quand je me sens mourir…
Grâce à vous, j’ai perdu le repos de ma vie :
Mon imprudence a causé mon malheur,
Et vous m’avez ravi jusques à la douceur
De pleurer avec mon amie !

Il faut dire tout de suite que le mari de Mme Valmore ne garda pas rancune à Délie du rôle équivoque joué par elle, à la ville, en cette occurrence. Lorsque Sainte-Beuve, questionneur sournois, demanda au vieil acteur veuf quelques renseignements sur l’ancienne amie de sa femme, celui-ci fit répondre par son fils : « Délie, ou plutôt Délia jouait à l’Odéon, vers 1813, les premiers rôles. Talent passable, mais de grands yeux orientaux, un grand éclat, des traits réguliers, fort séduisante. Elle ne manquait pas d’esprit, ne médisait jamais, ne cherchait point à nuire à ses camarades ; enfin, elle avait un cœur excellent et facile ; jalouse pourtant. Voilà tout ce que mon père peut retrouver dans ses souvenirs. »

De cette note, un seul point est à retenir : Valmore avait connu Délie à cette époque. Elle débuta à l’Odéon le 8 mai 1812, quelques jours après qu’il eut lui-même débuté aux Français (28 avril). Il n’est peut-être pas inutile de le faire remarquer. On verra pourquoi plus loin.

Le recueil de 1819 contient encore, à l’adresse de Délie, une Élégie aussi intéressante que les deux autres, car elle nous permet de vérifier l’allégation de Mme Valmore relative aux peines profondes qui, à vingt ans l’obligèrent à renoncer au chant parce que sa voix la faisait pleurer.

La vérité, c’est que sa voix, déjà fragile, ne résista pas à des suites de couches laborieuses ; mais on peut la croire sur parole, en revanche, lorsqu’elle ajoute : « La musique roulait dans ma tête malade et une mesure toujours égale arrangeait mes idées à l’insu de ma réflexion. »

Indication que Sainte-Beuve a fort bien traduite en ces termes : « La musique commençait à tourner en elle à la poésie ; les larmes lui tombèrent dans la voix, et c’est ainsi qu’un matin l’élégie vient éclore d’elle-même sur ses lèvres. »

Oui, c’est ainsi, à n’en pas douter. Les reproches, les cris, les sanglots, qui l’eussent étouffée si elle les avait contenus, Marceline les épancha en vers, les épancha pour débonder son cœur.

Et c’est encore à Délie qu’elle explique cela.

Du goût des vers pourquoi me faire un crime ?
Leur prestige est si doux pour un cœur attristé ?
Il ôte un poids au malheur qui m’opprime ;
Comme une erreur plus tendre, il a sa volupté.

Il est fort possible (une lettre de l’acteur Monvel semble l’attester) que Marceline se soit essayée plus tôt à faire des vers, s’y soit essayée vers sa quinzième année, lorsqu’elle promenait, avec sa mère, du Nord au Midi, le répertoire dramatique du temps.

Il se peut également que le docteur Alibert[9] : à qui elle dédia, par reconnaissance, la première pièce de son premier recueil, lui ait prescrit, comme un remède à sa douleur, de s’abandonner à ses inspirations. Mais il est plus probable qu’elles furent incoercibles et jaillirent tout à coup de sa bouche, comme des flammes font éclater une porte derrière laquelle couvait l’incendie.

Les productions de Marceline jusque-là, s’il en existait, ne seraient qu’un peu de fumée révélatrice d’un maigre feu qui, n’ayant rien à dévorer, va finir par s’éteindre.

Mais il paraît… il a, sous un front ténébreux, un regard fascinateur (si tu voyais ses yeux !) ; il est, tour à tour, suppliant et fatal ; il sait le pouvoir des vers et d’une voix qui les dit bien, sur la vibrante jeune fille… ; elle est conquise, et sans beaucoup de peine de la part du vainqueur. Il était attendu. Elle touche à sa vingt-troisième année et n’a jamais aimé, ce qui s’appelle aimer, de cet invincible amour

Qui commande à nos sens, qui s’attache à notre âme.
Et qui l’asservit sans retour.
Cette félicité suprême,
Cet entier oubli de soi-même
Ce besoin d’aimer pour aimer
Et que le mot amour semble à peine exprimer.

Elle est troublée, énervée par les difficultés qu’elle éprouve à se faire engager ; auprès de la coquette et volage Délie, elle vit dans une atmosphère chargée d’effluves électriques, mortelle à la vertu ; elle est sans défense contre celui qui va venir : l’initiateur.

Le voici… Et c’est, alors, le plus beau désordre qu’un cœur de femme ait jamais fait voir.

Sans effort, parce qu’elle n’a rien ou presque rien lu ; sans apprêt, parce que c’est pour elle qu’elle chante et non pour briller ; Marceline va jeter les plus beaux cris que son sexe (plutôt que son siècle, comme on a dit) ail entendus, car elle exhale la plainte éternelle des générations de créatures à son image.

J’avance que Marceline n’a rien ou presque rien lu, et je le crois. Je dois relever, cependant, une coïncidence curieuse qui a échappé à tout le monde et dont Sainte-Beuve, par simple convenance sans doute, n’a point fait état.

On a dit aussi que Mme Valmore, dans les plus ardentes de ses élégies, rappelait Héloïse, la Religieuse Portugaise, et Julie de Lespinasse.

C’est exact, pour cette dernière tout au moins. On trouve, en effet, une certaine analogie de son entre « le plus fort battement de cœur du dix-huitième siècle » et les palpitations de Mme Valmore au siècle suivant.

Laquelle des deux a écrit : « Je n’ai plus de mots, je n’ai que des cris ! — Ce qui est vous, est plus que moi-même. — Je vous aime partout où je suis, mais non partout où vous êtes. — Vous savez bien que quand je vous hais, c’est que je vous aime à un degré de passion qui égare ma raison. »

C’est Mlle de Lespinasse, mais ce pourrait être aussi bien Mlle Desbordes. Les lettres de Julie sont émaillées des beaux vers que l’on trouve constamment dans la prose de Marceline.

« Combien de fois on meurt avant que de mourir ! Il faut se croire aimé pour se croire infidèle ! »

Et ce que dit encore au comte de Guibert sa victime brûlante et dévorée[10] : « Jamais on ne s’est fait voir avec cet abandon », Marceline le répète, à peu de chose près, à son perfide amant.

Mlle de Lespinasse appelle le sien bourreau et meurtrier : c’est toute la différence.

Eh ! bien, je ferai observer — sans prétendre qu’on me suive dans mes déductions — que les Lettres de Mlle de Lespinasse furent publiées (par la veuve même du comte de Guibert, l’amant de Julie !) en 1809.

Marceline en fut-elle instruite ? Pourquoi pas. Elle était de loisir, alors, et cette lecture s’accordait assez bien avec ses pensées du moment. Son ami, poète lui-même, la tenait vraisemblablement au courant des nouveautés littéraires… ; si bien qu’il n’est pas téméraire de présumer que Marceline put connaître simultanément le paroxysme de l’amour et le don qu’avait eu, avant elle, une femme, de traduire immortellement la même intensité de passion.

Ni l’une ni l’autre ne se montrent difficiles sur le choix de leurs motifs d’inspiration ; mais Marceline est moins regardante encore que Julie, peut-être parce qu’elle écrit en vers. Elle se contente aisément des béatilles dont tant de faiseurs de romances reproduisent les modèles : bouquets fanés, gants, miroir, portraits.

Lettres d’amour, plaintes mystérieuses…
Cette fleur qu’il a respirée,
Ce ruban qu’il porta deux jours…

C’est une embrasée qui se désaltère au creux de sa main. Mais ses doigts, dans la lumière, semblent, en s’écartant, ruisseler de perles.

Ah ! ce n’est pas elle qui évite les répétitions, surveille sa syntaxe, discipline ses métaphores, pleure au compte-gouttes, craint le ridicule d’un sanglot ou le reproche d’une obscurité, se garde d’une impropriété comme d’une inconvenance. Elle est en littérature comme en amour, comme en tout, une paria.

Les mots, les pauvres mots de l’élégie humaine.
Les mots divins qui font pleurer[11]

suffisent à son vocabulaire. Il eût été beau, en vérité, qu’elle ne signât pas plus ses livres que les tailleurs d’images du moyen âge n’ont signé leurs hymnes de pierre. Elle a écrit comme ils sculptaient, aimé comme ils priaient, vécu comme ils vivaient. Et elle est née, comme eux, entre une église et des tombeaux.

Les Élégies nous font passer par toutes les phases de l’ensorcellement.

Il n’y a plus de doute : c’est elle, Marceline, qu’il aime, et non pas la légère Délie. Il l’a dit, elle le croit, ayant toujours été « crédule à l’espérance ». Pourtant, soit par pressentiment, soit qu’elle veuille s’attarder à des commencements toujours angéliques, elle feint de s’échapper.

Seule, je m’éloignais d’une fête bruyante,

Chez Délie sans doute.

Je fuyais tes regards, je cherchais ma raison,
Je voulais, mais en vain, par un effort suprême,
En me sauvant de toi me sauver de moi-même.

Et c’est la Promenade d’automne… Il l’a suivie ; il est là, devant elle, rougissante, émue, improvisant une belle défense. Mais il est bien trop habile pour livrer le combat qu’elle prévoit. Il se plaint seulement de son sort et du monde, si bien, à la fin, qu’elle oublie de le craindre et fait écho à sa mélancolie.

Ce jour fut de nos jours le plus beau, le plus doux.

Après, c’est le premier rendez-vous. Le premier ? Un rendez-vous, enfin. Elle essaie de lire pour tromper son impatience ; mais, est-ce possible ?

Et ce livre qui parle ! Ah ! ne sais-je plus lire !
Tous les mots confondus disent ensemble : Il vient !

Et c’est lui… si tendre…

Qu’il est doux d’être aimé ! Celle croyance intime
Donne à tout on ne sait quel air d’enchantement !

Extase.

Au fond de ton silence écouter que tu m’aimes,
C’est entendre le ciel sans y monter jamais !

L’heure vole, cependant. Il est minuit…

Et près de toi je suis encore assise.

. . . . . . . . . . . . . . .


Hélas ! tu veux en vain me cacher ta tristesse,
Tout ce qui manque à ta tendresse.
Ne manque-t-il pas à mes vœux ?
Écoute la raison, va-t’en,… Laisse ma main…

Une autre fois, lorsqu’il sera parti et qu’elle se verra, corps en peine, au milieu de sa petite chambre, elle murmurera ces vers (et j’entends encore Georges Rodenbach les réciter avec ferveur au Grenier de Goncourt, peu de mois avant l’adieu de l’un et de l’autre à la vie) :

Ma demeure est haute
Donnant sur les cieux,
La lune en est l’hôte
Pâle et sérieux.

En bas que l’on sonne,
Qu’importe, aujourd’hui ?
Ce n’est plus personne
Quand ce n’est pas lui !

Vis-à-vis la mienne
Une chaise attend,
Elle fut la sienne,
La noire, un instant.

D’un ruban signée
Cette chaise est là.
Toute résignée
Comme me voilà !

Laisse ma main… Cette chaise, d’un ruban signée, qui fut la sienne, la nôtre un instant…, quelle grâce, quelle délicatesse féminine, pour rendre l’indicible !

Puis, elle l’attend, elle fait l’apprentissage d’attendre, aux jours trop longs ou trop courts, où attendre est encore un bonheur.

Je ne veux pas dormir ; oh ! ma chère insomnie,
Quel sommeil aurait la douceur ?

. . . . . . . . . . . . . . .


Je n’ose pas dormir ! non, ma joie est trop pure,
Un rêve en distrairait mes sens.
Il me rappellerait peut-être cet orage
Dont tu sais enchanter jusques au souvenir ;
Il me rendrait l’effroi d’un douteux avenir ;
Et je dois à ma veille une si douce image !

. . . . . . . . . . . . . . .


Il m’aime, il m’aime encore ! ô Dieu, pour quel mensonge
Voudrais-je me soustraire à la réalité !

Il a dit : À demain ! À demain ! Que faire jusqu’à demain ? Rêver. Mais Marceline ne peut rêver que tout haut. Ses vers sont des instants de passion sublimisés et monologués. Habituellement seule, elle s’écoute aimer… ; et c’est pourquoi ses monologues entrecoupés de soupirs et maintenus à la température d’un feu intérieur que tout, dans la vie quotidienne, alimente, ont toujours ce mouvement et cette chaleur communicatifs.

Elle l’avoue enfin :

Hélas ! Je ne sais plus m’enfuir comme autrefois !

Et la voilà prise au collet qu’il fut expert à tendre.

Avec quelle pudeur charmante encore elle dépeint la fascination !

J’étais seule avec lui ; j’écoutais son silence.
L’heure, une fois pour nous, perdit sa vigilance,
Contre un penchant si vrai, si longtemps combattu,
Ma sœur, je n’avais plus d’appui que sa vertu !

Pour dissiper « la sombre rêverie » dans l’art de laquelle il est versé, elle a pris sa harpe, en a tiré quelques sons, comme elle fait parfois, en sourdine. Elle affecte un enjouement qui s’achève « dans un torrent de larmes », sous les regards et les paroles dont tout à coup elle est assaillie. Ne pleure-t-il pas, lui aussi ?

C’en est trop !

J’ai senti fuir mon âme effrayée et tremblante :
Ma sœur, elle est encor sur sa bouche brûlante !

Revenant sur cette scène, plus tard, à son retour chez Délie, elle dira, avec la même limpidité d’expression :

Et tout s’anéantit dans notre double flamme !

Quand s’éteignit-elle ?

En lui, bientôt ; en elle, jamais.

Il est permis de supposer que le séducteur de Marceline était ce que nous appellerions aujourd’hui « un jeune homme mondain ». Il disait ses vers dans les salons et fréquentait chez les demoiselles comme Délie. Il ne s’y ennuyait pas, même lorsque Marceline n’était pas là, tandis qu’à celle-ci les fêtes devenaient insupportables dès qu’il ne les illuminait plus de sa présence. C’est la différence qu’elle marque dans ce vers :

De nos printemps égaux lui seul portait les fleurs !

et dans ce cri, un des plus beaux qu’elle ait poussés :

Il n’aimait pas… J’aimais !

Ce n’est pas encore l’abandon, mais c’est déjà la ruse forgeant autant de prétextes pour manquer aux rendez-vous, qu’elle en forgeait naguère pour les obtenir. Une fois qu’ils devaient se rencontrer dans un concert où, seule, Marceline est venue :

Quelle soirée ! Ô Dieu que j’ai souffert !…
Dans la foule, cent fois j’ai cru t’apercevoir…
J’ai langui sans bonheur, de moi-même arrachée ;
Et toi ! tu ne m’as point cherchée !…
Mais je suis seule au moins, seule avec ma tristesse
El je trace, en rêvant, cette lettre pour toi,
Pour toi que j’espérais, que j’accuse, que j’aime !
Pour toi, mon seul désir, mon tourment, mon bonheur !
Mais je ne veux la livrer qu’à toi-même
Et tu la liras sur mon cœur !

Elle n’envoie pas cette lettre-là, mais elle en envoie d’autres, haletantes, éperdues, avides, où se précipitent les divagations de la fièvre et de la soif.

— Altérés l’un de l’autre et contents de frémir !
— Pour se perdre des yeux, c’est bien assez du soir.
— Tu ne sauras jamais comme je sais moi-même
À quelle profondeur je t’atteins et je t’aime !
— Quand ta voix saisissante atteint mon souvenir
Je tressaille, j’écoute… et j’espère immobile.
— Je crois respirer l’air qui va nous réunir !
— C’est moi qui viens poser mon nom sur ta pensée,
Sur ton cœur étonné de me revoir encor…
— L’heure qui nous sépare, au temps est inutile.
— Contente de brûler dans l’air choisi par toi !
— Ce bonheur accablant que donne ta présence
Trop vite épuiserait la flamme de mes jours.
— J’ai refermé mes bras qui ne peuvent t’atteindre.
— L’ombre est si belle, où m’attire ta main.

Comme je ne compose pas un recueil de morceaux, choisis, je dois me borner à ces citations au hasard de la mémoire. Mme Valmore a jeté dans la nôtre le combustible de ses élégies : ce ne sont, ici, que des étincelles.

Marceline dit à son amant : N’écris pas !… et elle écrit ; ne parle pas !… et elle parle. Elle se consume dans l’attente et le désir ; et, déjà, sans s’en apercevoir, ellelui crée « l’effroi de sa fidélité », elle l’éloigné sûrement en le conviant à des plaisirs monotones et sans gloire.

— Du bonheur de te voir j’ai pleuré tant de fois !
— Tu viendras, tu verras, nous pleurerons ensemble.
C’est là le sort de tout ce que le temps rassemble.

Il préfère qu’elle pleure seule désormais. Et quand elle fera celle découverte affreuse, l’explication de sa disgrâce jaillira d’un cœur poignardé :

J’aimais trop… Quel dommage !

En attendant — c’est le mot — elle est enceinte. De retour à Paris en avril 1808, éclairée sur les conséquences de son entraînement vers la fin de l’année suivante, elle met au monde un fils, Marie-Eugène, le 24 juin 1810. Père inconnu.

Encore une fois, la révélation de M. Rivière n’en est pas une à proprement parler, puisque Mme Valmore, dans ses Élégies publiées en 1819 et alors qu’elle était mariée depuis deux ans, pleure son enfant mort. Elle dit même exactement à quel âge il mourut : cinq ans. C’est dans la pièce intitulée : la Douleur.

Et si pendant cinq ans cet objet adorable
De mes jours languissants ranima le flambeau ;
Si sa beauté, si sa grâce ineffable
Est aujourd’hui la proie et l’orgueil du tombeau,
Laisse-moi respirer, désespoir d’une mère !

Le coup l’a frappée sans qu’elle en eût le pressentiment.

Ô Dieu ! Quand de mon fils sonna l’heure suprême,
Un doute affreux ne m’a pas fait frémir.
Non, cet être charmant au sein de la mort même,
N’a fait que s’endormir.

Dans la pièce suivante : les Deux Mères elle insiste, débride la plaie de son cœur.

N’approchez pas d’une mère affligée,
Petit enfant, je ne sourirai plus,
Vos jeux naïfs, vos soins sont superflus,
Et ma douleur s’en sera pas changée.
… Courez vers votre mère ;
Portez-lui votre amour, vos baisers et vos fleurs ;
Ces trésors sont pour elle, et pour moi sont les pleurs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Ne foulez plus cette herbe où se cache une tombe ;
D’un ange vous troublez le tranquille sommeil ;
Dieu ne m’a promis son réveil
Qu’en arrachant mon âme à mon corps qui succombe !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Et vous qui m’attristez, vous n’avez en partage
Sa beauté, ni sa grâce où brillait sa candeur :
Oh ! non, petit enfant, mais vous avez son âge ;
C’en est assez pour déchirer mon cœur !

Il a fallu, cependant, que M. Rivière, averti par ce passage d’une lettre de Marceline à son frère, prisonnier en Écosse, lettre du 3 mars 1813 accompagnant l’envoi d’un napoléon : « C’est un enfant beau comme le jour, qui a deux ans et qui se nomme Eugène, qui me l’a remis pour toi. N’oublie pas ce nom-là ; » il a fallu, dis-je, que M. Rivière fît rechercher et publiât l’acte de décès de l’enfant, pour qu’on retrouvât sa trace non pas dans ces deux Élégies seulement, mais dans celles-ci encore, dont s’augmente l’édition de 1820 :

J’ai tout perdu ! mon enfant par la mort,
Et dans quel temps ! mon ami par l’absence,
Je n’ose dire, hélas ! par l’inconstance ;
Ce doute est le seul bien que m’ait laissé le sort.
Mais cet enfant, cet orgueil de mon âme,
Je ne le devrai plus qu’aux erreurs du sommeil :
De ses beaux yeux j’ai vu mourir la flamme,
Fermés par le repos qui n’a point de réveil.
Tu t’es enfui, doux trésor d’une mère.
Gage adoré de mes tristes amours ;
Tes beaux yeux, en s’ouvrant un jour à la lumière.
Ont condamné les miens à te pleurer toujours.

Ouatrième épître à Délie :

Vois-tu sous l’herbe tendre,
Ce précieux tombeau ?
Là, mon cœur vient attendre
Qu’on en creuse un nouveau.
Oui, mon fils !… l’arbre sombre
Qui se penche vers toi,
En te gardant son ombre
Croîtra bientôt sur moi.

Enfin, la pièce : Souvenir, de l’édition des Élégies et Poésies nouvelles (1825) commence ainsi :

Toujours je pleure au nom de mon enfant.
Sans sa beauté, rien n’est beau dans ma vie.

On ne peut donc pas dire que Marceline nous a caché, a caché à son mari l’existence de cet enfant.

Mais ce n’est pas tout. Autre part que dans la lettre à son frère Félix, elle parle de son fils vivant et c’est même pour elle, alors, l’occasion de nous donner un détail qui a son prix.

Dans l’élégie : Adieu ! du recueil de 1833, les Pleurs, Marceline s’écrie :

Partir ! tu veux partir ! oui tu veux voir ton père…
Va dans tous les baisers d’un enfant qu’il adore
Lui porter les baisers de l’enfant qu’il ignore ;
Mets sur son cœur mon cœur, mon respect, mon amour ;
Il est aussi mon père, il l’a donné le jour !
… Quittons-nous !
Porte de frais parfums à sa saison austère
Toi, la plus belle fleur qu’il sema sur la terre !
Mais, pour le demander, ne sois plus à genoux ;
Car mon cœur est trop près de ton cœur qui soupire,
Et ce mot qui sépare… il faut enfin le dire !

Maintenant que nous connaissons le monsieur, il nous est facile de construire sa comédie. Il s’éloigne une première fois, sous prétexte d’aller voir son père et de le fléchir en lui représentant la gentillesse de son petit-fils. Et la réponse, vraie ou inventée, que le voyageur rapporte, enlève naturellement à Marceline toute espérance.

Il dut se faire entendre aisément d’une personne à qui le répertoire offrait maintes situations analogues. Il n’eut qu’à fournir le canevas : « Je ne veux pas que tu épouses une comédienne ! » pour qu’elle se mît à broder ; et elle broda en effet la tirade à Délie, confidente indiquée.

Le monde où vous régnez me repoussa toujours ;
Il méconnut mon âme à la fois douce et fière ;
Et d’un froid préjugé l’invincible barrière
Au froid isolement condamna mes beaux jours.
L’infortune m’ouvrit le temple de Thalie
L’espoir m’y prodigua ses riantes erreurs ;
Mais je sentais parfois couler des pleurs
Sous le bandeau de la Folie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Je n’ai pu supporter ce bizarre mélange
De triomphe et d’obscurité,
Où l’orgueil insultant nous punit et se venge
D’un éclair de célébrité.
Trop sensible au mépris, de gloire peu jalouse,
Blessée au cœur d’un trait dont je ne puis guérir,
Sans prétendre aux doux noms et de mère et d’épouse,
Il me faut donc mourir !

Ce n’était pas encore la rupture, mais Marceline en sentit désormais la menace passer sur elle, comme un vent d’orage. L’inquiétude et le soupçon chargeaient d’électricité l’air qu’elle respirait naguère avec délices. Elle fut jalouse. Elle introduisit dans ses monologues ce nouveau ressort de passion.

D’abord, le grand cri :

Malheur à moi ! Je ne sais plus lui plaire !

Puis, le pressentiment :

Une autre le verra triste et tendre auprès d’elle,
Vivre de ses regards, frissonner de sa voix.

L’obsession s’accentue :

L’aimera-t-elle assez, celle qui l’attendra ?
Celle à qui sa présence ira porter la vie.
Et dont l’ombre à la sienne osera s’attacher.
Ils ne feront qu’un seul !…
Ils ne sentiront pas d’entraves douloureuses
Désenchaîner leurs nuits, désenchanter leurs jours.
Qu’il la trouve demain !

Il l’a trouvée.

Je voudrais croire à ta voix généreuse,
Mais j’ai vu ! Qu’ils sont beaux les yeux qui te parlaient !
… Ces yeux dont tu m’as dit les charmes,
Laisse-moi les haïr, mais de loin, mais tout bas.
Quels yeux ! Ils sont partout ! Oh ! ne m’en parle pas !
Va-t’en ! Va, sois heureux !

Au début d’une autre élégie :

Il avait dit un jour : Que ne puis-je auprès d’elle,
(Elle, alors, c’était moi !…) que ne puis-je chercher
Ce bonheur entrevu qu’elle veut me cacher !
— Une nouvelle voix à son oreille est douce ;
D’autres yeux qu’il entend désarment son courroux !

Le Miroir :

Oh ! comme il la regarde ! oh ! comme il est près d’elle !
Comme il lui peint l’ardeur qu’il feignit avec moi !

Il est poète aussi, hélas !…

Ce n’est plus pour moi qu’il délire ;
Il a banni mon nom de ses écrits touchants…
Et, doucement pressé sur le cœur qui l’adore
Je l’entends murmurer des vers.

Un rêve encore : elle voit, dans une fête « … d’un groupe heureux se balancer l’image ».

J’ai contemplé longtemps ma mort dans leur bonheur.
J’ai dormi, je m’éveille et ma fièvre est calmée
Sommeil, affreux miroir ! Je reprends mon bandeau.
Voici l’aurore enfin ! Lentement ranimée.
Je vais, d’un jour encore, essayer le fardeau.

Mais, bientôt, le doute n’est plus possible ; l’infidélité de son amant éclate à ses oreilles.

C’est qu’ils parlaient de toi, quand, loin du cercle assise,
Mon livre trop pesant tomba sur mes genoux ;
C’est qu’ils me regardaient, quand mon âme indécise
Osa braver ton nom qui passait entre nous.
Et puis leurs voix riaient, j’ai pu rester sans crainte.
On disait ton bonheur et tes belles amours,
À mon livre fermé, moi, je lisais toujours,
Car sur mon front baissé toute une âme était peinte !

Que l’on veuille bien, à présent, rapprocher ces fragments des lignes suivantes extraites de l’Atelier d’un peintre. L’héroïne, Ondine, est éprise d’un jeune peintre du nom d’Yorick. Il s’amourache « d’une déesse à la mode ». En apprenant cela, Ondine (c’est Marceline changée en massière de l’atelier de son oncle) se demande un jour et pour la première fois de sa vie : « Comment suis-je, moi ? Suis-je laide, dans ma robe de mousseline bleue coupée à la Vierge et sans élégance ? »

Car elle n’a jamais été coquette et sans doute elle eut tort, puisque Yorick la délaisse, et pour qui ?

La plus dangereuse, la plus froide, la plus habile personne ! Une expérience de cent ans sous les grâces dr dix-huit. Voilà deux ans qu’elle le traîne à ce qu’elles appellent leur char, ces déités du heau monde ; et lui, avec sa candeur, sa droiture, sa passion d’ange, il a cru des yeux de bals, des émotions de walse, des bouquets échangés comme par distraction ; il les a poursuivis jusqu’en Italie[12]

J’incline à penser que cet épisode en prose complète le détail que les vers ont donné. Après avoir prétendu que son père intraitable lui ordonnait de voyager, l’amant de Marceline aurait suivi en Italie (il y alla réellement) la « déesse à la mode », que l’auteur de l’Atelier d’un peintre évoquait, vingt ans après, avec une virulence qui surprend chez elle, en général miséricordieuse.

Quoiqu’il en soit, il part… Que dis-je ? Il est parti… parti après une querelle plus vive que les autres et qu’il a provoquée, pour avoir motif d’en finir… parti, ne lui laissant que ses yeux pour pleurer, son enfant pour pleurer avec elle et… Médor, le chien d’Olivier qu’elle avait reçu de lui « pour gage de sa foi ». Quelle admirable explosion de cris, alors ! Le pathétique égarement d’une douleur éperdue, jetée en sanglots, sur le papier où les points suspensifs sont formés comme d’une encre que les larmes ont bue. À qui se confie Marceline ? À ses sœurs Eugénie et Cécile ; aux inconnues innombrables, qui lui ressemblent et pleurent comme elle, dans le temps et dans l’espace, d’un déchirement pareil. Ne l’a-t-elle pas dit :

Vous surtout qui souffrez, je vous prends pour mes sœurs,
Pleureuses de ce monde où je passe inconnue.

Mais c’est d’abord dans les bras qui l’ont bercée, enfant, qu’elle se jette, haletante.

Ma sœur, il est parti ! Ma sœur, il m’abandonne !
Je sais qu’il m’abandonne, et j’attends, et je meurs,
Je meurs ! Embrasse-moi, pleure pour moi… Pardonne,
Je n’ai pas une larme, et j’ai besoin de pleurs.
Tu gémis ! Que je t’aime ! Oh ! jamais le sourire
Ne te rendit plus belle aux plus beaux de nos jours.
Tourne vers moi les yeux, si tu plains mon délire ;
Si tes yeux ont des pleurs, regarde-moi toujours,
Mais retiens tes sanglots, il m’appelle, il me touche…
Son souffle en me cherchant vient d’effleurer ma bouche ;
Laisse, tandis qu’il brûle et passe autour de nous,
Laisse-moi reposer mon front sur tes genoux !

Il faut répondre, cependant, aux questions de sa sœur… Et la voix de Marceline prend, alors, des inflexions raciniennes :

Sais-tu ce qu’il m’a dit ? Des reproches… des larmes…
Il sait pleurer, ma sœur !
Ô Dieu ! que sur son front la tristesse a de charmes !
Que j’aimais de ses yeux la brûlante douceur !
Sa plainte m’accusait ; le crime… je l’ignore :
J’ai fait pour l’expliquer des efforts superflus.
Ces mots seuls m’ont frappée, il me les crie encore :
Je ne te verrai plus !

Mais elle ne peut pas croire qu’il ne reviendra pas.

Sans retour ! Le crois-tu ? Dis-moi que je m’égare,
Dis qu’il veut m’éprouver, mais qu’il n’est point barbare.
Dis qu’il va revenir, qu’il revient… trompe-moi,
Mais obtiens qu’il me trompe à son tour comme toi.
Va le lui demander, va l’implorer… Demeure :
L’orgueil est entre nous, il glace, il est mortel.
N’est-ce pas qu’il me fuit et qu’il faut que je meure ?
N’est-ce pas que je souffre et que l’homme est cruel ?
Ne l’accuse jamais. Songe que je l’adore
Puisque je vis encore :
Avant qu’à le trahir j’accoutume ma voix,
Ma sœur, j’aurai parlé pour la dernière fois !
Tout change, il a changé[13] ; d’où vient que j’en murmure ?
Pourquoi ces pleurs amers dont mon cœur est baigné ?
Que l’amour a de pleurs quand il est dédaigné !
Tout change, il a changé. C’est là sa seule injure.

Elle eut dû s’en douter, pourtant…

Un soir qu’il m’observait, roulant sous sa paupière,
Je ne sais quoi d’amer, de sombre et de moqueur,
(Oh ! que l’âme est troublée à l’adieu d’un prestige !
L’épi touché du vent tremble moins sur sa tige,
L’oiseau devant l’éclair est moins saisi d’effroi ;)
Je sentis qu’un malheur tournait autour de moi.
Pour la première fois, dans sa cruelle adresse,
Jouant avec mon cœur qu’il déchirait, hélas !
Il parlait de bonheur sans parler de tendresse,
Il parlait d’avenir et ne me nommait pas !

C’est une digression. Tout de suite elle revient à sa blessure vivante, où le fer est resté.

Sa main, qui refusait comme lui de m’entendre,
S’éloigna de ma main :
Ses yeux, qui tant de fois me priaient de l’attendre,
Ne disaient plus : demain !
Pâle, presque à genoux, suppliante, craintive,
J’ai dit… je n’ai rien dit, mais on entend les pleurs.
Et ce morne silence où parlent les douleurs,
Ce cri, prêt d’entr’ouvrir le sein qui le captive,
Tout en moi, tout parlait : il n’a pas entendu.
C’en était fait, ma sœur…
Que veux-tu, je l’aimais. Lui seul savait me plaire :
Ses traits, sa voix, ses vœux lui soumettaient mes vœux.
Tendre comme l’amour, terrible en sa colère…
(Plains-moi, connais-moi toute à mes derniers aveux)
Je l’aimais, j’adorais ce tourment de ma vie ;
Ses jalouses erreurs m’attendrissaient encor :
Il me faisait mourir, et je disais : J’ai tort.
À douter de moi-même il m’avait asservie.

Ce qu’elle dit à ses sœurs, Eugénie et Cécile, elle le répète surtout à soi-même avec une insistance qui pourrait à la longue devenir monotone, si le tissu de ses lamentations n’était abondamment broché d’or et d’argent par des vers comme ceux-ci :

— Il savait tant de mots pour me rendre sensible.
— Souviens-toi que je pleure, et ne le dis qu’à lui.
— Du charme de ses yeux, il m’accablait encore.
— Toi qui, sans me comprendre, as passé près de moi,
Quoi, tu cherchais l’amour et j’étais devant toi !
— Jours fiévreux pleins de bruits que nuls bruits ne défont !
— Moi seule en mon chemin et pleurante au milieu.
— Au fond de mon miroir, je vois errer son ombre.
— Invente un doux symbole où je me cacherai…
Cette ruse entre nous, encor… C’est la dernière !
— D’un cœur de femme il faut avoir pitié ;
Quelque chose d’enfant s’y mêle à tous les âges !
— Pour aider tes chagrins, j’en ai fait mes douleurs.
— Toi qui ris de nos cœurs prompts à se déchirer,
Rends-nous notre innocence ou laisse-nous pleurer !
— Va retrouver dans l’air la volupté de vivre !
— Inexplicable cœur, énigme de toi-même
Tyran de ma raison, de la vertu que j’aime,
Ennemi du repos, amant de la douleur,
Que tu me fais de mal, inexplicable cœur !

Pourquoi l’a-t-il abandonnée ? La pauvre Marceline ne cesse de se le demander ; et, chose admirable, pas une minute elle n’attribue l’inconstance de son amant à des motifs indignes : satiété, mariage avantageux, embarras d’un enfant… L’ai-je trahi ? dit-elle.

L’ai-je trahi ? Jamais. Il eut mon âme entière ;
Hélas ! j’étais étreinte à lui comme le lierre.
Que pour m’en arracher, il m’a fallu souffrir !

C’est justement sous ce lierre étouffant que l’ardeur de l’ingrat s’est éteinte. Elle semble ne l’avoir deviné qu’une fois, lorsqu’elle parle de sa fidélité et de l’effroi qu’il en éprouve. Que n’a-t-elle profité des leçons particulières de la coquette Délie, au lieu de paraphraser, en ses élégies, celle de Louise Labé, son aïeule poétique, « mélodieux enfant fait d’amour et d’amour » :

Mais si en moi rien y a d’imparfait,
Qu’on blasme Amour, c’est lui seul qui l’a fait !

Combien de temps dura la liaison de Marceline avec le père de son enfant ? Deux ans à peine, la première fois. Celui-ci vint au monde le 24 juin 1810 et la rupture ne se produisit que vers la fin de la même année. Marceline, dans l’intervalle, réchappa d’une grave maladie, comme l’indique ce passage de l’épître à Georgina Nairac :

Quand celui qui me fuit ne songeait qu’à me suivre
Le cours de mes beaux ans fut près de se tarir.
Qu’il m’eût alors été doux de mourir
Pour l’amant dont les pleurs me suppliaient de vivre !
« Ne meurs pas, disait-il, ou je meurs avec toi ! »

Après qu’il l’eut quittée, fin de 1810 ou commencement de l’année suivante, elle disparut.

Où alla-t-elle ? Conjectures. On n’a pour les étayer que quatre vers du Retour chez Délie :

Trois étés de ces bois ont embaumé l’ombrage,
Depuis que, m’exilant sur des rives sans fleurs.
Je l’emportai que le triste courage,
En pleurant, de cacher mes pleurs.

Que veut-elle dire ? Qu’elle s’éloigna de Paris. Cela n’est pas douteux[14]. Mais sur quelles rives sans fleurs passa-t-elle trois ans, de 1810 à 1813 ? Mystère. Une lettre d’elle adressée à son frère et datée de Rouen, 24 décembre 1811, ne me paraît pas décisive. Elle a appris que Félix Desbordes est prisonnier en Écosse et elle lui donne des nouvelles de la famille.

Papa se porte très bien : il est depuis un an chez Eugénie, dont le mari est établi aux Andelys contremaître dans une filature. Eugénie a une jolie petite fille de deux ans. Cette pauvre Eugénie ! que de fois nous avons parlé de toi ensemble ! Je leur ai annoncé ta lettre aussitôt qu’elle m’est arrivée ; J’ai également écrit à mon oncle Constant qui doit venir me voir. Je ne doute pas qu’il ne joigne à ce que je dois t’envoyer, le peu que ses moyens lui permettront, car il n’est pas heureux, mon cher Félix, et son beau talent lui vaut plus de gloire que de fortune.

De son enfant qui a pourtant dix-huit mois, pas un mot. C’est seulement en 1813 qu’elle révélera son existence au soldat en captivité sur les pontons. Elle ajoutera que ses deux sœurs sont « enterrées dans deux villages fort tristes » et que « leurs petits ménages ne sont pas trop heureux ».

Ces villages étaient situés dans l’arrondissement des Andelys, et celui qu’habitait Eugénie a nom Charleval. Tout me porte à croire que Marceline mit son enfant en nourrice dans cette région (peut-être même chez l’une de ses sœurs), dès sa naissance, et que ce fut pour se rapprocher de lui qu’elle vint se réfugier, en 1811, à Rouen ou dans les environs. Marceline n’a nourri aucun de ses enfants. Il est probable qu’elle ne fît pas d’exception en faveur du premier, soit pour raison de santé, soit pour conserver un amant déjà enclin à voltiger de belle en belle.

Et si, d’autre part, celui-ci, du moment qu’il s’éloigna de sa maîtresse, ne subvint plus à ses besoins, comment Marceline vécut-elle pendant trois ans ? Ses sœurs étaient pauvres, l’une d’elles avait la charge du père Desbordes. Il ne fallait guère compter sur une aide par là. Autant pour vivre elle-même que pour élever son fils, Marceline remonta-t-elle sur les planches, à Rouen ou ailleurs en province ? L’hypothèse n’est point en contradiction avec ce que la sœur écrit à son frère, en 1813 seulement :

Ton souvenir adoucit la tristesse de ma position. Qu’elle ne t’occupe pas trop, elle ne peut durer, et j’ai autant de courage qu’il en faut pour supporter un malheur qui ne penl être que passager. Mais ayant quitté Paris depuis plusieurs années, c’est avec bien de la peine que je parviens à y retrouver une place. Enfin, ce moment approche, je l’espère, où ma persévérance sera récompensée… Mais en reprenant le théâtre, je renonce à chanter. Ma santé en souffrirait, ei j’ai besoin de ma santé pour mon père qui serait malheureux s’il me perdait.

Le fait que Marceline cherche un engagement à Paris et se flatte qu’elle l’obtiendra bientôt, n’est point une raison pour qu’elle n’ait pas joué çà ou là, en attendant. Elle a beau dire à son frère : « J’ai cultivé la guitare et j’y suis devenue assez forte. C’est le seul instrument qui convienne à ma voix et à ma fortune » ; il est présumable que cette étude ne fut pas suffisante pour l’occuper et lui procurer des ressources de 1811 à 1813.

Aussi dut-elle respirer lorsque l’Odéon lui fut ouvert. Elle y débuta, le 29 avril 1813, dans une pièce de Pigault-Lebrun : Claudine de Florian[15]. Le personnage lui était avantageux. On pouvait dire qu’elle le vivait. Elle y eut beaucoup de succès.

Elle parut ensuite dans l’Honnête criminel (Cécile) ; Une journée d’Ermenonville (Adeline) ; Misanthropie et repentir (Eulalie) ; Clémence et Valdemar ou le Peintre par amour, de Pelletier-Volméranges ; la Coquette fixée, de Voisenon ; Eveline, de Rigaud ; le Vieillard et les Jeunes Gens, où elle jouait un petit jeune homme ; dans un drame : le Déserteur (rôle de Clary) et une comédie : l’Habitant de la Guadeloupe, de Mercier.

Le titre seul de ce dernier ouvrage pouvait rappeler à Marceline de douloureux souvenirs, car l’invention de Mercier est sans analogie avec le voyage de Mme Desbordes et de sa fille à la Guadeloupe. Il s’agit d’un jeune Français qui est allé racheter des écarts de jeunesse en Amérique, où il a fait fortune. Revenu en France, il s’avise d’un stratagème banal pour éprouver la vertu de sa famille, qu’il n’a pas vue depuis vingt ans et qui est composée d’un financier et de sa femme, cœurs secs, d’une jeune veuve et de ses enfants, cœurs purs. Il feint d’être ruiné et leur demande tour à tour assistance. Naturellement, le ménage opulent l’éconduit sans pitié, et la veuve, modeste et compatissante, se déclare prête à s’employer pour lui. C’est donc elle qui sera son unique héritière. Il l’épouse et se venge des parents inhumains en les obligeant à signer au contrat.

Que Marceline était touchante dans le rôle de Mme Milville, l’honnête veuve ! Quel air pudique elle avait dans les atours de son emploi : robe de mousseline blanche, ceinture de ruban ponceau et coiffure en cheveux, lout le long de la pièce ! Le travesti même seyait encore à sa gracilité de visage et de corps. À vingt-huit ans, ses qualités de naturel et de sensibilité étaient les mêmes que douze ans auparavant. Bref, ingénue, jeune mère ou garçonnet, elle était toujours la brebis bêlante ou l’agneau sans tache de la bergerie dramatique, où d’habiles pasteurs introduisent le loup, afin d’avoir l’occasion de châtier une témérité qui est, cependant, bien plus la leur que la sienne.

À l’Odéon, Marceline avait retrouvé la belle Délie, engagée l’année précédente, et renoué avec elle.

La comédienne adulée avait une bonne part de responsabilité dans les malheurs de son amie. Avec le cœur « excellent et facile » que lui a reconnu plus tard le mari de Mme Valmore, qui sait si Délie ne se proposa pas de réparer le mal qu’elle avait fait inconsciemment ? Et réparer le mal, vis-à-vis d’une victime comme Marceline, ce n’était pas lui procurer un nouvel amant, c’était lui rendre l’ancien qu’elle attendait toujours.

Il ne reviendra plus… Il sait que je l’abhorre ;
Je l’ai dit à l’Amour qui déjà s’est enfui.
S’il osait revenir, je le dirais encore !
Mais on approche, on parle… Hélas ! ce n’est pas lui !

Justement, le voyageur était revenu. Et dans quel état ! Malade, sérieusement malade même, enfin, bien à plaindre. On devine l’effet de cette double révélation sur le cœur de Marceline : la moitié suffisait pour la bouleverser.

Cette nouvelle, bonne et mauvaise tout ensemble, elle en fait part à sa sœur Eugénie, nommément désignée et prise pour confidente peut-être parce que l’enfant demeurait en nourrice chez elle ou non loin d’elle, le théâtre étant incompatible avec les soins assidus de la maternité.

Qu’ai-je appris, le sais-tu ? Sa vie est menacée,
On tremble pour ses jours.
J’ai couru… Je suis morte, et ma langue glacée
Peut à peine… Ma sœur, je l’aime donc toujours !
Quel aveu, quel effroi, quelle triste lumière.
Eh ! quoi ! ce n’est pas moi qui mourrai la première.
Moi qu’il abandonna, moi qu’il a pu trahir,
Moi qui fus malheureuse au point de le haïr,
Qui l’essayai du moins. C’est moi qui vis encore !
Et j’apprends qu’il se meurt, j’apprends que je l’adore.
Le voile se déchire en ces moments affreux !
Comment ne plus l’aimer quand il est malheureux !

Dévorée d’inquiétude, elle est allée rôder autour de la maison qu’il habite… guettant le moment de s’y glisser à la faveur d’une entrée, d’une sortie.

La porte s’ouvre, elle retombe,
Ah ! que ce bruit sourd m’a fait peur :
On dirait que la mort passe auprès de mon cœur.

Restent ses amis. Si elle les interrogeait…

Allons au-devant d’eux, parlez, demandez-leur…
Non, la force me manque et je crains le malheur.

Hélas ! si tu savais… Que son poids est terrible !
Que nous répondraient-ils ! Mais ils sont déjà loin !…
… J’ignorerai son sort, on m’y croit étrangère ;
Et près de sa demeure, et si triste, et si chère,
Personne, excepté vous, n’aurait guidé mes pas ;
Quand j’expire à sa porte, on ne m’y connaît pas ;
Pourquoi souffriraient-ils de ma lente agonie ?
Dans la foule perdue, oh ! ma chère Eugénie,
Nous croyons l’univers instruit de nos douleurs,
Et même aux cœurs heureux nous demandons des pleurs !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ma sœur, obtiens des cieux qu’ils lui rendent la vie,

Après, tu me diras qu’il faut encor le fuir.

Il guérit. Il n’y a qu’elle dont le mal soit incurable. Mais Délie s’est juré d’y remédier et se pique au jeu. Aussi bien, elle s’exagérait les difficultés à surmonter. Le prestige du théâtre avait renouvelé son miracle sur le voyageur et le convalescent. Il avait quitté Marceline encore endolorie, petite reine non pas détrônée, mais déchue. Il la retrouvait aux feux de la rampe, transfigurée, tout autre. Chaque auteur lui faisait une virginité. Il découvrait sa petite mine sentimentale ; il l’aimait mieux, artificielle en sa candeur, qu’il n’avait aimé sa candeur réelle. C’était un homme d’imagination, un poète qui méritait décidément que le Ciel, exauçant la prière de sa maîtresse,

Rendît sa jeune gloire à ses jeunes amis.

Il fut donc aisé à Délie de ménager une entrevue aux deux amants, chez elle, encore.

L’air est chargé d’espoir, il revient, je le jure !

Tout recommençait.

Elle avait fui de mon âme offensée ;
Bien loin de moi je crus l’avoir chassée.
Toute tremblante un jour elle arriva.
Sa douce image, et dans mon cœur rentra.
Point n’eus besoin de me mettre en colère,
Point ne savait ce qu’elle voulait faire ;
Un peu trop tard mon cœur le devina.
Sans prévenir, elle dit : « Me voilà !
Ce cœur m’attend. Par l’Amour, que j’implore,
Comme autrefois, j’y viens régner encore. »
Au nom d’Amour ma raison se troubla :
Je voulus fuir, et tout mon corps trembla ;
Je bégayai des plaintes au perfide.
Pour me toucher, il prit un air timide.
Puis, à mes pieds, en pleurant, il tomba.
J’oubliai tout dès que l’Amour pleura.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Dieu ! sera-t-il encore mon maître ?

Mais, absent, ne l’était-il pas ?

Mais c’est surtout l’élégie intitulée le Retour chez Délie qui nous renseigne à plein ; suprême bondissement d’un pauvre cœur aux abois, avant le coup de grâce !

C’est ici… Pardonnez, je respire avec peine ;
Mes genoux affaiblis me forcent à m’asseoir.
Ici, tous mes secrets vous cherchèrent un soir…
Oh ! que de souvenirs un souvenir ramène !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est vous, je vous revois toujours belle, Délie !

De mes siècles de pleurs à peine un seul moment.
Semble avoir dans son vol touché ce front charmant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les voilà donc, ces lieux où je donnai mes jours !

Rien n’est changé… que lui, dans ce touchant asile !
C’est le même parfum qui court dans l’air tranquille !
Cette lampe y brûle toujours.
Délie, est-ce là que j’ai souri moi-même
À l’objet adoré que m’offrait ce miroir ?
Qu’il est beau le miroir qui double ce qu’on aime !
Ce portrait qui se meut, quel bonheur de le voir !
Je marche où de ses pieds mes pieds pressaient l’empreinte.
Que de fois, pour tromper l’embarras le plus doux,
Cette harpe, au hasard, parla seule entre nous !
Ces parfums, ces flambeaux, ces brillantes couleurs,
Ces contrastes de mes douleurs,
Ces messagers riants qu’à vos pieds on envoie,
Tout parle, tout s’empreint d’une alarmante joie,
Et mon cœur… oui, mon cœur entend qu’il va venir !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

              En me réunissant à lui

Croyez-vous n’inventer qu’une ruse innocente ?
Je n’ai donc pas souffert ? Regardez-moi. L’Amour
N’est donc qu’un mot frivole, un rêve, un badinage,
Un lien sans devoir égarant le jeune âge
Qu’il brise et reprend tour à tour ?
Je ne sais, mais adieu ! Fière autant que sensible,
Dans l’effroi d’abaisser ma douleur à ses pieds,

J’ai fui, laissez-moi fuir. Quoi ! pour cet inflexible,
C’est vous qui me priez !
Il le veut, dites-vous. Il veut ! Toujours le même :
Voilà comme il régnait sur mes esprits confus ;
J’obéissais toujours, mais je disais : « Il m’aime ! »
Ose-t-on commander à ceux qu’on n’aime plus ?
Que veut-il ? Mon bonheur. Eh bien, je suis heureuse,
Je suis calme, je suis… Voyez, je vis encor !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Non, laissez-moi m’enfuir. Que je doute moi-même

Si je l’ai vu jamais, si j’existe, si j’aime !
Ah ! je ne le hais pas, je ne sais point haïr :
Mais laissez-moi douter… mais laissez-moi m’enfuir !

Le reste va de soi. Et voici enfin le cri humain de toutes les capitulations d’amour :

Fierté, j’ai mieux aimé mon pauvre cœur que toi !

Peut-être ne se fait-elle aucune illusion sur la durée de ce « replâtrage ». Elle va ajouter des anneaux à sa chaîne. Mais on n’évite pas sa destinée. La sienne est « de n’être jamais à demi-malheureuse ». Elle retombe sous le joug et scelle sa résignation de ces trois cachets rouges :

— Mon cœur fut créé pour n’aimer qu’une fois.
— J’étais née, hélas ! pour mourir son amante !
— Tout ce qu’il m’apprend, lui seul l’ignorera !

Elle se rend compte de tout ce qui l’empêche d’être heureuse :

Je voudrais aimer autrement
Pour moi, l’amour est un tourment,
La tendresse m’est douloureuse…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Hélas ! je devrais le haïr !

Il m’a rapporté ce tourment
Qu’avait assoupi son absence.
Dans le charme de sa présence
Dans mon nom qu’il dit tristement,
Il m’a rapporté ce tourment.

Il dit qu’il ne s’en ira plus :
Quelle frayeur dans cette joie !
Vous voulez que je le revoie,
Mon Dieu ! nous sommes donc perdus :
Il dit qu’il ne s’en ira plus !

Oui, tout pour elle recommence et se confond à ce point, qu’il est souvent difficile de discerner les romances et les élégies se rapportant à la première crise, des plaintes que lui arracha la seconde.

À celle-ci, en tout cas, paraissent bien correspondre ces vers :

Je touchais au bonheur, il m’en a repoussée,
Ô constante douleur, vous voilà de retour !
Prenez votre victime et rendez-lui sa chaîne,
Moi, je vous rends un cœur encor tremblant d’amour.

Et cette pièce encore : la Séparation, séparation définitive, mais entourée de circonstances obscures et telles, sans doute, que les deux amants purent, cette fois, rompre sans bruit, comme deux adversaires tombant de fatigue au soir d’une longue bataille dont l’issue reste douteuse.

Il est fini ce long supplice ;
Je t’ai rendu tes serments et ta foi,
Je n’ai plus rien à toi.
Quel douloureux effort ! quel entier sacrifice !
Mais, en brisant les plus aimables nœuds,
Nos cœurs toujours unis semblent toujours s’entendre ;
On ne saura jamais lequel fut le plus tendre
Ou le plus malheureux.
À t’oublier c’est l’honneur qui m’engage,
Tu t’y soumets, je n’ai pas d’autre loi.
toi qui m’as donné l’exemple du courage,
Aimais-tu moins que moi ?
Va, je te plains autant que je t’adore ;
Je t’ai permis de trahir tes amours ;
Mais moi, pour t’adorer, je serai libre encore ;
Je veux l’être toujours !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Adieu… mon âme se déchire.

Ce mot que dans mes pleurs je n’ai pu prononcer,
Adieu ! ma bouche encor n’oserait te le dire,
Et ma main vient de le tracer !

Elle le répète en une autre élégie :

Adieu, mes fidèles amours,
Adieu, le charme de ma vie !
Notre félicité d’amertume est suivie
Et nous avons payé bien cher quelques beaux jours !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant le jour, écartant ton image,
Mes souvenirs et mes vœux superflus,
Je supporte mon sort ; et presque avec courage,
Je me dis : il ne viendra plus !
Le soir, en ma douleur, et plus faible et plus tendre,
Oubliant que pour nous il n’est plus d’avenir,
Je me laisse entraîner au bonheur de t’attendre
Et je me dis : Il va venir !
Mais quand l’heure a détruit cet espoir plein de charmes,
Je plains, sans l’accuser, un amant si parfait,
Je regarde le ciel, en essuyant mes larmes,
Et je me dis : Il a bien fait !

C’est une autre gamme, un renversement des rôles qui étonne un peu. « Nos cœurs unis semblent toujours s’entendre… À t’oublier, c’est l’honneur qui m’engage… Va, je te plains… Je t’ai permis de trahir tes amours… » Qu’est-ce que tout cela signifie ?

On peut se demander si, pour donner à sa maîtresse, l’exemple du courage, d’un entier sacrifice, l’amant rusé ne lui aurait pas tenu ce langage : « Mon père, affligé de la vie irrégulière que je mène, s’est mis en tête de m’établir et menace, si je refuse, de me couper les vivres. Si j’étais riche ou si seulement la littérature me nourrissait, je passerais outre à cet ultimatum. Mais j’ai besoin de la pension qu’il me sert et dont il me reproche de mésuser. Tu sais, d’autre part, qu’il ne consentira jamais à ce que j’épouse une comédienne. Là-dessus, il est irréductible. Que faire ? »

Et, prise au piège, pleine d’abnégation comme on l’est dans les pièces de son répertoire, Marceline avait répondu : « Obéis à ton père. Quittons-nous, sois heureux. Je ne veux pas donner sujet de croire que tu dissipes avec moi ta jeunesse et ton bien. À t’oublier, c’est l’honneur qui m’engage. Adieu. »

Geste magnanime, d’autant plus que la question d’argent préoccupait surtout Marceline, en réalité. Rien n’en transpire dans ses vers, parce que ce n’est point matière à élégies ; mais ses lettres à son frère sont, à cet égard, explicites. Elle avait à sa charge, outre son enfant, son père, retourné à Douai. Une représentation donnée à son bénéfice par ses camarades, ne lui avait été que d’un secours précaire. Ils sollicitaient en vain, pour elle, « aux appointements et prorata de trois mille francs par an », le sociétariat qu’on accordait aux charmes de Délie… Exclue en 1815 de l’Odéon réorganisé, Marceline put considérer comme planches de salut celles du Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles. Son engagement lui assurait les premiers rôles et cinq mille francs d’appointements. C’était plus qu’elle n’eût gagné à Paris. Enfin, du moment qu’elle regardait la séparation comme un devoir, ne valait-il pas mieux quelle mît entre elle et son amant, une distance suffisante pour obvier aux défaillances, aux rechutes ?

En 1815, dans le courant de l’été, elle partit donc pour Bruxelles. Elle y emmenait son fils, âgé de cinq ans.

Il n’est point indispensable, on le voit, de connaître le nom de l’Autre, pour raconter les années de jeunesse de Marceline. Qu’il s’appelle Saint-Marcellin, comte de Marcellus, Dupuy des Islets, Audibert[16], Thabaud de Latouche ou, sous la plume de Marceline, Olivier ou Julien, tout simplement, qu’importe ? C’est l’Absent, l’Infidèle, l’Ingrat, le Perfide, l’Inhumain, le Cruel, l’Amant, enfin, pareil à ces malfaiteurs qui ont tout intérêt à être condamnés sous un nom d’emprunt, puisqu’ils récidiveront.

  1. Rue des Colonnes, n° 10. (Annuaire dramatique ou Étrennes théâtrales, 1805).
  2. Ménestrel, 14 août 1859. P. Hédouin ajoute que c’est dans le salon de Mme Dorval et aux matinées que donnait le docteur Alibert, le dimanche, à l’hôpital Saint-Louis, qu’il rencontra le plus souvent Mme Valmore. (Il avait lui-même, dans sa jeunesse, écrit des romances, paroles et musique). Dorval ! La destinée des deux femmes offrait quelques analogies curieuses. Dorval, enfant, avait fait partie de troupes ambulantes, avec son père et sa mère. Elle avait débuté à Lille et tenu, dans l’opéra-comique, l’emploi des dugazon, avant d’aborder le drame et d’y jouer les ingénuités ou les jeunes premières, notamment dans la Pie voleuse… Longtemps, elle n’avait possédé qu’une robe blanche, qu’elle lavait, repassait et garnissait elle-même de volants variés, pour donner l’illusion de changer de toilette. Que de souvenirs pouvaient être communs à Mme Dorval et à Mme Valmore !
  3. Un Belge, amateur de théâtre, avait gardé, de son passage à Bruxelles à cette époque, ce souvenir :
    « La gaieté n’était pas moins dans son élément que la tristesse et la mélancolie. Légère et sémillante, elle animait la scène par sa vivacité malicieuse. » (Œuvres choisies de J. B. D. Valier, Bruxelles, 1847).
  4. Caroline Branchu (1780-1850), née à Saint-Domingue. Son père. Chevalier de Lavit, homme de couleur, était officier de cavalerie. Élève de Garat, elle débuta en 1801 à l’Opéra, dans Œdipe à Colonne, de Sacchini, rôle d’Antigone. Elle épousa en 1804 le danseur Branchu qui mourut fou. Elle resta à l’Opéra jusqu’en 1826 « sans qu’on s’occupât de sa vie privée ».
    « C’était une grande femme assez grasse, dont les traits un peu masculins ne manquaient pourtant pas d’expression et de noblesse. Douée d’une voix puissante et très étendue, elle pratiqua d’abord la tragédie hurlée comme on l’entendait alors. Mais dans la Veslale, elle modifia sa manière sur les conseils de Spontini. » (Histoire de l’Opéra, par A. Roger, 1875.)
  5. Dans l’opéra de Marmontel et Piccini.
  6. Théophile Bra (1797-1863), sculpteur déplorable dont les plâtras encombrent le Musée de Douai.
  7. Hilaire Ledru (1769-1840), peintre également inutile, mais moins rassemblé. Conviant les déracinés à donner l’exemple de l’aide mutuelle, Marceline, secondée par Talma et la tragédienne Duchesnois, fonda plus tard (vers 1825), pour les enfants du Nord, la première association de provinciaux qui se soit occupée de bienfaisance.
  8. Le talent, s’il lui vint, ne la détourna pas de la galanterie. En 1826, elle était au Vaudeville et soupait à bouche que veux-tu.
    « Elle s’est prise de passion pour les befteacks, les rosbeafs et les milords, avec lesquels elle banquette et passe joyeusement une partie de sa vie » (Petite Biographie dramatique faite avec adresse par un moucheur de chandelles, Paris, 1826.)
  9. Plus tard médecin de Louis XVIII et de Charles X et médecin en chef de l’hôpital Saint-Louis de 1802 à 1836.
  10. Sainte-Beuve.
  11. Charles Guérin.
  12. Rome, où ses jeunes pas ont erré, Belle Rome !

    . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

    Rome, dis seulement où le mortel que j’aime

    Arrête de ses yeux les regards enchanteurs,
    Que l’écho tressaillit de ses accents flatteurs,
    Quelle belle lui plût, moins belle que lui-même !

    (Album à Pauline, Bibliothèque de Douai).
  13. C’est, dans l’œuf, le vers de Lamartine :
    Un seul être vous manque, et tout est dépeuplé !
  14. Pierre Hédouin (Mosaïque, 1 v. 1856) ne se trompe-t-il pas quand il fait remonter à son second voyage à Paris, en 1811, la rencontre de Mlle Desbordes chez Grétry ? C’est plutôt en 1808 qu’il l’y aurait vue, lorsqu’elle cherchait un engagement, à son retour de Bruxelles. La distance à laquelle il écrivit son article — 1829 — rend possible la confusion de dates.
  15. Comédie en 3 actes, représentée pour la première fois sur le théâtre de Montausier, le 27 messidor an V (15 juillet 1797). Le rôle de Claudine, la petite Savoyarde séduite et abandonnée avec un enfant par un jeune et riche Anglais, était un rôle travesti aux deux premiers actes.
  16. Audibert (Hilarion), né à Marseille en 1786 et par conséquent du même âge que Mme Valmore, est l’auteur de vers insignifiants, de Souvenirs de théâtre et d’une petite nouvelle à laquelle un billet de Marceline semble se rapporter.
    M. J. Boulenger, présentant impartialement les raisons que l’on peut avoir de s’attacher à cette piste, a omis un rapprochement susceptible pourtant de le confirmer dans son opinion.
    L’Almanach des Muses pour 1809 contient trois pièces d’Audibert : un madrigal, un impromptu et une cantate, Psyché, non mentionnée par M. Boulenger.
    C’est là que Psyché, réduite, pour ressaisir l’amant qui lui échappe, à importuner son sommeil, s’exprime ainsi :

    Oublions, s’il se peut, un ingrat qui m’évite ;
    Je le veux. Mais, hélas ! je verse encor des pleurs !
    Suivons de mes deux sœurs le conseil salutaire ;
    Profitons de l’instant qu’il accorde au repos…