La Vie domestique en Allemagne jugée par une Anglaise

La Vie domestique en Allemagne jugée par une Anglaise
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 18 (p. 668-696).
LA
VIE DOMESTIQUE
EN ALLEMAGNE

German home life, London 1876. Longmans, Green and Cie.

Les livres qui nous initient aux mœurs intimes, aux usages domestiques et familiers d’un peuple sont rares, et ne peuvent manquer d’être accueillis avec intérêt quand ils se recommandent par un caractère évident d’honnête impartialité. Ce que M. Taine a fait pour l’Angleterre avec un talent incomparable, l’auteur de German home life a essayé de le faire à son tour pour l’Allemagne, sinon avec la même profondeur de pensées, le même bonheur d’expression, du moins avec cette finesse qui n’appartient qu’à l’observation féminine et l’avantage d’une longue expérience, puisque, tout Anglaise qu’elle soit, elle a pendant nombre d’années habité les différentes villes d’Allemagne. Ces sortes de notes au jour le jour, de croquis d’après nature, peuvent rendre de grands services en France, où, il faut bien en convenir, les pays étrangers n’ont été le plus souvent jusqu’ici connus que par ouï-dire. Nous ne sommes pas grands voyageurs, et en voyage nous emportons maint préjugé, cherchant d’abord à retrouver partout nos habitudes et semblables sous ce rapport au touriste insulaire qui déclarait en toute naïveté que, s’il avait pu croire le continent aussi différent de son île natale, il n’aurait jamais quitté celle-ci. En revanche, nous nous exaltons volontiers au coin du feu pour telle ou telle partie du globe sur la foi d’un roman bien tourné. C’est ainsi que les mœurs allemandes ont été longtemps l’objet de notre aveugle admiration. Mme de Staël nous avait présenté une Allemagne idéale qui reflétait magnifiquement tous ses enthousiasmes, toutes les utopies rêvées par son imagination généreuse. Les idylles de Gessner, dont on fait peu de cas en Allemagne, avaient semé pour nous de moutons bien peignés cette terre de la philosophie et de la vraie liberté, qui était devenue en même temps une Arcadie, l’asile des félicités champêtres ; tous les villageois nous apparaissaient semblables aux vertueux patriarches, aux chastes fiancés qui défilent dans les pages charmantes d’Hermann et Dorothée. Quelques romans féminins, remarquables par un parfum de douce résignation et par une morale irréprochable, ne nous avaient pas donné moins haute idée des mœurs bourgeoises, et quant à l’aristocratie, n’était-il pas établi, depuis les beaux jours de Weimar-Athènes, qu’elle s’ouvrait aux grandes idées nouvelles, qu’elle patronait libéralement le génie, sans renoncer pour cela à porter bien haut les traditions de la chevalerie, le respect des vieux principes monarchiques et le culte des aïeux ?

La guerre de 1870-71 a brusquement mis en déroute ces séduisantes chimères ; une réaction complète s’est produite et, sous prétexte de patriotisme, nous avons versé dans l’excès contraire, dans le dénigrement systématique. Il importe cependant au véritable patriotisme de connaître les Allemands, de les juger sans passion, sans violence, et de chercher, en étudiant de près leurs mœurs, la source de leurs qualités et de leurs faiblesses, de leurs succès et de leurs fautes. C’est donc une bonne fortune de rencontrer sur un terrain neutre des renseignemens aussi sincères, aussi précis, aussi minutieux. Ces études, publiées d’abord dans le Fraser’s Magazine, sont aujourd’hui réunies en volume. La situation de l’auteur exigeait un incognito rigoureux, mais il est facile de voir, malgré un parti-pris de réserve, que, tout en nous faisant pénétrer de préférence dans les classes moyennes, l’écrivain anonyme a été mêlé pour sa part à la vie des cours ainsi qu’à certaines scènes de la vie politique. C’est une grande dame d’un pays libre qui, ayant été mariée en Allemagne, raconte simplement ce qu’elle a vu hors de chez elle, non sans une pointe de malice et d’ironie. Aucune Allemande de naissance, fût-elle émancipée jusqu’à la révolte, n’oserait donner aux usages de sa patrie d’aussi vigoureux coups de patte, mais aucune Française non plus ne saurait, vu les circonstances, apprécier le bien et le mal avec cette impartialité. Il appartenait à une Anglaise d’user vertement du droit de dire sa façon de penser sur un peuple qu’elle n’a aucun motif de flatter ni de haïr, sans rien dissimuler, sans rien exagérer et sans faire d’esprit aux dépens de ce qui est vrai. Les descriptions, les portraits, les remarques justes et mordantes s’entremêlent dans ces essais, qui touchent aux détails les plus familiers de l’intérieur aussi bien qu’aux plus hautes questions sociales et religieuses, qui montent de la cuisine à l’église, qui passent de la toilette et de la nourriture à l’éducation, au mariage, etc. Il y a plus de méthode qu’on ne le croirait au premier aspect dans cette forme apparemment capricieuse ; aussi n’aurons-nous garde de nous en écarter dans le résumé qui va suivre.


I

Sur le seuil de la maison allemande où nous introduit l’auteur de German home life se trouvent groupés les serviteurs, avec lesquels nous ferons d’abord connaissance. Les domestiques allemands n’apportent dans leur service ni l’empressement français, ni la ponctualité anglaise. Bien que beaucoup plus cultivés, au point de vue intellectuel, que ne le sont ailleurs les gens de la même classe, puisque en Allemagne l’instruction est obligatoire, ils restent lourds et grossiers, se distinguent souvent par une malpropreté incorrigible, et, obstinément attachés aux vieilles coutumes, n’ont ni aptitude, ni bonne volonté pour rien apprendre de nouveau. C’est qu’il y a une grande différence entre l’instruction et l’éducation, et que le peuple du monde qui affiche la plus haute supériorité en matière de sciences a mérité de la part d’un voyageur ce jugement terrible : « J’ai vu dans mainte contrée, tant de l’Orient que de l’Occident, des paysans dont les manières étaient jusqu’à un certain point irréprochables, mais je déclare que les gens les plus mal élevés de toute l’Europe et peut-être du monde entier sont les Prussiens. »

Dans la plupart des intérieurs allemands de la bourgeoisie, il n’y a jamais qu’une servante, à moins que la venue d’un enfant n’exige la présence supplémentaire de la nourrice. Par conséquent, la maîtresse de la maison est obligée de vaquer elle-même à une bonne partie des soins du ménage ; or cette habitude, respectable en elle-même, engendre certains résultats fâcheux ; elle établit entre la dame et la servante une sorte d’intimité d’où découle fatalement le goût du commérage, ce défaut misérable de la femme allemande, celui qui plus que tout le reste contribue à ôter de la noblesse à son caractère et de la distinction à ses allures. Peut-être est-ce un mal nécessaire. Si la maîtresse ne passait pas la meilleure partie de son temps à la cuisine, la servante allemande ne se ferait aucun scrupule de la voler, persuadée qu’elle est trop riche pour se soucier de cette bagatelle, ou trop stupide pour s’en apercevoir. Dans les maisons plus opulentes, il est indispensable que la dame se fasse remplacer par une de ces femmes de charge qu’en Allemagne on nomme indifféremment une Mamsell, qu’elle soit fille, femme ou veuve, et qui tient les provisions sous clé.

Les domestiques se contentent de gages modiques ; en revanche, leurs exigences et leurs prérogatives sont variées à l’infini dans les détails ; tout est de tradition : le thé, le café, le sucre supplémentaires, les Trinkgelder (pourboire) de Noël et des foires locales, les rations de viande, le régime de l’office en général, qu’on ne saurait modifier sans s’exposer à une rébellion, les droits gastronomiques étant sacrés.

Une servante allemande n’estime sérieusement ses maîtres que s’ils ont assez de linge pour se borner à deux lessives par an ; du reste la ménagère elle-même fait de la rareté de ses lessives un sujet d’orgueil et accumule avec complaisance le linge sale dans la Waschkammer, — chambre d’une construction particulière, protégée contre les rats et ouverte aux courans d’air. — Pour revenir aux exigences de la servante, elles sont de plus d’une sorte : Lotte ou Jette se réserve invariablement la liberté du dimanche, non pas pour aller à l’église, — le temple est fort peu fréquenté dans toute l’Allemagne protestante, — mais parce qu’elle appartient à un Kränzchen, à un club où l’on prend le café sous les tonnelles, où l’on danse tant que dure l’après-midi avec le fiancé du moment. Cette fille, que vous avez vue toute la semaine dans le costume le plus négligé, s’élance à son bal du dimanche en robe de mousseline, une couronne de fleurs sur ses blonds cheveux. Quant au privilège qu’elle s’arroge d’en finir avec son travail dès sept heures du soir et de se planter sous la porte un tricot à la main, pour partager sa soirée entre la médisance et la flirtation, il n’est jamais discuté ; c’est une coutume, c’est un droit ; et nul être au monde ne tient au droit et à la coutume avec autant d’opiniâtreté que le domestique allemand ; l’apparition même des maîtres n’arrêterait pas le mouvement des aiguilles ni celui de la langue. Si vous n’êtes pas satisfait de ces façons-là, force vous sera de patienter avec M, le Lotte jusqu’au terme, l’époque de la louée. Il faut des circonstances bien graves pour congédier une servante dans l’intervalle, et vous risquez fort de ne pouvoir la remplacer.

La nourrice est seule ou presque seule à conserver le costume national qui a été détrôné par les modes de la ville, et c’est grand dommage. Rien n’était plus joli que la jupe courte de couleur éclatante, la jaquette noire, les boucles d’argent, le bonnet empesé qui voilait à demi les nattes bien lisses retenues par une flèche. La nourrice porte encore cet accoutrement coquet dont sa maîtresse, qui l’emmène partout avec elle, fait parade. Il est très rare que les femmes de la société allaitent elles-mêmes leurs enfans, et l’on engage généralement pour cet office de braves filles « qui n’ont eu qu’un seul fiancé. » C’est un brevet de vertu suffisant. Du reste, à ceux qui seraient tentés de juger sévèrement les mœurs allemandes d’après la quantité d’enfans naturels, il faut faire observer que le mariage est entouré dans ce pays de difficultés telles, que c’est un luxe presque inaccessible pour la classe pauvre. Wilberforce, dans sa Vie sociale à Munich, dit, en parlant d’une ville où l’on inscrit dans la même année 176z naissances illégitimes pour 1762 naissances régulières : « Le gouvernement oppose au mariage tant d’obstacles que c’est à peu près comme s’il l’interdisait. »

On peut douter que ces obstacles, déplorables au point de vue moral, soient, même au point de vue de l’économie politique, une sage précaution, car si là paroisse n’a pas à soutenir des familles pauvres, en revanche les travailleurs émigrent par milliers avec leur nombreuse progéniture qu’ils vont légitimer en Amérique. « Que voulez-vous ? Le mariage est une exception et non pas une règle chez cette sorte de gens, répondit une amie à l’auteur du German home life, qui se plaignait de ne pouvoir trouver une bonne d’enfant irréprochable. Nos enfans ne sont que mieux soignés par ces filles qui ont l’expérience de la maternité. » — Et la fille-mère n’a aucune confusion de ce qui ailleurs est qualifié de faute ; elle parle avec un sourire innocent de son enfant, pour lequel elle travaille avec la sérénité d’une bonne âme qui accomplit un devoir.

Plus encore que la nourrice, qui n’est qu’un ornement de passage, le chasseur contribue à la gloire de la maison. Ses panaches, son uniforme, lui donnent la mine d’un général. Les épaules effacées, la poitrine en avant, il suit son maître comme une ombre attentive, tantôt derrière sa chaise à table, tantôt sur le siège auprès du cocher, tantôt à la chasse, où il charge les fusils et compte le gibier. Le chasseur découpe, surveille la cave, fourbit les armes et propose sa prestance superbe à l’admiration de tout le voisinage.

Le plus accompli des domestiques allemands est le Kellner (garçon d’hôtel ou de restaurant), mais il n’appartient pas à la vie de famille. Tous les voyageurs ont pu apprécier son activité, sa bonne humeur, son talent merveilleux pour porter à la fois cinquante verres et trois cents assiettes. Il a le don d’ubiquité ; vous le trouverez à Rome, à New-York, à Londres, à Pétersbourg, à San-Francisco, toujours le même, affairé, infatigable.

Il serait injuste d’oublier, dans cette énumération de la domesticité allemande, le corps irrégulier, mais infiniment utile, des Dienstmänner et des Botenfrauen, commissionnaires des deux sexes. La plupart des villes possèdent un bureau de Dienstmänner. Ces hommes portent la blouse et le baudrier ; ils sont indispensables dans un pays où jamais marchand n’eut l’idée d’envoyer un paquet. Le Dienstmann vous suit de boutique en boutique, et, moyennant quelques sous, rapporte chez vous toutes vos acquisitions. La Botenfrau n’a pas moins de mérite que le Dienstmann. Passez-vous l’été dans les montagnes, à plusieurs lieues de la ville la plus proche, la Botenfrau vous offrira, sa hotte sur l’épaule, ses services ; vous lui remettez une liste de commissions, et le soir même vous la voyez revenir.

Mais c’est assez parler des gens de la maison et de leurs acolytes ; entrons dans la maison elle-même. Elle est divisée intérieurement par étages, avec une porte et un escalier communs à tous les locataires. Remarquez en passant l’état déplorable des ruisseaux, des égoûts, etc. Les précautions sanitaires sont négligées ; chaque maison recèle un foyer d’infection qui contribue pour sa large part aux ravages du typhus, ce mal terrible, presque périodique dans la plupart des villes allemandes ; peut-être est-il vrai, comme on le dit, qu’aucun moyen ne puisse faire de Berlin une ville salubre, mais il serait cependant facile de l’assainir un peu en éloignant certains amas de corruption qui, dans d’autres pays, sont invisibles au nom de l’hygiène et de la décence publiques.

Les appartemens des maisons de ville sont disposés à peu près comme en France, avec cette différence que sous les toits vous trouvez, outre les chambres de domestiques, des greniers à provisions, des Waschkammern pour la lessive et un séchoir commun où l’on étend le linge. Chaque locataire est supposé entretenir son étage.

Une petite plaque de porcelaine attachée au mur vous indique la demeure des personnes que vous cherchez. Vous voici introduit dans le salon, et tout d’abord c’est l’absence de meubles qui vous frappe. Cette nudité des appartemens, supportable en été, où les tapis, les rideaux épais ne sont qu’importuns, est l’hiver d’un aspect fort triste. Le poêle, quelques sièges, dans la fabrication desquels le bois joue un grand rôle, et, derrière une table, le cérémonieux sofa, voilà tout. Le sofa, c’est la place d’honneur : on la réserve à la personne la plus considérable de la société ; si une autre personne d’un rang supérieur encore survient pendant que celle-ci occupe le sofa, la première se lève et s’efface ; mais aussitôt la nouvelle venue sourit d’un air de condescendance : Bitte, Bitte (je vous prie). — Alors l’autre, apparemment blessée de ce que l’on puisse supposer qu’elle ignore les bienséances, reprend d’une voix presque lamentable : Aber, Excellenz ! — Cet assaut de politesse ne manque jamais de se produire et prend beaucoup de temps. Par bonheur, le café va venir, ainsi que l’annonce une serviette damassée posée sur la table, qui du reste ne supporte ni livres, ni journaux, aucun indice révélateur des goûts, des habitudes, des idées de vos hôtes ; le salon en Allemagne est déplorablement dénué de physionomie, d’expression. Seul, le tricot inévitable traîne sur un coussin, et la vue en est associée pour vous au plus insipide bavardage : clic, clac ! le bas s’allonge, et aussi la liste des menus caquets, accompagnement obligé du café de l’après-midi.

Auprès de la fenêtre, il y a encore une table à écrire et un treillis de verdure. Les Allemands (aiment les fleurs, pourvu qu’elles ne leur coûtent rien ; du reste l’art du jardinage est encore chez eux à l’état d’enfance. Seuls, quelques riches négocians d’Altona ou de Hambourg possèdent des serres rivales de celles qu’on admire en Angleterre ; il ne faudrait pas médire non plus des parterres de Baden, de Wiesbaden, de Hombourg dans leur beau temps, mais la vertueuse Vaterland proscrit les jardins de luxe comme susceptibles d’entraîner une perte de temps et d’argent. Cependant le goût de la villégiature y est plus répandu que partout ailleurs ; quiconque n’a pas d’habitation de campagne possède au moins un prétendu jardin dans la banlieue. Mais n’oublions pas que nous sommes en train de décrire un salon : la cheminée étant absente, pendule et candélabres font également défaut. En revanche, il y a dans un cabinet vitré toutes les menues bagatelles de porcelaine et d’argenterie que peut amasser une famille, de génération en génération. Sur l’un des murs est accroché ce que vous prenez de loin pour un système planétaire ; approchez-vous, ce sont les photographies des divers membres de la famille, entourées de cadres ovales en bois noir. Là, vous avez l’intéressant spectacle de tendres époux assis la main dans la main, de jeunes messieurs affectant l’attitude militaire, de demoiselles aussi endimanchées que modestes et qui presque toutes se ressemblent. Si vous parliez de tableaux, la maîtresse du logis vous répondrait : — A quoi bon ? Nous avons nos musées publics.

La salle à manger est plus nue encore que le salon, nue jusqu’à la pauvreté ; toute notre attention se concentrera donc sur le grand poêle qui se retrouve dans toutes les chambres, bien qu’un proverbe allemand dise : « En Russie on ne fait que voir le froid, en Allemagne on le sent. » Les palais sont chauffés par des calorifères qui répandent partout une température égale ; mais le prix exorbitant du combustible, qui chaque année devient plus cher en Allemagne, condamne les particuliers à se contenter de l’affreux engin qu’on appelle le poêle. Heureux encore si c’est un Berliner Kachelofen, un de ces monumens de faïence à la vieille mode qui ne brûlent que du bois ! Dans les maisons modernes vous aurez chance de rencontrer plutôt le poêle de fonte, au charbon, avec sa chaleur de fournaise, ses odeurs fétides, son aspect noir et sinistre. Le poêle n’a d’autre avantage que celui d’épargner beaucoup de peine aux domestiques. On le remplit par derrière, une porte est ouverte dans le mur pour créer un fort courant d’air ; puis, en tournant une clé, on emprisonne l’air brûlant, de sorte que pendant huit ou dix heures vous avez chaud sans avoir besoin de vous occuper de votre feu ; mais combien la gaîté d’une bonne flambée nous dédommage, nous autres heureux possesseurs de cheminées ouvertes, du soin que nous prenons de l’attiser !

En traversant le salon et la salle à manger, nous avons détourné nos yeux avec horreur des affreux crachoirs qui s’abritent modestement derrière le poêle. Ils sont mieux à leur place dans le cabinet du maître de la maison ; ici l’odeur du tabac nous suffoque tout d’abord. C’est le sanctum sanctorum où s’entassent les petits ouvrages en perles, en tapisserie, au crochet, etc., déjà trop nombreux dans le salon, et qui témoignent de l’amour ou du respect de toutes les femmes de la famille pour le maître et seigneur. Les porte-cigares les plus variés, des panoplies d’armes, de cravaches et de pipes, une bouteille de bière, une paire de pantoufles en tapisserie, une robe de chambre, un habit de chasse (Joppe) jeté sur le sofa de cuir, nous initient aux mœurs de l’habitant de ces lieux. Les coussins les plus douillets sont placés à son intention dans cette embrasure de fenêtre, où l’on se plaît à savourer un doux far niente tout en observant, à l’aide de deux petits miroirs placés dehors à un certain angle, ce qui se passe dans la rue et même chez les voisins. Espion à part, les fenêtres sont fort commodément agencées ; elles s’ouvrent aussi facilement qu’une porte, et l’une des vitres est mobile, ce qui permet de faire entrer la quantité d’air dont on a besoin. Si le système de chauffage est en Allemagne insupportable aux étrangers, la ventilation nous y semble en revanche mieux entendue qu’ailleurs.

Si par privilège vous pénétrez dans le mystère de la chambre à coucher, vous serez plus étonné que jamais de l’absence de comfort. Côte à côte s’alignent deux petits lits. Comment deux êtres coulés dans un moule athlétique réussissent-ils à se blottir dans ces réceptacles lilliputiens ? Jamais un Français ni un Anglais n’est parvenu à le comprendre. Une montagne d’oreillers de crin, des draps si courts et si étroits qu’il est impossible de les border, un sac de plumes qui représente le cauchemar en personne, telle est la composition de cet instrument de torture. Pour peu que vous bougiez, les draps se roulent en cordes, les couvertures piquées glissent, vous gelez et vous étouffez tour à tour, selon que vous vous résignez à garder sur vous toute cette plume ou que vous vous décidez à la jeter au milieu de la chambre. — Une maigre descente de lit, des chaises, un petit miroir, une commode en bois peint,… ne cherchez rien de plus. Quant aux mille objets qu’ailleurs la femme considère comme indispensables, notre ménagère allemande les dédaigne. — A quoi bon, vous dira-t-elle, un cabinet de toilette quand nous avons les bains publics ? — C’est la même réponse que pour les œuvres d’art : — Nous avons les musées. — On peut se demander si bains et musées sont très assidûment fréquentés. Mais la beauté, mais l’harmonie, mais la forme, mais le charme enfin des choses environnantes, tout ce qui fait l’éducation des yeux et aussi de l’esprit, quoi que vous en disiez, qu’en faites-vous, madame ? Ignorez-vous donc que la plupart des jolies inutilités dont s’entourent vos sœurs étrangères ont une histoire, consacrent un souvenir, marquent une étape dans la vie, et leur tiennent enfin bonne et agréable compagnie en parlant à leur imagination, tandis que vous laissez s’endormir la vôtre sur le sempiternel tricot de la vertu ? Bannir de sa maison toute grâce et toute élégance, c’est presque manquer aux devoirs de l’hospitalité. — Chut ! ce langage scandalise la chaste épouse germaine ; mieux vaut le lui épargner et la suivre, sans hasarder d’observation, jusque dans la cuisine, où vous ne trouverez rien à reprendre, car tout y favorise l’économie, et tout y est aménagé de manière à simplifier les opérations culinaires ; mais quels sont les mets qui sortent de ces cuivres si brillans ? Car enfin le premier mérite d’une cuisine, c’est de produire de bons plats.

Henri Heine a répondu d’avance à la question que nous venons de poser, dans son amusant chapitre de la cuisine nationale et de l’amour comparés : « Des sensibleries pâtissées très indécises, de sincères boulettes aux prunes, de la soupe platonique à l’orge, des omelettes avec des pommes et du lard, de vertueuses andouillettes de ménage, de la choucroute… Heureux celui qui peut digérer tout cela ! » — Nous nous en rapporterons à ce témoignage et à notre propre goût plutôt qu’à l’appréciation d’une dame anglaise, qui est d’ailleurs la première à reconnaître les erreurs de ses compatriotes en matière de gastronomie. Elle a trouvé pour son compte la vie matérielle très suffisante en Allemagne, bien que le poisson de mer, sauf dans les ports, n’existe qu’à l’état de salaison ; mais certains mets sont vraiment délectables, entre autres le rôti de chevreuil arrosé d’une sauce à la crème et les pigeons braisés dans du riz au lait !

Quant à nous, il nous est impossible de partager cette indulgence ; fi des fades saucisses grasses entremêlées de compotes, fi de la soupe à la bière et de tous les farineux : Gries, Grutze, etc., préparés probablement en vue de tromper l’inextinguible appétit des petits-fils de ces Teutons qui, selon Tacite, avaient les intestins plus développés que tout autre peuple en Europe. Sans doute on rencontre une table recherchée de même qu’un mobilier fastueux chez telles notabilités de l’aristocratie ou de la finance qui empruntent leur luxe à tous les pays, mais nous restons dans la classe moyenne, et là il nous est permis de répéter après tant d’autres : Le Français dîne, l’Allemand se repaît. On sent que la quantité, non la qualité des victuailles, lui importe.

A table d’hôte, chacun dévore sa part et plus que sa part, lapant le potage avec une gloutonnerie tout animale, nettoyant son assiette à tour de bras, faisant usage du couteau et du cure-dents tout ensemble. Une voyageuse reçut un jour à dîner ce singulier compliment d’une de ses voisines : — Vous êtes Anglaise, n’est-ce pas ? Je l’aurais deviné tout de suite. Vous mangez si joliment ! — Sur ce chapitre, les Allemands n’entreprennent pas d’imiter ce qu’ils admirent chez autrui. Il paraît cependant que le principal but de quelques-uns d’entre eux, en prenant des bonnes étrangères pour leurs enfans, est d’enseigner à ces derniers l’art, inconnu dans la patrie, de manger proprement.

La nourriture du peuple en Allemagne est misérable : le café sans sucre, le pain noir sûri, un abominable ragoût de pommes de terre, d’oignons, de poires et autres fruits ! de la choucroute et assez de charcuterie crue pour que la trichine fasse d’affreux ravages. Les hommes boivent du schnaps (eau-de-vie de grain), dont l’effet serait désastreux s’il n’était paralysé par la masse de nourriture engloutie en même temps. Dans les districts montagneux, c’est un événement que de goûter à la viande, mais la population n’en souffre point, grâce aux qualités fortifiantes du climat.

Les femmes même de la bourgeoisie se contentent du premier déjeuner, tandis que les hommes sortis de bonne heure, ceux-ci pour la gymnastique, ceux-là pour le service militaire, réconfortent leur estomac excité par le grand air au moyen de ces orgies d’huîtres et de vin blanc qui font l’admiration de Heine à Berlin. Le dîner a lieu entre midi et trois heures ; c’est une pénible et interminable opération. Le dégoût d’une Anglaise habituée à toutes les recherches de symétrie et de netteté, en présence du couvert allemand, est facile à concevoir : ni soin ni ordonnance dans l’arrangement du linge, des plats, de l’argenterie ; on change rarement les assiettes, les fourchettes et les couteaux sont empilés en un tas informe, et vous sortez de ces repas copieux l’estomac alourdi plutôt que satisfait. A quatre heures, vous êtes convié au café. Le souper est à sept ou à neuf heures, selon la longueur de l’opéra ou les autres exigences der la famille. Cet Abendessen est le plus appétissant de tous les repas allemands ; les viandes froides servies dans ces jolis plats doubles qui commencent à être en usage chez nous sont arrosées de thé très faible pour les femmes, de vins du Rhin ou de Bordeaux, de bière de Bavière pour les hommes, qui ensuite allument leurs cigares, tandis que la partie féminine de la famille bat en retraite. L’abus des conserves de légumes rend les repas allemands particulièrement désagréables en hiver ; les bons fruits sont inconnus, sauf les fruits importés qu’offre le marché de Hambourg. On prendrait encore son parti de la cuisine allemande, s’il ne s’agissait que de la déguster ; mais pour comble de malheur c’est un continuel sujet d’entretien. Revenez-vous du bal ? La première question qu’on vous pose est celle-ci : — Na ! was hat’s gegeben ? Que vous a-t-on donné à manger ? — Les dames ne cessent d’échanger des recettes et de composer des menus. — Espérons, dit la femme de goût dont nous citons les observations, espérons que si jamais, dans le reste de l’Europe, les cuisinières arrivent à nous permettre de nous occuper des casseroles, nous serons assez bien inspirées pour ne pas porter au salon le récit de nos exploits culinaires ! — Et elle termine son essai « de la nourriture » par une citation de Samuel Johnson : « Tout homme incapable de commander judicieusement son dîner peut être soupçonné d’incompétence sur les autres points. » Que de lacunes en ce cas dans l’esprit allemand !

Le mot du vieux docteur pourrait, avec une légère modification, s’appliquer aux femmes en matière de toilette. Ne sommes-nous pas autorisés à croire, en effet, qu’une femme qui s’habille mal manque généralement de goût, de tact, d’invention, de jugement, d’à-propos ? La toilette implique autre chose que le vêtement, elle est la révélation d’une individualité. En France, cette science de l’ajustement est innée, elle n’exige pas d’études ; en Allemagne, on la creuse, on la discute chaque jour sans arriver jamais à la posséder : le mot seul geputzt, qui signifie à la fois paré et fourbi, évoque des associations désagréables. L’Allemande n’est prête, fix und fertig, comme elle dit, qu’à une heure avancée de la matinée. Si vous la rencontrez à son lever en robe de chambre, en bonnet et en pantoufles de feutre, vous risquerez fort de la prendre pour la femme de charge. Elle alléguera que les soins du ménage exigent cet appareil, mais en réalité elle ne fait que s’abandonner à un instinct qu’où ne peut trop blâmer. Dans les villes d’eaux, où il n’est pas question de ménage, les dames qui se rendent au bain sont tout aussi mal tenues. C’est en vain que l’hypocrisie voudrait donner à je ne sais quelle négligence inavouable le nom d’une vertu domestique. Peu importe d’être laide à une heure qui n’est point celle de la promenade et des visites. Le mari, les enfans savent bien qu’avant l’arrivée de la coiffeuse on ne peut avoir bonne mine. Plus l’Allemande est âgée, moins elle prend soin d’elle-même. D’autres s’efforcent de dissimuler les ravages du temps, de porter avec grâce leur drapeau de vieille femme : elle est au-dessus de ces faiblesses, qui ne sont que des égards délicats pour le goût d’autrui et une dernière pudeur obligatoire comme toutes les autres. « Peu importe maintenant ! semble-t-elle dire en montrant sa tête chauve et son cou ridé. Nous laissons la frivolité aux plus jeunes ! » Peut-être confond-elle la frivolité avec le respect de soi-même.

Arrive cette peste femelle, la Friseusinn, pour employer une ridicule désignation gallo-germaine. La Friseusinn joue dans les intérieurs allemands le même rôle que le barbier dans les opéras-comiques. Elle recueille et colporte les scandales, contribuant ainsi pour sa bonne part au bagage de niaiseries et de méchancetés qui se débite après midi sur le sofa ; mais enfin, grâce à elle, la chrysalide, devenue papillon, peut parader en visites, à la promenade, où s’échangent les complimens. Il est permis en Allemagne de s’extasier sur le choix d’une robe, d’en demander le prix, etc.. Nulle part on ne parle autant des chiffons en les comprenant moins. Ce n’est pas vanité, au contraire ; il y a dans cette préoccupation une méfiance de soi, une sorte d’humilité presque touchantes. La lecture attentive des journaux de modes français a-t-elle un résultat heureux ? Hélas ! non, car les combinaisons de formes et de couleurs sont adoptées indistinctement, sous prétexte que « cela se porte, » avec une ignorance complète de ce qui sied, tandis que toute innovation quelque peu originale et personnelle est repoussée avec crainte comme une excentricité qui provoquerait le blâme. La vie de la plupart des Allemandes est faite pour donner une importance exagérée aux infiniment petits, à ce que Goethe appelle die Gemeinheit des Lebens. Quels orages peut susciter dans les meilleures âmes l’apparition dans le Parc d’un chapeau inédit ! Cependant la propriétaire du chapeau se promène sous le regard admiratif des officiers, en songeant que peut-être une bonne fortune lui fera rencontrer ses princes ! Il faut voir, si son espérance se réalise, l’émotion, la béatitude de la loyale sujette et la révérence qui fait croire qu’elle va s’abîmer dans les entrailles de la terre 1 Son altesse peut être Barbe-Bleue si bon lui semble, scandaliser le monde par ses vices, n’importe, c’est le prince régnant ! On se prosterne avec une foi, une vénération aveugles !

La toilette du soir est le triomphe de l’Allemande ; elle fait valoir une opulente chevelure et ces blanches épaules que les demoiselles de la petite bourgeoisie aiment à exhiber même en plein jour : les cosmétiques, adoptés dans les hautes sphères, sont encore inconnus dans les classes moyennes, et l’aspect d’un bal est très-gracieux, très-brillant en Allemagne, bien que le luxe tel que nous l’entendons en soit banni. L’éclat et la variété des uniformes militaires prêtent à la plus petite réunion un air d’apparat et de cérémonie. Dans un pays où l’on est soldat bien avant d’être homme, l’uniforme est de rigueur naturellement, et les gens perdent beaucoup à en sortir ; cependant telle est l’inconséquence humaine que le jeune officier rêve d’échapper à la vigilance de son Vorgesetzten pour se montrer dehors en civil. Il ne se doute pas que ces vêtemens dont il n’a point l’habitude et qui lui vaudront probablement les arrêts lui donnent une apparence gauche et empesée ; sa taille, même délivrée de l’étreinte du ceinturon, demeure raide comme celle d’un mannequin ; ses épaules carrées semblent toujours attendre l’épaulette, sa main cherche involontairement la poignée du sabre et sa démarche saccadée a perdu l’excuse d’une entrave impitoyable. C’était un magnifique soldat, ce n’est plus qu’un épicier endimanché. Bien entendu, il n’est pas question ici des Autrichiens, qui portent avec grâce les habits de fantaisie les plus audacieux.

Puisque nous avons parlé de bals et des officiers qui en font l’ornement, disons un mot des fêtes, des plaisirs, des amusemens en général dans la grande patrie germanique. Ils sont variés à l’infini, mais se ressemblent presque tous sur un point : la séparation sévère des deux sexes. Seule une très-grande dame, élevée par le rang et par l’âge au-dessus de toute critique, peut se permettre d’inviter des hommes à la Kaffee-Gesellschaft, qui est la récréation ordinaire des femmes. En général, ces sortes de réunions, où se consomment plus de pâtisseries variées que dans toutes les autres, participent des mystères d’Eleusis par la stricte exclusion de tout mari, frère ou fils des initiées.

Outre les cafés privés, il y a les cafés publics dans des jardins ouverts à tout venant. Autour d’une pelouse sont groupées des tables rondes, des bancs, des chaises ; un jeu de quilles, une-brasserie, un orchestre, forment les indispensables ornemens de ces lieux de félicité quasi-champêtres. La musique est souvent excellente. Dans l’intervalle des morceaux, vous entendez tomber les quilles, et le cri bruyant de : Kellner ! sans cesse répété se mêle au choc des couteaux sur les verres et des cuillers sur les tasses : des rafraîchissemens variés sont offerts aux familles qui affluent par troupeaux pendant toute l’après-midi. Les jeunes filles rassemblées comme un vol de colombes chuchotent entre elles, tandis que les mamans travaillent au crochet. Herr Papa savoure son Bock ; les Adonis de la garnison se promènent de long en large, sûrs de l’admiration des vierges timides qui baissent les yeux aussitôt qu’un jeune homme ose les aborder, quitte à reprendre, aussitôt que celui-ci a le dos tourné, une conversation assaisonnée de petites mines et d’œillades qui contrastent singulièrement avec leur attitude précédente.

Nous avons dit que les dames ne se permettent que les boissons les plus anodines. Jamais vous ne les verrez tremper leurs lèvres dans le punch ou le Champagne sans mille protestations préalables, mille petits cris affectés. Les Bavaroises font exception : elles accompagnent leurs maris et leurs frères au Biergarten et vident une chope virilement. Ces Bier- et Kaffee-Garten sont dans les petites villes une précieuse ressource pour les indigènes ; dans les grandes, ils offrent aux étrangers un spectacle intéressant et parfois magnifique. Ainsi la terrasse Bruhl, décrite par la comtesse Hahn-Hahn au début d’un de ses romans les plus célèbres, est une des curiosités de Dresde. Le clair de lune ruisselant sur les flots de l’Elbe où se mirent les quatre rangées de réverbères des doubles ponts, l’horizon confus des montagnes lointaines, les accens de Beethoven, de Schubert et de Strauss, les souvenirs historiques, la variété des types de promeneurs : étudians drapés de châles écossais, juifs de Posen et de Leipzig, élégantes en toilettes tapageuses, artistes et voyageurs de différens pays venus pour visiter les musées ou pour explorer les environs, tout contribue au charme de ces pittoresques et poétiques assemblées. A Vienne, elles ont un caractère plus léger et font penser davantage à notre ancien Tivoli ; mais en général une décence parfaite règne dans tous ces jardins publics.

La passion innée de la musique est un lien entre les Allemands de toutes les classes. On parvient, dans le plus pauvre village, à organiser un quatuor : le maître d’école, le sacristain, le meunier, le cordonnier, se réunissent pour jouer Bach ou Haydn. Les jeunes filles et les jeunes garçons entonnent en chœur, avec une précision merveilleuse, les touchantes mélodies populaires de la montagne et des bois, les Volkslieder, les Weisen ; de colline en colline, la chanson du chevrier répond à celle du pâtre ou du chasseur. Des bandes de pèlerins, traversant les lacs, élèvent sur l’eau leurs voix pieuses qui font penser à un concert céleste ; le soldat astique son fourniment une mélodie aux lèvres ; la laveuse a sa chanson, le forgeron a la sienne pour accompagner le bruit mesuré du battoir ou de l’enclume. Les étudians donnent à leur professeur une sérénade ; ces ménestrels errans sont des mineurs qui se rendent à quelque foire du voisinage. Les petits enfans mêmes, durant les tièdes soirées de mai, gazouillent d’une voix juste : « Maikäfer flieg. Hanneton vole. » Chateaubriand a raconté, dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, comment il vit dans le crépuscule du soir des centaines d’artisans, se rassembler et entonner, en tenant chacun une page notée à la main, un chœur admirable. « Les Français, dit-il, sont bien loin de ce sentiment de l’harmonie, moyen puissant de civilisation qui a introduit dans la chaumière des paysans de l’Allemagne une éducation qui manque à nos hommes rustiques. Partout où il y a un piano il n’y a point de grossièreté. » — Ces paroles, vraies jusqu’à un certain point, ont besoin de commentaires ; la musique, qui adoucit certainement les mœurs, ne suffit pas toujours à les polir. L’Allemand peut être un rustre, un lourdaud, mais il est humain ; tout brutal qu’il soit, les actes de révolte, de violence et de cruauté lui font horreur, et il jouit avec une naïveté enfantine des plaisirs les plus simples.

Il va sans dire que pour un peuple amoureux de musique, le théâtre n’a pas moins d’attrait que les concerts. On le comprend en Allemagne tout autrement que chez nous ; ce n’est pas un pur amusement, c’est un moyen d’éducation ; les gens vont gravement, presque religieusement entendre le drame ou l’opéra ; les subventions accordées à leurs théâtres par les petits princes d’Allemagne étaient vraiment magnifiques, et c’est le cas de rappeler ici le mot de Goethe, que la culture intellectuelle, en Allemagne, doit plus à ces modestes cours de fer-blanc, comme on les nomme, qu’elle ne devra jamais probablement aux lointaines sympathies impériales de la patrie unifiée. — Si Dresde, Weimar, Hanovre, Stuttgard et Brunswick n’avaient été que des villes de province, les arts n’y eussent pas brillé avec autant d’éclat.

A Berlin, les deux grands théâtres sont des propriétés impériales fortement subventionnées par la liste civile. L’office d’intendant est rempli par un gentilhomme haut placé. Des seize théâtres sans subventions, les plus connus sont le Friedrich-Wilhelmstadt, où l’on joue le drame moderne, l’opéra-comique, l’opérette ; le Victoria, qui est l’équivalent du théâtre de la Porte-Saint-Martin, et Kroll’s, qui rappelle l’Alhambra et le Cremorne anglais réunis. Chez Wallner, on donne des posse mit gesang (bouffonneries avec chant), qui n’offrent aucun agrément aux étrangers, étant bourrées d’allusions toutes locales.

Selon les conditions de votre abonnement, vous allez plus ou moins souvent au théâtre ; les dames s’arrangent pour avoir un fauteuil rapproché de ceux de leurs amies ; les hommes ne sont pas admis dans le « cercle habillé, » pas plus que les femmes ne sont admises dans les stalles réservées à l’élément militaire, qui a toute sorte de prérogatives. C’est presque un devoir, en revanche, pour l’officier, de paraître au théâtre au moins une heure dans la soirée. L’œil du maître aime à se poser sur un parterre en uniforme.

Auprès de la loge du souverain il y a la loge des étrangers, occupée généralement par les voyageurs de distinction qui traversent la ville. La représentation commence à six heures et demie ou sept heures au plus tard. A neuf heures, on est rentré chez soi.

Il y aurait beaucoup à dire sur les acteurs allemands, qui en général honorent leur profession par des mœurs irréprochables. Les femmes sont souvent dignes de l’accueil qu’on leur fait dans les familles de la haute bourgeoisie. Vous rencontrez à la table de personnes très bien posées au point de vue social des comédiennes ou des cantatrices qui causent en toute intimité avec les jeunes filles de la maison. Fidèles à leur public, elles restent parfois vingt, trente, quarante ans sur la même scène. Les habitués du théâtre les désignent par des noms affectueux : notre une telle, notre bonne une telle, etc. Ne vous étonnez pas si dans un magasin où vous faites des emplettes le marchand se permet de vous demander ce que vous pensez de la Clärchen ou de la Gretchen de la veille, en pérorant sur Egmont ou sur Faust avec beaucoup d’érudition.

Le métier d’acteur doit être rude dans les petites résidences, où le public est toujours le même, et l’affiche changée tous les jours par conséquent. Ce qui nous parait admirable, c’est la conscience, l’abnégation des artistes qui acceptent le rôle le plus infime avec l’unique souci de la perfection de l’ensemble.

Rien n’est plus caractéristique de la simplicité des mœurs allemandes que le Théâtre d’Été : dans les villes qui n’ont pas de troupe permanente, les comédiens ambulans sont reçus avec enthousiasme. Une tente se dresse en un clin d’œil, la foule s’y entasse frémissante, et souvent le spectacle est bon. Même dans les grandes villes, ces acteurs de passage se font entendre, — avec permission spéciale toutefois des autorités et de l’intendant, — qui discute, il faut le dire, avec un soin jaloux, jusqu’à l’installation d’un cirque de foire, dans la crainte que cet humble rival ne nuise aux recettes de l’opéra ou du drame légitimes.

L’auteur de German home life oublie de dire que le théâtre n’est pas partout en Allemagne un cours de morale ou d’art pur, et que l’opérette fait dans les capitales concurrence à Wagner lui-même. Nous ajouterons que les bouffonneries d’Offenbach, par exemple, y sont interprétées de manière à devenir choquantes et insupportables ; aussi l’honnête bourgeoisie se scandalise-t-elle de la vogue qu’elles obtiennent à Paris, ignorant qu’à Paris on apporte du goût et de la mesure jusque dans les hardiesses les plus périlleuses. Telles obscénités reprochées violemment aux Français ne sont obscènes qu’à Berlin.

Après le théâtre, le bal est le plaisir de prédilection des Allemands. On conçoit que les inventeurs de la valse s’entendent merveilleusement à l’organisation d’une fête dansante. Jamais d’encombrement comme ailleurs dans des pièces trop petites pour le nombre des invités, jamais de cohue. Personne n’oserait donner un bal s’il n’avait une salle de danse spéciale ; aussi les bals pique-niques suffisent-ils le plus souvent aux exigences de la classe moyenne. Telle personne possède une vaste salle, mais n’est pas assez riche pour recevoir ; on la prie de prêter son salon, un ou deux commissaires attitrés font une liste d’invitations, et quiconque accepte de venir est chargé de contribuer pour sa part aux frais de la fête, ou bien encore le bal a lieu dans un hôtel. La cour, dans les villes où il y en a une, les ministres, le corps diplomatique, les fonctionnaires, les officiers, les marchands, les boutiquiers donnent chacun leur bal, et, règle générale, n’y reçoivent chacun que leur société particulière ; les intrus admis par exception au sein de la coterie ou de la corporation sont rarement contens de l’accueil qui leur est fait.

Dans tous les bals, tant de la cour que particuliers ou par souscription, le soin de conduire les danses est confié à un Vortänzer. Le Vortänzer, choisi parmi les jeunes gens à la mode, donne à l’orchestre le signal pour commencer et pour finir ; il dit tout haut : « Deux tours par la chambre, six couples se suivant. » Et de cette façon il maintient l’ordre, il n’y a point de robes déchirées ; les divisions de danseurs, guidées par le Vortänzer, se succèdent régulièrement, plus ou moins nombreuses, selon les dimensions du salon ; chacun a son tour, et le cotillon couronne naturellement la fête.

Nous en aurons presque fini avec les amusemens nationaux quand nous aurons mentionné le pique-nique champêtre, qui a beaucoup de vogue, peut-être parce qu’il permet une liberté relative entre la jeunesse des deux sexes. Le laisser-aller est loin d’être complet cependant ; les dames sont en toilette : on craint la pluie, on souffre de bottines trop étroites, on a pour des cousins, des araignées. L’excursion se borne à une promenade à pas comptés dans les bois jusqu’à la prochaine guinguette, où l’on vous sert de la salade, des gâteaux et des limonades. Rien de commun avec le joyeux pique-nique anglais, où l’appétit est aiguisé par une longue course, où la plus franche gaîté réunit de jeunes misses énergiques, sans prétentions, et de jeunes garçons qui pensent à tout autre chose qu’aux grimaces sentimentales ; rien de commun non plus avec le folâtre déjeuner sur l’herbe que Paul de Kock a fait connaître à toute l’Europe comme un trait caractéristique des mœurs françaises. La partie en traîneaux compte beaucoup d’amateurs, — sans doute à cause du privilège traditionnel : un baiser de la dame de votre choix. Cette longue liste de plaisirs doit suffire à prouver que, sans être d’humeur très vive ni très gaie, les Allemands sont sociables.


II

Élargissant peu à peu le cercle de ses observations, l’auteur de German home life passe des détails de la vie matérielle proprement dite à ces autres signes distinctifs du caractère d’un peuple, les manières et le langage. Tous les voyageurs en Allemagne sont d’accord sur un point : l’absence de savoir-vivre. Il suffit, pour prendre cette opinion, d’avoir dîné une fois à une table allemande, fût-elle princière ou même royale, et assisté aux jongleries qu’exécutent les convives avec leur couteau, comme s’ils ne se doutaient pas de l’existence de la cuiller ni de la fourchette.

En général, les façons allemandes sont rudes, et il semble au premier aspect que ce manque absolu de souplesse soit un signe d’orgueil. Ajoutons que depuis la dernière guerre il s’y mêle quelque chose d’agressif : l’auteur de German home life a beau rappeler à ses compatriotes qu’eux aussi ils se sont enivrés de leurs victoires jusqu’à l’arrogance et que, s’ils ont changé, c’est que les lauriers de Waterloo ont eu le temps de jaunir ; nous trouvons, pour notre part, l’aplomb insolent du vainqueur d’aussi mauvais goût que la morgue de l’enrichi ; c’est en outre une sottise, car la fortune continue de tourner sa roue, et elle peut mettre au plus bas le lendemain celui qui la veille était au sommet ; ses favoris ne devraient jamais oublier cela. Longtemps du reste chaque principauté, chaque petit état séparé, eut, quant aux mœurs et aux habitudes, ses traditions spéciales, qui cèdent peu à peu devant les empiétemens de la Prusse. À mesure que l’on s’éloigne de Berlin, on entend bien des gens soupirer après l’obscurité des anciens jours, où chacun vivait à sa guise, tout en s’égarant dans des généralités sentimentales et platoniques sur le paradis lointain, inaccessible peut-être, de la patrie unifiée. Il faut voir l’attitude des villes du Hanovre par exemple, où règne une garnison prussienne ! Les indigènes ont l’air d’écoliers craintifs sous l’œil sévère d’un maître ; la vie sociale ne gagne rien au despotisme de celui-ci et au sourd mécontentement de ceux-là. On respire une atmosphère d’oppression et de contrainte.

Avec le temps sans doute le ton prussien finira malheureusement par dominer, mais, ces différences locales fussent-elles effacées, il sera toujours difficile néanmoins de parler à un point de vue général de manières qui varient essentiellement selon les diverses classes entre lesquelles est tracée une ligne, de démarcation rigoureuse. Les manières des officiers sont les plus raides, les plus hautaines de toutes, avec la prétention en outre d’être fascinatrices. Si l’on ne s’arrête pas à l’habit, souvent négligé jusqu’au ridicule, le professeur paraîtra le type le plus réellement aimable de la société allemande par sa simplicité, son désintéressement, sa bonhomie, qui s’allient à un mérite intellectuel incontesté.

Il va sans dire que dans un pays où les quartiers de noblesse sont-comptés comme autant de sublimes vertus, où l’aristocratie fait bande à part, même au théâtre, où, sans un titre, personne ne peut être présenté à la cour, l’étiquette et le clinquant jouent un grand rôle. Les décorations sont prisées très haut. On en faisait un étrange abus dans le bon temps des petites cours. Chaque résidence princière était littéralement constellée de croix et de plaques honorifiques ; à première vue, vous vous croyiez dans le Walhalla au milieu des plus illustres guerriers du monde, mais la vénération se calmait chez vous lorsqu’on vous expliquait qu’une grande chasse, un baptême d’archiduchesse, le passage d’une sérénité quelconque, avaient suffi pour ajouter une étoile de plus à la cuirasse de strass qui flamboyait sur telle ou telle poitrine de chambellan. Chacun sait avec quel orgueil railleur M. de Bismarck portait à cette époque l’unique décoration qu’il possédât, une médaille de sauvetage.

Le culte du blason est poussé jusqu’à la démence ; il n’y a pas un banquier juif, pas un spéculateur heureux qui ne s’efforce de couronner sa prospérité par cet ornement. La vieille noblesse méprise de tels parvenus, la bourgeoisie se moque d’eux, mais à son tour un juge, un assesseur, un architecte, etc., ne craint pas de se montrer ridicule en exigeant qu’on lui répète à chaque mot de la conversation sa qualité. Les femmes partagent cette manie. A moins de manquer aux règles de la civilité, il ne faut jamais oublier de dire : — Merci, madame la conseillère privée, — à vos ordres, madame la doctoresse ou madame la pastoresse, etc.. — Quand on a prodigué quelque temps ces titres aux personnes de la bourgeoisie, on finit par trouver que ceux de prince, de comte ou de baron sont d’une agréable simplicité. Des préoccupations obsédantes vous poursuivent dans la conversation : ne vous êtes-vous pas trompé en qualifiant de Gelleimerath ce conseiller qui est en réalité Wirklicher Gehleimerath ? Ce membre du clergé protestant, qui est Hochehrwürden, ne vous pardonnera jamais de l’avoir nommé Hochwürden, qui est un titre catholique. Comment pouvez-vous savoir qu’un conseiller privé a droit au Hochowhlgeboren, qui appartient de droit à la noblesse de seconde classe, tandis qu’un comte est Hochgeboren ou même Erlaucht ? Cependant si vous ignorez ces choses et beaucoup d’autres, vous êtes un malotru. Les gens du commun, même les boutiquiers, veulent que la suscription des lettres qu’on leur adresse porte : Wohlgeboren (bien né). Rien n’est plus compliqué qu’une adresse de lettre allemande. Dans la société, une femme mariée qui n’a pas de titre est toujours interpellée gracieuse, très gracieuse dame, ou simplement ma très gracieuse (meine gnädige). Entre elles, les femmes s’appellent : chère générale, chère conseillère. Les jeunes filles ne sont pas mademoiselle tout court, mais « ma gracieuse demoiselle ; » on leur donne le titre de leur famille. A Vienne, le mot français comtesse s’emploie pour une Gräfinn non mariée.

De la part de la classe inférieure, il y a un mélange de confiante familiarité et de déférence profonde. Autrefois on parlait aux serviteurs, aux soldats, etc., à la troisième personne en les interpellant par er, il, ce qui serait aujourd’hui une insulte, mais le tutoiement est encore accepté par les domestiques comme une marque de protection et de bonté. De leur côté, ils tutoient les enfans confiés à leurs soins jusqu’à l’âge de la confirmation, ce qui n’empêchera pas la mère de leur donner l’ordre d’amener au salon « leurs petites seigneuries. » Sous le nom de Herrschaft (seigneurie) les domestiques désignent la maison tout entière, sans préjudice des titres scrupuleusement distribués à chacun des maîtres.

Disons vite que les interminables et assommantes cérémonies de l’étiquette recouvrent en Allemagne une franche cordialité. L’auteur du livre qui nous occupe raconte par exemple son arrivée dans une ville. Étrangère, munie de quelques lettres d’introduction, elle a eu pour premier soin de se procurer la liste des notables et de distribuer des cartes de porte en porte. Les cartes lui sont rendues dans le délai voulu, puis un peu plus tard, sans qu’elle ait encore vu personne, les invitations à dîner lui parviennent. Chez chacun de ses hôtes, elle doit, pour se conformer à l’usage, prier la maîtresse de la maison de la présenter aux dames. La présentation commencera par les excellences, en continuant par les personnes de moindre importance, sans que jamais les degrés de l’échelle soient intervertis. Cette formalité terminée, les maris des dames à qui vous avez tiré votre révérence viendront vous faire leur cour. Certes, ces complimens réglés d’avance sont un mortel ennui, mais vous aurez des compensations. Chacun prendra en patience votre mauvais allemand ; la moquerie est inconnue dans ces cercles, où la bienveillance égale la routine ; chacun vous tendra une main secourable pour vous tirer du bourbier impraticable des déclinaisons et se tiendra prêt à répondre, si vous le voulez, dans votre propre langue avec une facilité qui ne laisse pas de vous humilier ; en revanche, vous riez sous cape de l’accent baroque de vos interlocuteurs, parce que, n’étant point Allemande, vous avez le sentiment de ce qui est ridicule. — Vous remarquerez bien vite que, beaucoup plus que partout ailleurs, on considère ce que vous êtes et non ce que vous avez. S’il vous plaît de ne pas rendre les bals et les dîners auxquels on vous convie, vous ne serez pas moins invitée à tous ceux qui suivront ; agir autrement serait une impolitesse envers la caste à laquelle vous appartenez. Il n’y a en Allemagne que des préjugés de caste, il n’y en a aucun contre les individus : une femme de lieutenant sans le sou a autant d’occasions d’aller dans le monde qu’une duchesse millionnaire, et on ne lui saura pas mauvais gré d’être vêtue de simple mousseline. Rien de plus hospitalier que le Gesegnele Mahlzeit de votre voisin de table : — Puisse le repas être béni pour vous ! — ni que ce salut féminin entre amies : — Dieu t’accueille !

Mais, nous le répétons, la politesse n’existe en Allemagne que sous forme de cérémonies absurdes et de cordialité parfaite bizarrement mélangées. Du reste, aucune délicatesse : l’Allemand qui mange des petits pois avec son couteau ne se doute pas que la bonne éducation défende de parler haut. Les voix sont puissantes en Allemagne, et jamais elles ne se modèrent dans la conversation. C’est à qui fera le plus de bruit ; l’interlocuteur qui vous jette cent fois en une heure votre titre. au visage n’attendra pas pour se remettre à crier que vous ayez achevé votre phrase ; montez dans un wagon de chemin de fer, entrez dans un café ou dans tout autre lieu qui renferme deux ou trois Teutons réunis, vous serez assourdis littéralement. Il est curieux que le peuple du monde le mieux doué pour la musique soit aussi insensible dans l’ordinaire de la vie aux sons les plus discordans. Tandis que nous sommes en chemin de fer, écoutez les exclamations des dames, des jeunes filles surtout, devant le paysage. L’abus vicieux des adverbes et des adjectifs ne tarit pas. D’abord vous excusez ce tapage monotone en l’attribuant à l’enthousiasme, mais bientôt vous vous rendez compte que ces bruyantes extases ne sont rien moins que naïves. Quiconque s’en dispenserait risquerait fort d’être sévèrement jugé : manquer de Geist, de Gemüth, de sensibilité, d’âme, est un crime irrémissible, et pour l’esquiver on se jette dans l’affectation du sentiment.

Nous voyageons toujours ; remarquez, si vous osez les regarder en face sans trop rougir, l’attitude de ces deux fiancés au milieu de la foule du wagon ou du bateau à vapeur. Ils restent amoureusement enlacés sous l’œil de leurs parens. Aucune timidité de la part de la jeune fille, ni trouble, ni empressement de la part du jeune homme. Non, ils se sont plantés là carrément, côte à côte, en pleine félicité solide et hardie, savourant les baisers et les Butterbrödter (pains beurrés) avec le même calme. On vous dira que dans les rangs élevés de la société il n’en « si pas ainsi, mais partout sur votre passage vous rencontrerez ce même tableau qui a inspiré toutes les enluminures accrochées aux murs d’auberges : Familienglück (les joies de la famille), et qui vous fera désirer, quant à vous, d’être à cent lieues. Ce qui vous étonnera aussi, et cela dans les salons les plus exquis, dans ceux où l’esthétique est à l’ordre du jour, c’est l’emploi par une bouche illustre ou gracieuse d’expressions d’une grossièreté inqualifiable. Si la chose dont il est question est grossière en elle-même, pourquoi en farder le nom ? Cette étrange sincérité est poussée parfois à un degré embarrassant pour l’auditeur étranger, qui s’attend à voir tout le monde éclater de rire ou marquer du dégoût, tandis qu’au contraire personne ne paraît choqué.

Depuis quelques années, on s’efforce en haut lieu et on a grandement raison, d’obtenir que la langue allemande, si riche par elle-même, soit débarrassée des emprunts ridicules qu’elle a faits jadis à la langue française. Ces mots hybrides, souvent détournés de leur sens primitif, n’ont jamais été sanctionnés par la grammaire et produisent un effet déplorable dans la conversation. Ils datent de la francomanie, du temps où Frédéric II affichait son mépris pour tout ce qui n’était pas de la patrie de Voltaire, jouant sur la flûte des airs français, écrivant en français de longues lettres et de mauvais vers, et imposant son exemple à tous les petits princes, ses voisins. Les modes, les coutumes, la langue françaises étaient universellement adoptées à la cour. Visitez Schönbrunn, Charlottenburg, Herrenhausen, Wilhelmshöhe, Ludwigslust, vous trouverez partout le même parti-pris d’imiter Versailles. À cette époque régnait en Allemagne un cosmopolitisme auquel n’échappa point Lessing lui-même, si Allemand par le génie. Lessing n’avait pas honte de dire que « du patriotisme il n’avait nulle idée, que c’était là tout au plus une sorte de faiblesse héroïque dont il était aise d’être exempt. » L’occupation napoléonienne ne diminua en aucune façon la francomanie. La gloire du vainqueur se reflétait sur les états subjugués qui acceptaient leurs chaînes avec une étonnante résignation. Pas plus que Lessing, Goethe, le plus grand des Allemands, ne connut l’amour de la patrie. L’Allemagne était une fiction géographique à ses yeux. Napoléon lui inspira un moment d’enthousiasme passionné, et on connaît de lui ces paroles étranges : « J’ai souvent éprouvé un amer chagrin en songeant que les Allemands, si honorables individuellement, sont si misérables en masse. La comparaison entre ce peuple et les autres nations éveille toujours en moi un sentiment pénible auquel je m’efforce d’échapper. » Ajoutons qu’il y a bien peu d’années encore M. de Bismarck trouva l’occasion d’adresser à ses compatriotes le reproche que Goethe eût mérité d’encourir : « Je voudrais, dit-il, attirer l’attention de ceux qui cherchent leur idéal outre-Rhin et outre-mer, sur un trait caractéristique des Français et des Anglais : ce fier sentiment de l’honneur national qui empêche de tomber en admiration devant toutes les institutions étrangères, comme c’est malheureusement le cas chez nous. » Il est vrai que nous avons peu de mérite peut-être à ne rien envier à nos voisins d’Allemagne, sous le rapport des manières du moins ; mais quant au reste, M. de Bismarck doit être satisfait. Le patriotisme prussien s’est exaspéré depuis peu jusqu’à devenir oppressif, et déjà l’on est tout près d’oublier qu’il n’a pas toujours mérité ce reproche.


III

La partie la plus intéressante peut-être de ce livre, celle où l’on trouve le plus d’esprit et de verve, c’est toute la partie qui traite du mariage, et d’abord du caractère, de la situation réciproque de l’homme et de la femme en Allemagne. L’esprit généreux de l’Anglaise indépendante et honorée se révolte en présence de la destinée inférieure, du rôle d’esclave attribué à sa sœur de Germanie. Elle la prend depuis le berceau : la voici toute petite, assise derrière le poêle, s’empoisonnant d’acides et de sucreries, se préparant par un mauvais régime à devenir bleichsüchtig, une créature qui n’a ni sang, ni nerfs, ni muscles. Elle ne sort guère que pour aller chaque matin à l’école ; la parcimonie qui règle tout empêche qu’on la mette définitivement en pension. Ceux qui ont habité une ville d’Allemagne quelconque se rappellent ces jolis défilés d’enfans chaque matin dans les rues : les écoles sont parfaites, et, sous le rapport de l’instruction, un pareil système ne laisse rien à désirer ; c’est l’éducation qui est déplorable. Le goût naturel de la petite Allemande pour les travaux à l’aiguille favorise encore les habitudes sédentaires qu’on lui laisse prendre ; elle boit du café au lait avec ses amies en babillant à l’exemple des femmes. Une pruderie qui par la suite a des résultats fâcheux l’empêche très-jeune de prendre part aux jeux de ses frères ; dès l’enfance commence la séparation des sexes, mais on se rencontre sur le chemin de l’école, et bientôt je ne sais quels manèges de coquetterie sentimentale prennent la place de cette intimité franche, de cette camaraderie qui serait naturelle. La cérémonie de la confirmation fait d’elle une femme ; dès lors elle aspire à ressembler au modèle tracé par Schiller, à cette figure féminine éthérée « qui enguirlande la terre des roses du ciel. » Elle se voit douce, sensible, toute sympathie, tout adjectifs, couronnée de myosotis, voguant sur la vaste mer du sentiment qui n’est pas sans écueils, la céleste amie d’un amoureux semi-platonique ; elle craint presque de s’évaporer dans le bleu ; en réalité, c’est la prose même, — elle beurre des tartines. La femme allemande n’a fait que cela depuis que la Charlotte de Goethe est venue clore et renouveler la scandaleuse série des belles incomprises de Weimar. Il faut avouer que celles-ci, en faisant connaître le type de la femme dite émancipée, ont dû contribuer à l’abaissement actuel de leurs descendantes.

L’ère glorieuse de la résurrection de la philosophie et des lettres vit fleurir une pléiade de bas-bleus qui, en revendiquant leurs droits, commencèrent par en abuser. Ces dames portèrent des robes à la grecque, s’adonnèrent au sentiment et à la mélancolie, prétendirent se conformer aux lois de la nature, et défièrent les conventions sociales, si bien que Schiller déclare qu’il n’y a guère de femmes à Weimar qui n’aient une liaison. Deux anges mariés se disputaient l’âme platonique de Richter ; Mme de Stein terminait par l’envoi de saucisses et de petits gâteaux ses querelles d’amour avec Goethe, et le mari assistait placide aux raccommodemens. F. Schlegel écrivit un livre odieux pour glorifier son adultère avec la femme d’un ami et d’un bienfaiteur ; tout porte à croire que le sage Körner eut un tendre penchant pour sa belle-sœur, Dorothée Stock, dont l’amant enleva l’épouse adorée d’un vertueux personnage qui bénit, comme c’était l’usage des maris dans ce temps-là, l’union du couple fugitif ; Sophie Vogel se tuait avec son ami, Von Eleist ; Charlotte Stieglitz n’hésitait pas, à se plonger un poignard dans le cœur pour réveiller son mari, affligé d’hypocondrie incurable, et la Correspondance de Goethe avec une enfant nous montre jusqu’à quel délire alla le culte de Bettina d’Arnim pour un Dieu de chair et d’os. Si les Allemandes doivent, en cessant de faire des tartines, tomber fatalement dans l’ornière des affinités électives, mieux vaut assurément, n’en déplaise à l’auteur de German home life, qu’elles s’en tiennent, comme elles le font aujourd’hui, au simple rôle de ménagères, dont elles s’acquittent d’ailleurs à merveille, et dont elles prennent leur parti sans regret. L’Allemande contemporaine méprise la frivolité de la Française ; une Anglaise qui monte à cheval la scandalise ; peu lui importe ce qui se passe hors de son foyer, il n’y a pour elle qu’un pays au monde : l’Allemagne ; le reste lui fait pitié. Jamais elle n’osera se proposer de devenir la compagne, l’égale de l’homme ; on lui a enseigné que pour plaire il fallait être faible, soumise, craintive. Elle ne se permettra ni d’être dévote, ni d’avoir son franc-parler ; on l’appellerait piétiste ou libre penseuse. Cette créature passive, qui n’est rien que « sensible, » arrive à l’âge où il faut se marier sans perdre trop de temps, car sa beauté, souvent ravissante, n’est jamais solide ; son teint de rose se fane de bonne heure, elle perd ses dents plus vite qu’aucune femme du monde. Nous parlons ici de l’Allemande du Nord ; les Autrichiennes, les Hongroises, conserveraient plus longtemps leurs charmes si l’embonpoint ne venait empâter la taille svelte et les attaches élégantes qui les recommandent à l’admiration. Enfin le mari se trouvera-t-il ? Dans la société quelque peu élevée, on n’admet guère d’autres partis que les bureaucrates ou les officiers. Les gens de robe ne sont pas en faveur depuis que les avocats se sont attiré par leur ton acerbe et tranchant, leurs ambitions politiques démesurées, la désapprobation d’en haut. Les ecclésiastiques sont loin d’avoir la même importance qu’en Angleterre, le clergé ne se recrutant plus que dans les classes inférieures : à la campagne, les maîtres du château invitent encore leur pasteur à venir faire un quatrième au whist et à dîner au bout de la table ; mais en ville on ne le voit pas du tout, et nulle part on ne l’épouse, pour peu qu’on ait la prétention d’être bien née. Les banquiers sont presque exclusivement des fils d’Israël, et qui dit commerçant ou industriel, dit plébéien. Il est donc probable qu’on épousera un officier ; alors il s’agit de trouver le cautionnement, plus ou moins considérable selon le grade du fiancé, cautionnement qui doit être déposé entre les mains du gouvernement, afin qu’en cas de mort du mari la veuve puisse être assurée de vivre comme il convient à son rang. Tous les jeunes couples ne sont pas en mesure de déposer la somme requise ; de là nombre d’inclinations contrariées et une grande affluence de vierges délaissées dans les Stifte, sorte de couvens protestans fondés à l’intention des demoiselles nobles. Les amans favorisés sous le rapport de la fortune entrent dans la période bienheureuse et souvent très longue des fiançailles, qui autorise une certaine liberté. Ils sortent, ils font des visites ensemble, mais toujours sous l’œil d’une mère, dont la présence ne leur impose d’ailleurs aucune contrainte. Nous avons eu l’occasion de mentionner déjà cette impudeur étrange.

La veille du mariage a lieu une cérémonie très particulière, la Polsterabend ; tous ceux qui connaissent la fiancée se réunissent pour lui rendre visite, et chacun d’eux se procure un vase de faïence quelconque qu’il jette devant la porte, de sorte que les poteries accumulées rendent la rue impraticable. Cette coutume a sans doute son origine dans un vieux rite païen ; le but qu’on se propose paraît être de faire le plus de bruit possible ; on absorbe du café, du punch, etc., en débitant des vers plus ou moins appropriés à la circonstance, on prononce des discours, on porte des toasts ; c’est une épouvantable cacophonie.

Voyons maintenant quel est l’époux auquel se livre la blonde Allemande. Certes, l’aigle qui enlève une colombe ne diffère pas plus absolument de sa proie par l’humeur et les allures. Tandis que la petite fille s’étiolait dans l’atmosphère étouffée du poêle, le jeune garçon suivait le régime le mieux fait pour développer toutes ses énergies. Il faisait partie d’un Turnverein, d’une société de gymnastique ; mêlé à la bande joyeuse de ses camarades, il entreprenait des voyages à pied, il s’adonnait à tous les exercices physiques imaginables, sans préjudice des travaux de l’esprit. Étudiant, il portait des rapières, de grandes bottes, de longs cheveux, il s’évertuait à boire trop de bière, à fumer trop de pipes, à taillader force nez et force oreilles, à persécuter le philistin ; mais ces allures tapageuses n’ont qu’un temps, celui de la première jeunesse ; l’ordre se rétablit vite. Qui dit Allemand, dit soldat, c’est-à-dire le type même de la soumission et de l’exactitude. Le service militaire est la meilleure éducation pratique pour les hommes de toute classe.

Le fermier, le petit marchand en Allemagne, retourne à sa charrue et à son comptoir, ayant appris la discipline et l’obéissance une fois pour toutes. Les officiers, gens instruits autant que nobles, ne lui inspirent ni haine, ni envie, rien que du respect ; il s’incline devant leur supériorité. Que la Landwehr ou la Landsturm le réclame, il quittera ses travaux sans murmure ; il reste toujours soldat dans l’âme ; mais les vertus militaires ont leur revers, elles sont incompatibles avec l’initiative. L’Allemand fait le meilleur de tous les colons parce qu’il est frugal, patient et courageux, et parce que la fiévreuse activité américaine l’entraîne dans son tourbillon ; chez lui, au contraire, il flâne, il s’engourdit, il s’abandonne à une apathie léthargique dont il ne sort que si un surveillant, un exploiteur le réveille, le secoue à chaque minute et avec rudesse. Il est habitué à voir tous ses actes épiés, dirigés, contrôlés, et nous ne parlons pas ici de l’homme du peuple seulement : le régime militaire prussien est implacable et maintenant il s’implante partout. Un officier allemand n’est libre ni dans ses amours, ni pour son mariage ; au temps des villes de jeu, il n’avait pas le droit d’aborder le tapis vert, et plus d’un jeune officier a été relégué dans quelque triste dépôt de la frontière pour avoir compromis par ses attentions une demoiselle de haut rang. Voici donc unis, le cautionnement payé, le guerrier et la ménagère, et il ne faut pas croire que les considérations d’argent soient étrangères à leur mariage : si l’Allemand est sentimental, il ne manque pas de prévoyance. Entre le mari et la femme, la disproportion est affligeante sous tous les rapports, et on ne peut s’étonner de ce fait dénoncé par Heine : le mariage allemand n’est pas un mariage. Le mari n’a pas une femme, il a une servante, et il continue d’isoler sa vie intellectuelle au sein de la famille.

Il monte en grade, il arrive à la Chambre, au ministère, mais pour elle il n’y a pas de promotion : la colonelle continue de pétrir des gâteaux, la conseillère ne dédaigne pas d’étendre le linge. Monsieur va au club, au théâtre, il ne rentre que pour manger et dormir ; alors de quoi parlera-t-on ? Madame ne s’intéresse qu’aux choses de son ménage, aux bruits de son petit cercle féminin, elle ne lit pas les journaux, et de cela ne la plaignons pas, car la presse quotidienne allemande avec son verbiage vide, boursouflé, stupidement agressif, est inférieure encore à ce que le journalisme moderne a produit de plus médiocre, les gazettes américaines.

Heureusement le mari ne dédaigne pas d’être initié au prix du beurre et de la choucroute, il tient même à le connaître ; rien, n’échappe à son autorité ; il est le roi, sa femme n’est que le premier ministre. Plongé dans son fauteuil, une pipe à la bouche, il écoute les rapports qui lui sont humblement présentés. Et ne croyez pas que cette humilité la femme ne l’apporte que dans ses relations avec son mari ; elle est déférente avec toute l’espèce masculine, ne s’attend pas aux hommages que ses pareilles en d’autres pays reçoivent tout naturellement comme y ayant droit, et sert ses hôtes, les amis du maître, avec un zèle attentif qui met au supplice tout étranger invité dans une maison allemande.

L’enfant vient-il à naître, on le comprime, on en fait un martyr dès son premier souffle. Les longues bandelettes qui le réduisent à l’état de momie ne sont renouvelées que deux fois par jour au plus ; jamais on ne le baigne ; on lui laisse religieusement jusqu’à l’âge de huit ou dix mois la coiffe de crasse qui doit lui assurer une belle chevelure ; vous ne persuaderez pas aux mères et nourrices allemandes que le dernier roi de Hanovre n’ait dû d’être aveugle à un excès de propreté. Le misérable poupon, serré dans ses bandelettes, est porté dans un pli du manteau de sa bonne, vaste pelisse qui se relève sur la hanche. Ce système, assez semblable à celui des squaws américaines, produit plus d’une déviation de l’épine dorsale. Si les soins de la nourrice auxquels l’enfant reste abandonné pendant les premiers mois nous paraissent peu judicieux, ceux de la mère qui leur succèdent sont, presque sans exception, des plus dévoués et des plus tendres. L’art allemand a été particulièrement inspiré par l’amour maternel, que la poésie a chanté en vers immortels ; la langue même, avec son luxe de diminutifs, se prête mieux qu’aucune autre aux caresses parlées : les mots charmans Mütterlein, Kindlein, échangés entre la mère et l’enfant, ne sont pas traduisibles. Et non-seulement la mère se dévoue, mais elle s’efface ; elle perd tout soin d’elle-même, tout souci de sa propre personnalité. Aussitôt que les enfans sont nés, il n’est plus question que d’eux, tout leur appartient : l’Allemande qui a des filles n’est plus qu’une vieille femme, elle rougirait de penser à sa propre toilette. Les privations ne lui coûtent pas plus que ne lui ont pesé ses chaînes ; elle est heureuse, et dans ce rôle d’incessant sacrifice nous sommes forcés de l’admirer. Mais comment arrive-t-il que ces créatures exemplaires aient parfois recours au divorce ? demandera-t-on.

Le divorce n’existe guère dans les classes moyennes, et ailleurs même il est très rare, bien qu’on puisse l’invoquer sous le prétexte le plus futile. D’autre part, les époux divorcés ne se gardent point rancune ; là encore reparaît la bonhomie native. Voici deux cas de divorce assez curieux : dans le premier cas, deux frères avaient épousé les deux sœurs ; à l’amiable ils échangèrent leurs femmes, puis, la mort ayant fait une brèche dans chacun des ménages, les deux veufs se réunirent de nouveau. Le second cas survint dans la famille même de l’auteur de German home life. Un de ses grands-oncles, tous les soirs, jouait le whist avec ses trois femmes divorcées : celles-ci disaient gaîment entre elles qu’il n’avait jamais été un partenaire supportable qu’au jeu. Il faut parler plus gravement de cette triste hypocrisie du mariage morganatique, inventée pour préserver les jeunes altesses d’entraînemens de cœur irréparables. Quand il s’agit d’une ballerine, la précaution peut être sage, mais souvent l’épouse morganatique est une honnête femme de bonne maison. N’importe ! puisqu’elle n’est pas de sang royal, elle ne peut aller à la cour sous le nom de son mari. Ses enfans n’héritent point du titre de leur père ; on leur en invente d’autres, ils ne sauraient être officiellement reconnus. Trop heureux encore quand le mari n’est pas arraché au foyer de son choix pour épouser, bon gré mal gré, quelque princesse que lui imposent des ordres supérieurs. Ces drames domestiques sont assez fréquens dans le cercle des petites altesses et des infimes sérénités.

Ayant achevé de feuilleter ces esquisses, nous nous bornerons à dire qu’elles ont été accueillies avec curiosité, non pas seulement en Angleterre, mais encore en Allemagne, où certains esprits judicieux n’ont pu s’empêcher de reconnaître dans le blâme même des traits d’une parfaite vérité. L’auteur nous communique la lettre « d’un Allemand » qui, sans nier les tares ni les misères attribuées à la vie domestique dans sa patrie, entreprend de les expliquer. La pauvreté, dit-il, en est cause. L’Allemagne ne possède pas de richesses accumulées, si on la compare à la France ou à l’Angleterre ; la classe moyenne supérieure y est beaucoup plus nombreuse et plus mal pourvue que dans ces deux pays. Il s’ensuit que tout étranger est frappé par la disproportion qui existe en Allemagne entre la culture intellectuelle poussée très loin, et le confort matériel complètement nul. L’Allemagne est naturellement un pays pauvre, et la guerre de trente ans l’a épuisée de telle sorte qu’elle n’a recouvré que vers 1850 les conditions de prospérité publique qu’elle possédait avant 1618. L’auteur de la lettre, qui est un écrivain politique connu, ajoute que depuis 1866 le commerce, l’industrie, se réveillent et permettent de compter sur de rapides progrès.

Est-ce bien certain ? On est tenté d’en douter, en se reportant aux renseignemens fournis par l’auteur de German home life d’après les statistiques allemandes : depuis 1870, les revenus des états secondaires qui composent l’empire d’Allemagne ont grossi sans doute, mais aucune prospérité civile n’en résulte. Tout le surplus est absorbé par les dépenses militaires qui ont été la suite de la guerre franco-germaine. L’augmentation de l’impôt est de 30 pour 100 environ, et non-seulement il faut payer de sa poche, mais encore de sa personne. La limite d’âge pour le service militaire est supprimée ; la population décroit en même temps d’une façon alarmante. — L’étendue des frontières est immense ; l’Allemagne a besoin de ses meilleurs soldats pour les garder ; elle sait très bien que l’Autriche n’oubliera jamais le conseil qui lui a été donné de transférer le siège de sa capitale de Vienne à Pesth ; elle sait que d’un moment à l’autre la Bavière peut s’échapper, que le Hanovre nourrit de sourds ressentimens, que les pays Scandinaves gardent rancune à la Prusse de sa déloyauté, qu’en Russie le futur czar est à la tête du parti qui condamne l’encombrement des postes les plus élevés de l’armée et de l’état par des Allemands. Or on ne se fait respecter qu’à grands frais quand on n’est pas aimé. D’autres dépenses encore que celles qui sont nécessaires pour maintenir la crainte autour de lui contribuent à vider les coffres du pays des milliards. La Prusse a du renoncer à la parcimonie dont elle était fière, il ne lui est plus permis de faire passer le bien public avant toutes les pompes inutiles : impérialisme oblige. Les hauts fonctionnaires reçoivent des traitemens magnifiques ; il faut représenter dignement la grande patrie ; le temps des petites économies est passé. Et il n’y a pas qu’une seule cour à Berlin ; après celle de l’empereur et du prince impérial, viennent les cours respectives de tous les princes de la maison de Hohenzollern, qui rivalisent de luxe et d’apparat.

Si l’on considère qu’à mesure que cet éclat grandit, l’esprit de matérialisme, les tendances communistes, l’incrédulité systématique grandissent aussi, la situation de l’Allemagne en général ne paraîtra pas aussi prospère que voudrait le faire croire « un Allemand. » L’auteur de German home life nous montre le clergé abaissé, le nombre des étudians en théologie diminuant tous les jours, les pratiques extérieures du culte abandonnées de plus en plus, l’auréole du martyre mise au front de l’église catholique, qui, si l’on compte l’Autriche avec les autres états, prédomine après tout dans la Vaterland, bien qu’il soit avéré que l’Allemagne est protestante. Jamais Frédéric le Grand, qui se mêlait de tout pourtant, ne s’est mêlé de la religion. Il accordait à chacun a le droit d’aller au ciel par le chemin qui lui convenait. » En oubliant cet axiome très-sage, les rois de la terre risquent de se créer de sérieux embarras. Encore une fois, ce n’est pas nous qui le disons, c’est l’auteur de German home life, et elle le dit avec une énergie, une indignation à laquelle sa qualité de protestante, ses préventions, visibles çà et là contre la France, et son admiration avouée pour le génie de M. de Bismarck, sa sympathie même pour les vertus privées de ce Titan, de ce demi-dieu comme elle le nomme, donnent un certain poids.


TH. BENTZON.