La Vie de bohème/Acte III
ACTE III.
Scène première.
Ah ! ça, tu travailleras donc toute la vie, toi ?
Ah ! laisse donc, quand je viens te voir, je ne fais rien du tout ! je travaille bien plus que ça dans notre petite chambre.
Tu te tueras ; tu n’es pas déjà si bien portante, et depuis que je te connais, je ne t’ai pas vue te reposer un jour.
Dame, Rodolphe n’est pas riche.
Et pourquoi n’est-il pas riche ? C’est bête les hommes qui n’ont pas le sou.
Ah ! Musette !
C’est vrai, ça ; avec eux, il faut toujours compter.
Il me semblait pourtant que vous ne comptiez guère.
Tu crois ça ? Eh bien ! ma petite, depuis la naissance des deux mille livres que tu sais, nous avons vécu comme des pingres.
Vous avec un domestique ?
Baptiste ?… Est-ce que c’est un domestique sérieux ? Il n’est bon à rien ; il n’a pas même… (Étourdiment.) l’intelligence des billets doux.
Comment ?
Rien, je te conterai ça.
Dis donc, Musette, tu te souviens le lendemain du jour où tu avais retrouvé Marcel, tu lui as donné un joli pot de pensées ?
Oui.
Vous vous étiez promis de vous aimer tant que vivraient les fleurs. Tu ne voulais pas t’engager pour davantage.
C’est vrai.
Mais, quelques jours après, tu arrosais les pensées en cachette pour les empêcher de mourir.
Oui ; je regrettais même de ne pas avoir choisi des immortelles.
Est-ce que tu n’arroses plus tes pensées ?
Mais… je crois que…
Est-ce que tu n’aimes plus Marcel ?
Si, c’est un bon garçon ; mais il n’arrive à rien.
Il arrivera…
Eh bien ! quand il arrivera, je serai peut-être revenue.
Que veux-tu dire ?
Tiens, ne fais pas attention, je suis dans mon jour d’ambition ; le vent est aux cachemires…
Oh ! plus bas ; Marcel est là avec Rodolphe… (Elle montre la chambre à droite.) S’il t’entendait ?… (Elle met sa couronne dans son carton, qui est sur la console, et revient près de Musette. — À mi-voix.) Voyons, Musette, n’aie pas de ces vilaines idées-là… Ce pauvre garçon, si tu le trompais… il serait capable d’en mourir.
Il y a longtemps qu’il serait mort… (Haut.) Est-ce que tu crois qu’on meurt d’amour, toi ?
Mais oui. Quand Rodolphe me quittera, je mourrai, vois-tu, j’en suis bien sûre… (Comme à elle-même.) Pourvu que je ne meure pas avant.
Ah ! mon Dieu ! que tous ces gens-là sont donc gais !
Pardonne-moi.
Non, au fait, c’est moi qui suis une égoïste ; mais ce n’est pas ma faute. L’ennui me tue, je ne peux pas le supporter. Le bon Dieu m’a faite comme ça.
J’aime ce qui rayonne,
J’aime ce qui résonne !
L’or aux reflets joyeux !
Tout ce qui dans la vie
Éclate en poésie
Pour l’oreille et les yeux.
J’aime la folle ivresse
Qui ranime sans cesse
L’amour et le désir,
Et les ardentes fièvres
Qui font fleurir aux lèvres
Les roses du plaisir.
J’aime ce qui rayonne, etc.
Eh bien ! aujourd’hui tu devrais être heureuse, puisque vous donnez une soirée.
Ça une soirée ? Il n’y a pas seulement un mylord à la porte. Les invités arrivent à pied et s’en vont sur la tête… (Riant.) Je t’ai dit que j’étais dans mon mauvais jour ; mais c’est fini ; et, quoi qu’il doive arriver, je serai encore Musette… (À part.) Au moins jusqu’à demain matin.
Oui, va, ne pense plus à ça, et aime bien Marcel, puisqu’on ne t’en empêche pas.
Eh bien ! est-ce qu’on veut l’empêcher d’aimer Rodolphe ?
Non… non… (À part.) D’ailleurs, on aurait beau faire…
Scène II.
Mademoiselle, une lettre de M. Durandin… Chut…
Encore !… (Elle cache la lettre.)
Mademoiselle, le piqueur de mylord est en bas… (Mimi lit tout bas.) « Si vous vous décidez… ce soir, à onze heures, à la petite porte, un coupé bai, deux chevaux bleus… » (Se reprenant.) Non, c’est le…
Mon Dieu ! qu’il est donc bête, ce Baptiste ?…
Moi, oublier Rodolphe ! est-ce que je peux ?… (Bas, à Baptiste, en lui remettant la lettre.) Vous rendrez cette lettre à M. Durandin, comme vous avez dû lui rendre les autres. C’est ma seule réponse.
Fort bien, mademoiselle… (À part.) Je sais ce qu’il me reste à faire…
Je vais reporter cette couronne au magasin, entends-tu ? Adieu…
Scène III.
Le souper sortira des fourneaux de Chevet, les sorbets des glacières de Blanche, les fleurs de chez Mme Prévost… (À Musette.) Qu’en penses-tu ?
Ce n’est pas mal.
Et toi, Rodolphe ?
Ça me paraît mythologique, éblouissant ; mais cette réjouissance artistique va coûter fort cher.
Quatre cents francs tout au plus !
Une misère !…
Diable !… vous êtes donc encore bien riches ?
Dame ! depuis deux mois que nous vivons avec tant d’économie…
Ça, c’est bien vrai !…
Le strict superflu.
Laisse donc. Je n’ai pas même d’habit noir ; il va falloir que je m’en procure un pour recevoir le gilet blanc du critique influent ; mais nous n’avons pas de temps à perdre. Baptiste !
Monsieur…
Voici une liste de commandes, n’oubliez rien.
Non, monsieur, je n’oublie jamais rien… (Fausse sortie.) Ah ! à propos, j’oubliais… voici un papier qu’on vient de me remettre… c’est pour madame…
Encore ?
Qu’est-ce que c’est ?
Des imprimés, des prospectus de magasins de nouveautés… je ne les lis jamais…
Ah ! bon !… ah ! bien !… ah ! très-bien !…
Mais c’est du papier timbré !
Du papier timbré !
Ils sont drôles, tes magasins de nouveautés ; écoute comme ils s’expriment : « L’an mil huit cent quarante-six, le 25 octobre, à la requête de… ton tapissier… »
Qu’est-ce que ça veux dire ?
Ça veut dire que tu croyais tes meubles payés et qu’ils ne le sont pas… voilà.
Ah ! fi ! un vicomte… (Haut.) Je suis saisie !
Pas encore, ce n’est que pour demain matin.
Ah ! bien, alors…
Mais comment n’avons-nous rien su de tout ça ? Quand donc est-on venu saisir ?…
Saisir ? Ah ! j’y suis. Il y a quelques jours, comme j’étais seul à la maison, un monsieur très-maigre, avec un habit très-gras, est venu faire ici un inventaire au nom de la loi.
Pourquoi n’as tu rien dit ?
Oh ! je n’ai pas attaché d’importance.
Il va falloir payer !… Nous donnerons un à-compte ; ça va déranger nos plans d’économie… enfin ! Voyons un peu où nous en sommes… (À Baptiste.) Baptiste, va chercher le coffre-fort.
Oui, monsieur… (Il sort par la gauche.)
Scène IV.
Ah ! voilà Colline… (Musette se lève.)
Bonjour, mes amis… (Passant près de Musette.) Souffrez que je vous baise la main… (Il l’embrasse au visage.) sur la personne de votre joue.
Monsieur, il est bien léger…
C’est qu’il n’y a plus que des billets… Colline, tu vas assister à l’autopsie.
Ah !
Qu’est-ce qu’il y a ?
Il n’y a rien du tout.
Pardonne-moi, il y a une araignée… Araignée du matin, chagrin.
Mais nous n’avons pas pu dépenser deux mille francs en deux mois… Il faut vérifier les comptes de dépenses… Baptiste, apportez la tenue des livres… (Baptiste sort par la gauche en emportant le coffret.) Nous retrouverons l’erreur.
Oui ; mais nous ne retrouverons pas l’argent !
Ce n’est toujours pas ce que l’on m’a acheté qui a pu…
Musette, des reproches !
Moi ! il y avait de l’argent, il n’y en a plus, que m’importe ? je n’en ai pas besoin.
Voilà, monsieur…
Voyons… (Il ouvre le registre.) Le 22 août, reçu en caisse 2.000 fr. Du 23 — dépenses — une pipe turque, 25 fr. — Rachat de deux petits Chinois condamnés à être jetés dans le fleuve jaune, 2 fr. 50.
Cette nécessité de racheter des Chinois… si du moins ils avaient été à l’eau-de-vie…
Du 24, dîner à quarante sous, Musette et moi. 22 fr. — Du 25, donné 5 francs à Baptiste sur ses gages… (Baptiste fait un signe affirmatif.) — Du 26, donné 6 francs à Baptiste… (Nouveau signe de Baptiste.)
On lui a donné bien souvent, à Baptiste.
Du 27, un singe, 70 fr., un perroquet, 150 fr.
Un singe !
Un perroquet ! je ne vous en ai jamais connu.
Dès le premier jour de leur installation, le singe est mort d’indigestion pour avoir mangé le perroquet. — Du 28, donné à Baptiste…
Ah !
3 francs 10 sous… (Fermant le registre.) Il n’y a plus rien de marqué.
Du reste, c’est clair, si ça a été longtemps comme ça.
Oui, ça s’explique ; on a tout donné à Baptiste ! Mais qu’est-ce qu’il fait donc de tant d’argent ?
Il a un vice secret, bien sûr !
Il protège une danseuse !
Allons, la situation se dessine : le tapissier n’aura pas d’à-compte, mais il faut donner notre fête superbe.
À propos, il faut que vous me prêtiez une cravate blanche pour vous faire honneur.
Volontiers ; mais tu me prêteras ton habit noir pour que je fasse honneur à ta cravate blanche.
Mon habit ! pourquoi ne mets-tu pas le tien ?…
Il n’a qu’un pan !
Oh !… étant bien brossé ! Et puis d’ailleurs, qu’est-ce que je mettrai, moi ?
Je te permets de venir en négligé.
Tu ne resteras qu’un moment.
Le temps de voir le coup d’œil.
Vous êtes charmans… prêter mon habit noir ! Il faut donc que je vienne en bras de chemise ?
Ça ne fait rien, vous passerez pour un domestique.
Un fidèle serviteur.
Tandis que moi, tu comprends ? les convenances ?… (Lui ôtant son habit.) Allons, fais voir un peu à ces messieurs comme tu imites bien saint Martin.
Mais non, mais non ; d’ailleurs, j’en ai besoin. Il faut que j’aille donner une leçon à un prince indien qui est venu à Paris pour apprendre l’arabe…
Il passe près de Musette. Marcel est sorti par la gauche en emportant l’habit.
Un prince indien ! A-t-il des diamans ?
Plein le corps… il en est grêlé.
Il faut l’apporter à notre fête.
Je tâcherai.
On y mettra les bougies… il servira de lustre.
Tiens, voilà un autre vêtement, c’est bien plus solennel qu’un habit… (Il l’aide à l’endosser.)
Dites-donc, Musette, est-ce que ça me va bien, cette enveloppe ?
Parfaitement… (Elle étouffe de rire. Bas à Marcel, qui est auprès d’elle.) Il a l’air d’un cocher qui a perdu sa voiture.
Ta gaieté est donc revenue ? Tu m’as fait de la peine tout-à-l’heure.
Pauvre garçon !… (À part.) Au fait, il sera toujours temps… (Elle passe à gauche.)
Scène V.
Mes amis, offrez-moi un siège, que je me trouve mal. (Marcel lui donne une chaise au milieu ; il s’assied.) Baptiste, un tabouret pour mes pieds… (Baptiste le lui apporte. — S’étalant.) Dieu ! qu’on est bien !… Si vous saviez ce qui m’arrive… je dois être tout pâle.
Non, monsieur, vous êtes tout jaune.
Baptiste, prenez la fuite… (Baptiste sort par le fond.) Tout jaune… ça se voit déjà, c’est Phémie qui m’a teint de cette couleur.
À propos de Phémie, où donc est-elle ?
Vous ne la verrez plus, j’ai rompu avec elle.
Rompu ?
Oui, rompu ma canne… une canne superbe en bois des Îles… le jonc et le bambou ne suffisaient plus.
Mon pauvre Schaunard ! Phémie t’a encore…
Toujours… c’est une habitude… Voici la chose…
Voyons !…
J’avais remarqué que les goûts belliqueux de Phémie se développaient de plus en plus ; son cœur n’était plus une caserne, c’était un camp. Ce matin, comme j’entrais chez elle, je fus assailli par des soupçons ; quelque chose me disait qu’il était venu de la troupe pendant mon absence ; j’interroge Phémie avec mon bois des Îles, et, dans la chaleur de la discussion, elle laisse tomber de sa poche une preuve de son crime. Et cette preuve, la voilà…
Qu’est-ce que c’est que ça ?
C’est un pompon… il appartient à l’artillerie… Mon bois des Îles prend de nouveau la parole, et Phémie m’avoue qu’en effet elle a reçu la visite de son parrain, soldat dans le train. Ça sent la poudre, lui dis-je, malheureuse !… Une jeune personne qui reçoit du canon dans une maison honnête, c’est scandaleux !… En achevant ces mots, mon bois des Îles se casse en deux, j’en offre les morceaux à Phémie pour souvenir de moi, et je la quitte à jamais en emportant cet ornement guerrier. Voilà ce qui fait que je n’ai plus ni Phémie ni ma canne !… (Tous se lèvent et rangent les siéges.)
Pauvre garçon !
Phémie lisait trop souvent les Victoires et Conquêtes.
Ah ! ça, mais c’est donc le diable qui s’en mêle aujourd’hui…
Qu’est-ce qui vous arrive ?
Le papier timbré s’est introduit dans nos lares.
Tous mes meubles sont sous le glaive de la loi.
Vraiment ?… (Avec reproche.) Aussi, quelle imprudence d’avoir des meubles chez soi. Comment allez-vous faire ?
C’est la besogne du hasard.
Le plus embarrassant, c’est que nous n’avons pas le sou, et que l’exécution du programme de notre fête réclame quatre cents francs… (Il montre un papier.)
Quatre cents francs, mais c’est une tranche du Pérou !… (Prenant le papier et passant près du guéridon.) Donne-moi ton programme… (Lisant.) Des glaces, pour cent francs de glaces, voilà qui est nouveau, des glaces. Je les supprime ; les personnes qui en voudront, pourront en apporter… (Il efface avec son crayon.) Ça fait déjà cent francs d’économie.
Reste à trois cents !
Que vois-je ? des truffes partout, dans tout. Chevreuil, faisan, saumon, homard… Pourquoi pas la baleine tout de suite ? Ah ! ça, mais c’est une arche de Noë que ton souper, on y trouve tous les animaux… (Il a écrit, tout en disant ces mots.) C’est arrangé, je remplace les truffes, le homard, le faisan, etc., par une charcuterie variée, ton souper coûtera dix francs. Divertissemens, éclairage et rafraîchissemens, dix francs. Total, vingt francs, ça se trouve vingt francs, on a bien trouvé l’Amérique.
C’est ça… En chasse !
En chasse !… (Rodolphe remonte.)
Je sors avec vous.
Où vas-tu ?
On m’a parlé de velours à huit francs le mètre… Il faut voir ça… (Elle met son châle et son chapeau.)
Ah ! très-bien.
Marcel, votre bras.
En chasse !
En chasse !
Comme toujours, faisons cause commune,
Et du plaisir, hardis aventuriers,
Pour rencontrer les pas de la fortune,
De la cité parcourons les quartiers.
Scène VI.
Monsieur, un mot, s’il vous plaît ?
Que me veux-tu ?
Depuis ce matin, je guette une occasion pour vous parler en particulier… (Lui montrant des lettres.) C’est une trouvaille que j’ai faite, monsieur.
Des lettres ?
Oui, monsieur… adressées à Mlle Mimi…
Donne… (Il prend les lettres.)
Je puis compter que vous ne direz pas que c’est moi qui…
Sois tranquille… Laisse-moi…
Oui, monsieur… (À part.) Ma foi, puisque M. Durandin m’a prouvé qu’il y allait de l’avenir de M. Rodolphe, la littérature m’absoudra…
Scène VII.
Que signifient ces lettres ? Des offres, des promesses, si elle veut me quitter ; pas de signature… On lui dit de m’éloigner, de m’engager à aller jeudi au bal de Mme de Rouvre… Et elle ne m’a rien dit, elle est peut-être tentée d’accepter. Oh ! non, cela ne se peut pas… Et pourtant, si cette vie de privations devait la tuer… (Mimi entre par le fond.) C’est elle !…
Scène VIII.
Ah ! tu n’es pas sorti ! tant mieux !
Est-ce que tu as à me parler ?
Non ; j’ai à t’embrasser… (Rodolphe l’embrasse.) Je suis ennuyée… On ne m’a pas payée au magasin… C’est la troisième fois, c’est comme un fait exprès… Madame est sortie, elle croit que j’ai des rentes.
Ne te chagrine pas…
Ô le vilain argent !… comme on serait heureux si n’en avait pas besoin !
Oui, tu as raison, c’est la source de tous les chagrins ; je crains bien que Marcel s’en aperçoive bientôt à l’égard de Musette… Car, encore une fois, elle regrette sa vie passée…
Oh ! tu peux te tromper.
Après ça, nous serions égoïstes si nous exigions que vous nous restiez fidèles. Dans les premiers temps, on se dit : patience ; les jours meilleurs viendront peut-être ; mais ces jours-là sont si longs à venir que vous vous lassez de les attendre ; puis, un soir qu’on est seule, triste, maussade, assise au coin de l’âtre sans feu, l’amour s’endort, l’ambition s’éveille, et l’on entrevoit en imagination ces paradis de luxe et de plaisir où ceux qui sont riches peuvent faire entrer celles qui sont belles.
Pourquoi me dis-tu cela ?
Parce que c’est la vérité… L’amour est un sentiment frileux qui meurt dans une chambre où le thermomètre descend au-dessous de zéro. Ah ! la pauvreté, c’est la mort de tout.
Pourquoi me dis-tu cela ?
Tu m’aimes bien, Mimi.
Peut-on le demander ?…
Oui, aujourd’hui tu m’aimes bien, je le crois.
Aujourd’hui plus qu’hier, et demain plus qu’aujourd’hui, et toujours comme ça jusqu’à la fin.
De la fin.
Du monde.
Ne t’engage pas trop ; qu’est-ce qui sait ?
Tu doutes de ce que je te dis ; qu’est-ce que je t’ai fait ?…
Encore cette toux !… (Haut.) Écoute, ma fille, tu es bonne et dévouée ; mais comme je ne veux pas que tu me trompes plus tard, je ne veux pas te tromper aujourd’hui ; nous allons entrer en pleine misère, et demain c’est l’hiver.
L’hiver, le carnaval, mardi gras… (Lui tapant les joues.) Nous ferons des crêpes et t’en auras.
Musette aussi était comme toi dans les commencemens ; elle riait au nez de la misère et se passait bien de dîner ; mais un jour est venu où elle n’a point su se passer de rubans.
Je ne suis pas Musette.
Pour toi, si frêle, si délicate, notre vie est pleine de dangers… Oh ! vois-tu, Mimi, je t’aime tant, que plutôt que de te voir malheureuse avec moi, j’aimerais mieux… oui, j’aimerais mieux te voir heureuse avec un autre.
Et c’est comme ça que tu m’aimes ?
Pardonne-moi… c’est un pressentiment…mon cœur bat comme un tocsin, qui sonne l’approche d’un malheur… (Mimi tousse dans son mouchoir.) Tu souffres davantage ?
Non… tu t’effrayes pour rien. Cet automne encore tu avais peur. Eh bien ! les feuilles sont tombées…
Pas toutes…
Tu vois bien, c’est des bêtises, je n’y crois pas… Et puis d’ailleurs, si j’étais malade de la maladie qui fait mourir avec les feuilles jaunes, nous irions demeurer dans un bois de sapins… les feuilles y sont toujours vertes !
Ô ma chère Mimi ! tu es au monde tout ce que j’aime et tout ce qui m’aime peut-être… tu es ma jeunesse et ma poésie vivante… Pourtant, je le dis encore, réfléchis, et quoi qu’il arrive, d’avance je te pardonne…
Tais-toi !…
Ah ! il paraît que ça n’a pas pris.
Adieu ! à bientôt !… (Il sort par le fond.)
Scène IX.
Qu’a-t-il donc ? et que signifient ses paroles ?
Le neveu est sorti, l’oncle peut entrer…
Il va à la porte de gauche et fait un signe en dehors. Durandin paraît.
Monsieur, l’histoire des lettres n’a rien produit.
C’est bien, va-t’en… (Baptiste sort par le fond.)
Quelqu’un !
Bonjour, mademoiselle…
Monsieur…
Vous ne me connaissez pas ? je vais me faire connaître… Je serai bref, nous avons peu de temps à causer, car je ne veux pas que l’on sache que je suis venu… Ainsi, vous entendez, pas un mot à mon neveu…
Vous êtes l’oncle de Rodolphe ?
Il y a apparence… Pourquoi n’avez-vous pas répondu à mes lettres, mademoiselle ?
Dame ! vous voulez que je quitte Rodolphe… si vous croyez que c’est facile…
Je vous aiderai… Voyons, ne jouons pas la comédie… Combien vous faut-il ?
Mais je ne vous demande rien.
C’est trop cher… (Fouillant dans son portefeuille.) Voulez-vous deux mille francs ?
Deux mille francs ? pourquoi faire ?
Pour que vous nous laissiez tranquilles, mon neveu et moi…
Mais je ne le tourmente pas, monsieur ; je l’aime, voilà tout. Il ne m’a pas défendu de l’aimer…
Eh bien ! moi, je vous le défends. Voulez-vous trois mille francs ?…
Mais non.
Ça n’en vaut pas la peine, n’est-ce pas ? vous aimez mieux mes cinquante mille livres de rentes ? mais vous calculez mal, mademoiselle, car je vous en préviens, je le déshérite s’il vous épouse !
Mais il ne m’épousera pas… Je ne sais pas pourquoi vous me dites tout ça… J’ai toujours travaillé, je ne demande pas mieux que de travailler toujours…
Voyons, mademoiselle, la bourse ferme à trois heures… Voulez-vous vous décider ?
À quitter Rodolphe ? Mais je ne peux pas, moi, tant qu’il voudra me garder… Je ne suis heureuse que depuis que je suis avec lui…
Vous serez heureuse avec un autre… Vous êtes gentille, avec ce que je vous offre…
Mais je ne veux personne ; est-ce que je pourrais en aimer un autre ?… C’est drôle, tout ce que vous me dites là, il me semble que je fais un mauvais rêve…
Passons la scène de folie.
Mon Dieu ! pourquoi donc êtes-vous comme ça après moi ? Qu’est-ce que je vous ai fait ?… (Elle tousse.)
Mais enfin, que diable ! vous deviez bien comprendre que ce n’est pas une position pour Rodolphe ; il ne peut pas rester avec vous toute sa vie !…
Toute ma vie, à moi, ça ne serait pas si long…
Qu’est-ce que ça veut dire ?
Tenez, monsieur, laissez-le-moi un mois encore, et puis il sera libre…
Un mois… fin novembre… Vous avez un billet à payer.
Non, monsieur, je n’ai pas de dettes… je n’en ai à payer qu’au bon Dieu !
Et l’échéance approche ? C’est très-sentimental… mais je ne crois pas à ces grandes phrases-là… Vous ne mourrez pas… ce sont les filles honnêtes qui meurent…
C’est affreux !… vous ne devriez pas me traiter ainsi… je ne l’ai pas mérité !… (Elle pleure.)
J’ai été trop loin… je n’en viendrai jamais à bout comme ça… (Haut.) Voyons, mon enfant, parlons raison ; vous me croyez le cœur dur, vous vous trompez… c’est mon affection pour Rodolphe qui m’a fait vous parler ainsi ; car c’est une question d’avenir pour lui, et puisque vous l’aimez…
Oh ! oui, je l’aime, allez.
Eh bien ! vous devez me comprendre. Il a besoin de voir le monde, de se faire connaître…
Mais je ne l’on empêche pas… Si vous croyez que ça puisse lui faire du tort qu’on le voie avec moi, nous ne sortirons jamais ensemble. Il gardera tout son argent, je ne demande pas mieux. Ce que je gagne me suffira pour vivre ; je ne mange pas tant.
Non, non, nous ne nous entendons pas ; mon neveu n’accepterait pas ce traité-là. Il resterait auprès de vous et ce serait fini. Il aurait pu avoir une position, et il végétera éternellement… et c’est vous qui en serez cause.
Mais je ne l’empêche pas de travailler.
Vous ne l’en empêchez pas… Vous croyez que les travaux d’intelligence et les travaux d’aiguille c’est la même chose. Dans une vie de tourmens et de privations de toutes les heures, l’intelligence s’épuise, et l’on en vient à maudire ceux qui sont cause de…
Oh ! monsieur, ne me dites pas ça.
Oui, il vous maudira ; car vous aurez fait plus que de le tuer lui-même, vous aurez tué sa pensée.
Assez, assez, je vous en prie. Je ferai ce que vous voudrez.
À la bonne heure. Il faut qu’il cesse de vous aimer ; il ne faut pas qu’il retrouve en vous la fille simple, résignée, mais la femme ambitieuse, exigeante.
Je ne saurai pas.
Il le faut… il y va du bonheur, de la vie tout entière de Rodolphe, que vous dites aimer… Vous hésitez… vous ne l’aimez pas.
Je vous obéirai ; je tâcherai, du moins.
C’est bien, c’est bien, mon enfant ; vous ne vous en repentirez pas.
Oh ! vous me révoltez. Je ne veux rien, monsieur, entendez-vous bien ? je ne veux pas qu’on me paye. Le bonheur de Rodolphe, je veux qu’il me le doive…
Monsieur, j’ai aperçu au bout de la rue M. Marcel et M. Rodolphe ; vous n’avez que tout juste le temps de reprendre le même chemin…
C’est bien… (À part à Mimi.) Au revoir, mademoiselle, souvenez-vous ! À part.) Bast ! elle se consolera !
Scène X.
J’étais trop heureuse, ça ne pouvait pas durer. J’espérais garder mon bonheur encore quelque temps, et il faut qu’il finisse tout de suite… (Se levant.) Mais, mon Dieu ! qu’est-ce que Rodolphe va penser ? Il va me croire égoïste… et pourtant, si je fais ce qu’on me commande, c’est que je ne le suis pas, et puis, c’est que j’ai peur qu’il me déteste plus tard…
Scène XI.
Rien.
Rien non plus.
Ce n’est pas assez.
La voiture est là…
Elle ôte son châle et son chapeau et s’assied sur la causeuse de droite.
Pas le moindre divertissement à offrir à nos invités… Si du moins on pouvait opérer la saisie pendant la fête, ça passerait pour une surprise.
Heureusement, comme dit Schaunard, il nous reste la plus franche cordialité.
Oui ; il nous faudra déployer beaucoup de verve et d’esprit… Musette, nous comptons sur toi ; tu remplaceras les rafraîchissemens.
Oh ! impossible, mon cher ; moi je n’ai d’esprit qu’au champagne… (Elle remonte.)
Musette, tu te calomnies ; nous te connaissons, nous connaissons Mimi, nous savons que vous n’avez jamais plus de dévouement que dans l’adversité.
Marcel a raison, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que tu as donc ?
Voyons, il le faut.
Penses-tu donc à ce que je t’ai dit ?
Oui ; et je pense que tu négliges trop des connaissances qui pourraient nous être utiles.
Ah !
Du courage.
Je croyais te faire plaisir, je ne voulais pas te laisser seule… Ainsi, j’ai reçu une invitation pour jeudi prochain, et…
Il faut y aller.
Ah ! mon Dieu !… (Haut.) Tu me le conseilles ?
Oui.
Du reste, tout espoir n’est pas perdu ; Schaunard va revenir. Allons, Musette, il est temps de songer à votre toilette.
Je suis tout habillée.
Comment ! tu vas te présenter devant le critique influent avec un vêtement de cette simplicité ?
Qu’est-ce que tu veux donc que je mette ? Prête-moi un pantalon ?
Il me semblait avoir ouï parler d’une certaine robe qui faisait encore ressortir l’éclat de votre satin naturel.
Ma robe de velours noir ? Ah bien ! elle est loin. Vous êtes étonnans, vous autres.
Mais…
Tu croyais donc qu’elle avait été bâtie par les Romains ?
Et toi, Mimi, que vas-tu mettre ?
La même chose… comme toujours.
Ce n’est pas ma faute, Mimi…
Eh ! mon Dieu ! on ne vous en veut pas, mais c’est ennuyeux.
Musette, est-ce que tu vas avoir un accès de grandeur ?
C’est vrai, ça, c’est révoltant… Je viens de rencontrer Marguerite… une fille laide comme les sept péchés, et maigre comme un vendredi ; eh bien ! elle mène un train de duchesse…
Mimi !… est-ce que toi aussi tu as rencontré Marguerite ?
Oui.
Mimi !… (Lui prenant tu main.) Quoi qu’il arrive, je te pardonne… tu sais ?
Ô mon Dieu ! mon Dieu !…
Donnons-nous la main, mon ami.
Oui, ça couvait depuis hier… ça va éclore !
Je le disais bien, leur amour ressemble aux hirondelles… il s’envole quand viennent les premiers froids.
Ainsi soit-il.
Scène XII.
Il entre par le fond avec précaution.
Jouissons de leur surprise… (Il laisse tomber une pièce de cinq francs à terre. — Personne ne bouge. — Étonné.) Ils n’ont pas entendu… (Il en jette une seconde, même immobilité. — Effrayé.) Ils sont pétrifiés !…
Il descend entre Rodolphe et Marcel, et jette une pièce devant chacun d’eux.
Ah ! c’est toi ?
Tu as trouvé ?
Et voilà tout ?… c’est ainsi que vous recevez… (Ramassant les pièces.) ces nobles étrangères.
Nous sommes tristes.
Qu’est-ce qui est mort, ici ?
L’amour de Musette.
L’amour de Mimi.
Ah ! bah ! nous sommes tous mortels… Enfin, la fête n’aura pas lieu ?… (Marcel fait signe que non.) Mais, sacristi ! vos invités vont arriver, voici l’heure ; et après les brillantes promesses que vous avez faites… vous serez perdus de réputation… (Se frappant le front.) Ah ! il n’y a qu’un moyen… du fusain…
Que veux-tu faire ?…
Je te sauve l’honneur…
La voiture va partir.
Qu’elle attende encore… (Baptiste sort. À part.) Pauvre Marcel !… Ah ! bah ! je lui porterais peut-être malheur !…
Viens-tu jeudi chez Mme de Rouvre ?
Qu’y fait-on ?
On oublie !
Voilà !… (Lisant ce qu’il a écrit en grandes lettres noires.) Relâche pour cause de divorce !… (Cette inscription se trouve entre les deux bougies qui l’éclairent. — On entend un grand bruit qui se rapproche. — Fermant la porte.) On monte… ce sont eux… silence !…
Relâche pour cause de divorce !…
C’est la voix du critique influent !… nous sommes fichus.